La dégradation de l’environnement détériore des attachements pluriels
L’environnement est au cœur de l’atteinte
C’est lui qui est physiquement touché, c’est à partir de ses ressources que vit une partie de la population littorale, c’est par sa dégradation que l’atteinte est ressentie par les hommes. Mais comment caractériser le dommage à l’environnement ? Nous avons vu dans la première partie qu’il est couramment défini selon deux modalités opposées. D’un côté, il est défini par les conséquences économiques de la dégradation de l’environnement, telles que des pertes de production (pêche, conchyliculture, etc.), des pertes de chiffres d’affaire (pour les activités liées au tourisme notamment), des coûts de nettoyage, ou encore des coûts historiques de préservation d’un site qui deviennent caduques en un instant. Il est mesuré à partir des comptabilités des organismes concernés, mais aussi par des évaluations plus globales des effets économiques de la marée noire sur une région ou une filière. De l’autre côté, il est défini par l’idée de dommage écologique « pur », concernant l’ensemble des répercussions sur les êtres naturels (faune et flore), les habitats, les écosystèmes, les espèces, etc. : il est alors caractérisé à partir de modèles et mesures scientifiques des impacts sur les non humains (biologie, écotoxicologie, écologie, etc.). Nous proposons d’explorer une troisième voie, considérant que le dommage écologique est lié à l’atteinte des relations plurielles entre les hommes et l’environnement. Nous analysons pour cela les atteintes de la marée noire à l’aide de la sociologie pragmatique développée par Thévenot dans L’action au pluriel, 2006. Il s’agit d’explorer les atteintes à partir des formes d’attachement entre les hommes et leur environnement. Les éléments qui suivent sont issus des entretiens que nous avons menés sur nos deux terrains, des articles de presse et reportages des médias de l’époque, d’ouvrages et articles qui ont spécifiquement porté sur les marées noires et/ou les collectifs qui s’y sont impliqués. Les deux cas sont traités comme complémentaires, pour recenser un maximum d’éléments sur les atteintes. Nous ne prétendons pas à l’exhaustivité, puisque ne sont présentés ci-après que les informations qui semblent liées à l’idée de dommage écologique, c’est-à-dire mettant en jeu des biens ou services environnementaux.
Le dommage écologique recouvre une pluralité d’atteintes aux attachements
Lors des entretiens, tous commencent par nous prévenir que les souvenirs seront bien imparfaits, lacunaires, et se prémunissent contre le risque d’oubli, imprécision ou souvenir erroné en s’armant de piles de documents qu’ils ont gardés, qu’ils étalent sur la table. Mais la pile reste souvent intacte : les souvenirs remontent très vite, d’abord constitués de moments de choc, d’indignations (d’autant plus que certaines sont encore parfois d’actualité), de détails qui serrent le cœur ou d’anecdotes plaisantes ou franchement drôles. Ils font remonter le fil des souvenirs, vers la (re)construction des événements, des mobilisations, des discours, des actions : « vous faites remonter pas mal de souvenirs, là, c’est un peu psychanalytique, votre truc ! » ; « oh bah c’est un choc, hein ! c’est dur à expliquer… » ; « je m’en souviendrai toute ma vie » ; … L’arrivée de la marée noire est d’abord marquée par son évidence physique, corporelle, palpable, sensible. Une évidence noirâtre, pestilentielle, visqueuse ou insidieusement liquide, silencieuse et métallique. « C’est infect, ça pue le mazout le matin, le midi, le soir ». Le « choc » individuel et collectif déchaîne des émotions fortes : certains évoquent un « traumatisme » et, tous, quelque chose d’intense qu’ils ont essayé d’occulter de leur mémoire. Le choc nous est narré de différentes manières. Certains essayent d’en rapporter la globalité insupportable, parfois en s’appuyant sur des images de l’époque. Les termes d’« apocalypse », «mort », « désastre » viennent alors qualifier l’impact. D’autres racontent des anecdotes poignantes, des moments de prise de conscience ou de partages, qui deviennent des éléments marquants de l’ambiance. Il est difficile de partager ce qu’ils ont ressenti et qui paraît tout à coup bien dérisoire à froid, confortablement assis dans un séjour chaleureux, devant de petites photographies sur papier journal ternies, jaunies, froissées. « Les images ou les photos ne peuvent traduire ce que l’on voit et ce que l’on ressent sur le terrain »116 . La force de l’événement, maintenue par la mémoire, rejaillit parfois dans l’entretien via des éclats de colère ou d’indignation ; ou par la gêne et la difficulté d’en parler sans tomber dans le mélodrame (« je vous ai quand même dit des trucs très personnels, c’est ressenti fortement »), qui prend parfois la voie du cynisme ou humour noir : « un cocktail molotov serait bien plus simple et efficace ! ». Si les mots des souvenirs sont puissants, les réactions à la marée noire qu’ils relatent en renforcent encore l’intensité. Les atteintes se disent parfois plus par les gestes de l’époque que par les mots d’aujourd’hui. Les informations semblent homogènes sur le caractère « traumatique » du choc. En revanche, les entretiens de terrain tout autant que des récits de l’époque, indiquent que les réactions sont diverses tout de suite, quelques mois après et quelques années plus tard. En particulier, les émotions décrites par nos interlocuteurs et la presse pour narrer l’événement de marée noire et la manière dont ils l’ont vécue indiquent différents niveaux d’intensité. Les termes récurrents de : désespoir, amertume, indignation, colère, rage dénotent des nuances affectives et une variabilité de la charge émotionnelle. De même, la marée noire est tout de suite qualifiée dans la presse par les termes de catastrophique, scandaleux, épouvantable.
Atteintes au public : injustices, principes et esthétique
Certains maux associés à la marée noire relèvent d’un engagement dans le public, faisant référence à un cadre politique et moral. L’environnement est bien commun, objet de préoccupations de préservation au nom d’une responsabilité morale, au nom de sa beauté, ou de sa dimension collective pour l’Humanité, etc. Il est qualifié en des termes conventionnels, ancrés dans des textes officiels ou à valeur instituée : il est « patrimoine », « biodiversité », « paysage », « capital naturel », « ressources », « écosystèmes », la mer, la côte, etc. Les repères de jugement de la qualité de l’environnement sont par exemple le caractère remarquable du paysage ou de la biodiversité du site, la qualité sanitaire des plages, etc. Les individus le saisissent et l’évoquent – le défendent ou le critiquent – sur la base de notions morales liées à un bien commun, à une justice : responsabilité, préservation, éthique, … L’atteinte relève d’une question de valeurs et de justice, comme l’illustre par exemple l’expression récurrente de « colère légitime ». Par exemple, suite à l’Erika, l’association pour la protection et l’embellissement du site de Penchateau et de la côte sauvage au Pouliguen (ASPEN) se déclare « consternée et indignée par la marée noire (…) qui réduit à néant les efforts de tous ceux qui voulaient protéger et mettre en valeur ce patrimoine inestimable » (Ouest France, 3/01/2000). Les victimes de ces atteintes ne se cantonnent donc pas à la population riveraine du littoral : « je suis étudiant en éco-environnement, alors la marée noire, ça me concerne d’autant plus », explique un bénévole au nettoyage120 . Le sentiment d’atteinte lié à l’impact environnemental est multiforme dans sa vision de la justice : il concerne parfois un territoire géographique ou culturel, parfois des éléments naturels à préserver (éthique) : « ça partait du sentiment de dégoût, d’injustice, de viol du territoire et du littoral » ; « Quand on défend des dommages faits sur l’environnement, on se défend ; parce qu’on fait partie de la Nature.» « Polluer le milieu, c’est un non-sens dans la vie. Polluer un milieu, cela ne se fait pas. C’est un tabou. C’est… c’est un crime, c’est… une violence, quoi, donc ça ne se fait pas ! c’est moche, c’est pas beau, ça ne se fait pas, quoi… surtout la mer. » « À force d’avoir des marées noires … jamais il n’y a des procès, on ne punit jamais les pollueurs, ce n’est pas du jeu ». Les bénévoles et responsables de la LPO121 tiennent un discours faisant référence à une morale de l’homme et de la Nature : « Beaucoup de gens se demandent pourquoi tant d’énergie pour sauver des oiseaux alors qu’il y a d’autres misères dans le monde. Alors il faut savoir que si nous, membres de la LPO, nous sommes sensibles à la souffrance d’un animal, aussi bien que nous sommes sensibles à sa beauté quand il est libre dans la Nature, nous travaillons surtout pour sauver un patrimoine. Un patrimoine naturel. Nous travaillons sur des espèces. » ; «Nous, nous disons partout, à chaque fois qu’un oiseau laisse sa vie, l’homme y laisse des vies. Qu’à chaque fois que les écosystèmes sont touchés, que des oiseaux sont touchés, derrière, les hommes dans leurs activités, dans leur vie sont touchés aussi. C’est cela le sens de notre combat, c’est cela qu’il faut à tout prix faire passer dans la tête des gens, dans leurs pensées, aussi bien des aménageurs que des citoyens. » En particulier, la référence esthétique semble favoriser l’engagement dans le public et, dès lors, l’appréciation de la situation à partir de principes moraux : l’esthétique d’un vol d’oiseau en liberté et la symbolique qu’on lui attribue a été un ressort important de la mobilisation pour les soigner. Une bénévole auprès de la LPO, qui y est restée depuis en tant que salariée, explique : « les oiseaux, parce que c’est la liberté, le symbole de la pureté. L’attaque sur les milieux marins : je me suis sentie agressée dans ma liberté ! Alors l’Erika, cela a été : il FAUT que j’y aille ! ». Par ailleurs, ces atteintes d’un ordre politique et moral touchent également la dignité des individus. Ils se sentent bafoués par l’action publique de régulation des marées noires, qui ne tient pas compte de leurs principes de justice. La marée noire semble incarner une forme de mépris (Ricoeur, 2005 et Thévenot, 2007)122 des populations par les acteurs et régulateurs du transport maritime pétrolier. Elle questionne alors leur dignité : la marée noire et le manque de protection dont les habitants s’estiment victimes constituent pour eux un déni de leur valeur. « On est vraiment des moins que rien dans ce pays, tout le monde peut nous cracher à la figure, nous vomir dessus, en toute impunité. (…) On est vraiment des moins que rien pour les laisser anesthésier notre pays. »123 ; « une attaque plus qu’une douleur, c’est incommensurable. (…) Comme si on m’avait balancé une bouse de vache à la gueule (…) un affront, plus qu’une blessure. C’est comme quand quelqu’un vous frappe : ce qui fait mal, ce n’est pas le coup, c’est d’être attaqué ». « En définitive, quel problème fondamental posent ces marées noires ? / Le phénomène des marées noires se révèle être en définitive une forme d’annexion de notre territoire, par un usage jusqu’alors invisible, l’industrie pétrolière qui, par les pollutions qu’elle induit, exclut peu à peu la pêche et le tourisme, détruisant les ressources de la population et saccageant le cadre de vie de milliers de personnes. Cas typique de domination puisque l’inverse n’est pas vrai (…) Ici, c’est une portion limitée du territoire et sa population qui sont sacrifiées au nom de l’intérêt « collectif » (…) c’est-à-dire que les effets négatifs d’une activité jugée positive pour la collectivité sont concentrés sur une minorité localisée (…)Mais les Trégorrois, eux, n’ont pas de territoire de rechange. C’est ce qui explique que la lutte contre les marées noires soit surtout prise en charge par eux et par leurs élus. (…) Garder le Trégor propre, oui. Conserver sa beauté, oui, mais pour ses habitants d’abord. »