LA DIMENSION MYSTIQUE DU FILM ARGENTIQUE
PARTIES VISIBLE ET INVISIBLE D’UN ENSEMBLE SOUS TENSION D’EMMANUEL LEFRANT
DE L’INFORME COMME FIGURE DE L’INCERTITUDE
– Perceptions troubles
Le titre du film Parties visible et invisible d’un ensemble sous tension suggère l’idée d’une exploration. Avant que les images se donnent à voir, deux cartons apparaissent et font pressentir le surgissement de l’inconnu. Sur le premier est écrit : « Afrique 2003 » et sur le second : « Le commencement de tout ce que je vais vous raconter, ce fut un paysage que je pouvais voir depuis ma fenêtre. e pa sage d’une nature grandiose, abondante et sauvage, qui révélait tout à coup une réalité qui m’avait échappé jusque là. » La brève vérité géographique et temporelle du premier carton est contrecarrée par l’inscription narrative du second. L’aspect informatif se lézarde à travers ce phrasé particulier. ’utilisation de la première personne du singulier emporte le spectateur dans l’incertitude de la subjectivité. À cela s’ajoute la présence d’articles inattendus : « Le commencement » et « une réalité » qui soulignent une perception singulière du réel. Cette impression domine au regard des images qui présentent des taches de couleur mouvantes ou un noir total. Par moments un paysage se devine sous les formes troubles. On subodore que ce serait ce paysage africain à la « nature grandiose, abondante et sauvage » que mentionnent les deux cartons. Néanmoins, l’absence d’une figuration pérenne et certaines expressions du second carton font penser à une découverte plus singulière qu’un pa sage. e narrateur parle d’« une réalité qui m’avait échappé jusque là » qui s’associe immédiatement dans notre esprit aux formes abstraites. Nous adoptons ainsi son point de vue. ’idée que cela se « révélait tout à coup » est accentuée par la bande-son qui fait penser à une déflagration à travers des bruits variés. Parfois métallique, terreuse ou grésillante, elle laisse devine fugacement l’eau qui coule, le battement ou le sifflement du vent venant comme froisser les éléments, mais est majoritairement inidentifiable. Elle rythme toutefois l’apparition de ces formes et ponctue leur présence de résonnances suggérant pour l’essentiel des éboulis. Les textes en exergue du film sous-entendraient 369 que la bande-son n’est pas porteuse d’un sens sémantique et donc linguistique), mais au contraire cataclysmique. Le paysage africain aurait-il été dynamité par un « bouleversement causé par un phénomène naturel destructeur » 1082 dévoilant des « visions » inconnues jusqu’alors ? ’« ensemble sous tension » du titre ferait-il allusion à un paysage dont la réalité figurative aurait été chamboulée pour révéler sa « partie invisible », à savoir cet aspect abstrait, faisant état d’une ruine de la figuration ? La relation entre texte, image et son se fait sur le champ, provoquant un malaise. e r thme des images et le manque de lien entre elles indisposent. ’explosion n’est plus narrative, mais physique, car elle induit un certain trouble dû au défilement haché des images et à cette figuration déliquescente. Le second carton du film, en introduisant un point de vue, impose une réalité singulière qui fait douter de son exactitude. Le temps du film se subjectivise sous le regard du narrateur. Serait-il face à son propre délire ? Le surgissement du fantastique au cœur du réalisme suscite une incertitude entre une réalité objective et un réel « halluciné ». ’absence d’une figuration centrale a pour conséquence une perte de sens pour le spectateur. Il n’est pas habitué à cette discontinuité qui ne trouve de sens que comme percée de l’incroyable, un incroyable incitant à réfléchir à une explication.
– Projection défaillante ?
Il pourrait venir à l’esprit du spectateur, comme explication rationnelle, que la projection serait défectueuse. La présence des images noires évoquerait-elle les amorces de la pellicule présentes avant et après la projection d’un film que le spectateur n’est pas censé voir ? Cette manifestation inopportune entre les images colorées renverrait-elle aussi à l’interstice encerclant la partie visible du photogramme ? (La structure noire lie sur le ruban les images entre elles. ors d’une projection « normale », le rythme de leur succession permet de créer une continuité à l’origine de l’illusion du mouvement. Ici il n’en est rien.) ’interprétation de l’œuvre en tant que mise en scène d’une explosion deviendrait-elle celle d’une implosion imminente du projecteur ? e son semble l’annoncer en premier. Au début du film, le frottement de la pellicule circulant dans le projecteur se fait entendre et se mélange avec celui rappelant un amoncellement d’éléments en chute libre. Au-delà du récit, l’impression de chaos s’étend à la diffusion des images en mouvement. ’« ensemble sous-tension » du titre ferait-il alors directement référence aux outils de projection et aux images qu’ils présentent ? La « partie visible » des images en mouvement serait-elle débordée par le hors-champ devenu plus que « visible » des matériaux, que ce soit la pellicule ellemême en-deçà de la surface figurative du photogramme ou le projecteur, donnant l’impression d’être plus ou moins en cours de dislocation sous nos yeux incrédules ? ’explication d’une explosion du pa sage serait-elle remplacée par une implosion des outils qui le représentent en image ? Un autre problème temporel surgit alors. Ce chuintement de la pellicule dû à son contact avec le projecteur, a été enregistré sur la piste-son. Cependant, la perception du film est évidemment postérieure à sa réalisation, ce qui provoque une crise chronologique ; la projection s’installant au cœur de l’élaboration du film. Par delà un « défaut » de projection, le spectateur pense à un problème de montage et plus largement de fabrication du film. Comment le cinéaste a-t-il conçu son film ? Son élaboration donnerait-elle un sens à ce que le spectateur observe ?