La délibération dans l’histoire de l’œuvre

Afin de montrer quels ont été la genèse et le développement de la question de la délibération dans l’histoire de l’œuvre de Spinoza, nous allons suivre la périodisation des textes établie par les recherches philologiques et philosophiques de Filippo Mignini . Nous allons vérifier comment, dans le Traité de la Réforme de l’Entendement (TIE), la réflexion sur la délibération éthique se fait dans les termes d’un rapport stratégique  entre moyens et fin en fonction du modèle d’une nature humaine beaucoup plus forte (natura humana multo firmiorem), capable de comprendre son rapport avec la totalité de la Nature, de saisir sa position et de s’enréjouir avec félicité. Dans le Court Traité (KV) , Spinoza conserve cette même stratégie téléologique pour la raison pratique, mais sans concevoir la mise en œuvre de celle-ci comme un processus délibératif. Dans le Traité Théologico-Politique (TTP), la stratégie téléologique de la raison est conçue dans le cadre d’une nouvelle conception des processus délibératifs individuels et sociaux en démocratie.

Ce parcours nous permettra de prouver la genèse de la question de la délibération dans l’histoire de l’écriture même de Spinoza et aussi de trouver les fondements philologiques et historiques pour la recherche proprement philosophique portant sur la délibération et la téléologie dans la 4ème partie de l’Éthique.

Délibération et finalité dans le TIE 

Dans le prologue du TIE, Spinoza décrit la genèse d’un processus de délibération éthique, et le point de départ n’en est pas la connaissance rationnelle, mais une connaissance acquise par l’expérience des passions, des mœurs et des habitudes. Cette connaissance par expérience permet d’apercevoir la relativité des jugements moraux de bien et de mal et, ensuite, de fonder une enquête sur la possibilité de la délibération éthique. Selon la formule de Spinoza, l’expérience a enseigné (experientia docuit) que les jugements moraux de bien et de mal ne signifient rien en dehors de l’esprit de ceux qui prononcent ces jugements . La connaissance par expérience est acquise selon l’observation des différentes formes d’organisation de la vie humaine en fonction de certains objets que les êtres humains estiment comme les finalités de la vie.

De fait, ce qui advient la plupart de la vie et que les hommes, à en juger par leurs actes (ut ex eorum operibus colligere licet), estiment comme bien suprême, se ramène à ces trois objets: la richesse, les honneurs et le plaisir .

La réflexion sur les actions humaines se fait par rapport à une collection de cas particuliers constituant une histoire. Le verbe colligere , utilisé pour désigner comment se fait l’inspection de l’expérience, indique une observation directe des actions humaines et non une observation indirecte ou médiatisée par les jugements moraux d’une tradition établie quelconque qu’on aurait accepté par croyance.

Plus nous aurons observé et mieux nous connaitrons les conditions et les mœurs des hommes, que rien ne nous dévoile plus sûrement que leurs actions (ex eorum actionibus nosci possunt), plus nous serons prudents en vivant avec eux, mieux nous pourrons adapter nos actions et notre vie à leur complexion, dans la mesure où la Raison le permet .

Les mœurs ou les habitudes des êtres humains peuvent être connus à partir de l’observation de leurs actions (ex eorum actionibus nosci possunt) et cette observation des mœurs change aussi l’observateur, puisque sa propre prudence se développe et augmente proportionnellement au développement de ce qu’il connait par l’observation des actions des autres  . L’observation est méthodique et rationnelle .

Dans la collection des cas particuliers de l’expérience éthique que l’observateur du prologue du IlE peut connaitre, il y a un cas spécial, à savoir, le soi-même. En effet, l’observation de soi prend une allure spéciale, non seulement parce que la majeure partie du prologue est une réflexion sur soi, mais aussi parce que celui qui s’observe lui-même entreprend un processus éthique de changement de sa propre vie en fonction d’une finalité bien définie.

Comment l’observateur entend-t-il produire ce changement dans sa propre vie? Selon le vocabulaire même de Spinoza, par une délibération (deliberatio) consistant à choisir entre une union d’amour avec un être infini ou un attachement aux choses finies . Cette délibération ne se fait pas comme par magie, dans un instant hors du temps, mais elle se développe plutôt à long tenne par l’approfondissement même de la réflexion sur l’ expérience de ses propres actions et des actions des autres.

Spinoza commence par décrire ce qui se passait dans sa propre constitution affective quand il se mettait à chercher les richesses, les plaisirs ou les honneurs : dans cette expérience, le déroulement de l’existence n’apportait que des passions instables se tenninant en tristesse et ennuis. Ensuite, l’observation du déroulement temporel de la vie des autres montrait que le chagrin est le destin certain de ceux qui s’attachent trop aux objets de la fortune , non seulement de ceux qui ont été privés de ces objets, mais aussi de ceux qui ont réussi dans leur conquête et leur conservation. L’expérience de soi et des autres pennet au narrateur d’arriver à un enseignement fondamental pour le processus de constitution de la délibération: les choses de la fortune, quand elles sont replacées dans un déroulement temporel de la vie qui prenne en compte aussi les joies futures et les possibles joies éternelles traversant la temporalité, apportent des maux certains tels que l’ennui et le chagrin. Cette perception de l’expérience donne aussi la certitude du bien qu’il soit préférable d’aimer et de chercher dans la vie, à savoir, l’être éternel. Cependant, cette certitude est indirecte, puisque fondée sur l’observation de la mutabilité des objets de la fortune, et non pas sur une observation directe de l’être infini: pour arriver à une connaissance directe et immédiate, il faut mener jusqu’au bout la délibération éthique et s’unir par amour à l’infini, même si la possibilité d’y arriver semble tout d’abord incertaine  .

Spinoza écrit qu’il n’était pas encore capable de délibérer sérieusement (seria deliberare), même s’il percevait déjà les choses clairement (clare perciperem), puisqu’il ne pouvait pas se dépouiller de l’avarice (avaritiam), de la concupiscence (libidinem) et de la gloire (glariam) . Pour produire une délibération capable de fixer l’âme dans l’amour de l’être infini, il imaginait qu’il faudrait d’abord se détacher de certains objets. Mais cela le faisait échouer puisqu’il ne pouvait pas se dépouiller des passions. Dans cette réflexion sur les biens et les maux, il voyait déjà le meilleur, mais il faisait le pire. Comment le processus délibératifl’a fait sortir de ce malheureux échec? Spinoza décrit une expérience de développement à long terme. Il faut distinguer le moment pré-délibératif du moment de la délibération. Le processus pré délibératif se développe dans une temporalité indéterminée faite de réussites et échecs temporaires qui s’interpolent dans la préparation d’une délibération capable de dépasser l’oscillation et produire une réussite permanente.

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 – LA DÉLIBÉRATION DANS L’HISTOIRE DE L’ŒUVRE
1.1 – Délibération et finalité dans le TIE
1.2 – Le modèle et la finalité dans le Court Traité
1.3 – Délibération éthique et délibération politique dans le TTP
1.3.1 – La délibération politique
1.3.2 – La délibération éthique et la prudence
1.4 – Le « modèle », la téléologie et la délibération dans l’Éthique
CHAPITRE II – LE « MODÈLE» ET LA CONSTITUTION DU CONATUS
2.1 – Formulation de notre hypothèse interprétative
2.2 – Le « modèle» et l’histoire de la constitution du conatus
CHAPITRE III – L’IMPUISSANCE A DÉLIBÉRER AVEC CERTITUDE
3.1 – L’acrasie ou l’échec dans le conflit éthique
3.2 – Les conflits psychologiques et leur reproduction passive
3.3 – L’axiologie immédiate du conatus lorsqu’il est cause inadéquate
CHAPITRE IV – LE « MODÈLE» ET LA DÉLIBÉRATION ÉTHIQUE
4.1 – La finalité: genèse de l’appétit rationnel
4.2 – Les moyens: l’axiologie médiate de la raison
4.3 – La rationalisation des passions par délibération
4.4 – La délibération éthique et l’épreuve sociale
CHAPITRE V -DÉLIBÉRATION, LIBERTÉ ET SAGESSE
5.1 – La délibération et les moyens de l’amor erga Deum
5.2 – Les hypothèses sur la liberté comme autodétermination
5.2.1 – Les techniques d’autodétermination selon le scolie de EV-PlO
5.2.2 – Les « remèdes» et la thérapeutique
5.3 – L’amor Dei et la cause efficiente immanente de la finalité éthique
5.3.1 – Le summum bonum dans le mode infini immédiat
5.3.2 – La liberté dans la vie quotidienne et dans la vie éternelle
CHAPITRE VI – HISTOIRE DES COMMENTAIRES: L’ANTIFINALISME
6.1 – L’antifinalisme atténué de la première moitié du xxème siècle
6.1.2 – Victor Delbos : le finalisme latent chez Spinoza
6.1.2 – Henry Austryn Wolfson : le finalisme chez Aristote et Spinoza
6.2 – L’antifinalisme intégral de la deuxième moitié du xxème siècle
6.2.1 – Martial Gueroult et le mécanisme structuraliste
6.2.2 – Ferdinand Alquié et le naturalisme génétique
6.2.3 – Gilles Deleuze et l’expression de l’immanence
6.2.4 – Jonathan Bennett et l’école de l’antifinalisme radical
6.2.5 – Valtteri Viljanen et le programme réductionniste
6.2.6 – Jon Miller et Matthew Kisner: la délibération sans la téléologie
CHAPITRE VII – HISTOIRE DES COMMENTAIRES: LE FINALISME RELATIF
7.1 – Alexandre Matheron et la téléologie de l’amour aliéné
7.2 – Edwin Curley et le jeu de langage de la téléologie
7.3 – Don Garrett: téléologie, sélection et proportionnalité de liberté
7.4 – Pierre Macherey : raison, téléologie et tendance
CONCLUSION

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