La cybernétique
Dans la continuité des travaux précédents, notre objectif ici est de poursuivre les développements de la méthode hCWA et de proposer des outils méthodologiques destinés à modéliser les trajectoires des opérateurs au sein de l’espace de travail délimité par les contraintes liées au soin, à la gestion des tâches et au traitement de l’information. En effet, et comme l’exposent Cook & Rasmussen (2005), la question de la modélisation du point opératif et de ses trajectoires au regard des contraintes constitue un enjeu majeur pour aller plus dans l’exploitation du modèle dynamique de sûreté de Rasmussen (1997). Toute la difficulté est d’appliquer ce modèle à des systèmes faiblement couplés, comme peut constituer une équipe de soignants en situation d’urgence médicale. Dans ce chapitre nous proposerons la méthode « SSS : State Space Sketch » comme un outil de modélisation permettant de représenter comment les opérateurs gèrent les nombreux degrés de liberté pour assurer le contrôle des contraintes. Au sein des systèmes faiblement couplés, les degrés de liberté sont nombreux et proviennent à la fois du domaine, de l’organisation et de l’interaction des opérateurs entre eux et avec leur environnement. Aussi, auto-organisation et adaptation en temps réel sont indispensables pour assurer la sécurité et contrôler les évènements inattendus qui émergent de l’interaction de ces différents composants. Dans ce contexte, l’ensemble des actions possibles est conséquent et plusieurs trajectoires sont envisageables pour atteindre un même objectif. Comprendre comment les opérateurs s’adaptent et naviguent dans un champ de possibles aussi large est indispensable pour construire des environnements de soin sûrs qui soutiennent les comportements adaptatifs. Sur la base des principes fondamentaux de la cybernétique, qui offrent un cadre théorique permettant de modéliser le comportement des systèmes complexes sous forme de trajectoires, le modèle SSS tente de mettre en évidence la variabilité du système (i.e. l’ensemble des trajectoires possibles) et tente de mettre en lumière des comportements à risques qui y sont associés et qui nécessitent une compréhension plus approfondie. L’objectif final étant de comprendre comment les opérateurs s’adaptent aux contraintes et à leurs pressions (contrainte liée au domaine de travail SP, contraintes liées à l’organisation du travail GT et TI), afin de développer des assistances adaptées à la complexité du système de l’urgence médicale. Le processus de modélisation engagé est ici cyclique. Le modèle initial permet de lire et comprendre les données, l’analyse extraite des données permet, en retour, de spécifier et d’enrichir le modèle. La première partie sera consacrée à une brève présentation des principes fondamentaux cybernétiques développés par R. Ashby, ces derniers servant de base au développement de notre modèle. Les principes méthodologiques de SSS seront ensuite exposés et appliqués à l’analyse de 6 vidéos mettant en scène des équipes médicales devant faire face à une urgence pédiatrique en contexte de simulation. Analyse de l’activité de soignants médicaux et paramédicaux sur simulateur haute-fidélité lors de simulations d’urgence, en vue de la conception d’un environnement de soins ergonomique . Dès lors que l’on aborde la question de la complexité des systèmes, la cybernétique apparaît comme un champ scientifique pertinent et adapté. Dans son ouvrage « Une introduction à la cybernétique », Ashby (1957) défend l’idée que les principes fondamentaux de la cybernétique peuvent être dissociés des grandes sciences telles que les mathématiques ou l’électronique et peuvent être abordés d’une façon simple et accessible à tous. La cybernétique offre un cadre de compréhension et d’analyse des systèmes larges et complexes et se définit comme une science de nature fonctionnelle. En effet elle s’intéresse, non pas aux choses, mais à la façon dont elles se comportent. Tout comme les méthodes formatives destinées à comprendre comment le travail peut être potentiellement effectué, la cybernétique tente de comprendre le champ des comportements possibles des systèmes et propose des outils pour les modéliser sous forme de trajectoires. Une des lois fondamentales de la cybernétique repose sur la variabilité requise. Cette loi énonce que seule la variété peut contrôler la variété (p207). La « variété » étant définie par Ashby comme les entités distinguables dans un ensemble d’éléments, autrement dit le dénombrement en quantité des comportements et des différents états pour un système donné. Ainsi, face à un système complexe S1, le contrôle et la régulation de S1 par S2 ne sont possibles que si la variété de S2 est au moins égale à la variété de S1. Un régulateur S2 (dans notre cas l’organisation de travail) doit faire preuve de variabilité, de flexibilité pour pouvoir s’adapter et faire face à l’incertitude et la complexité de S1 (dans notre cas le domaine de travail). Plusieurs grands concepts constituent les fondements de la cybernétique telle qu’elle est appréhendée par R. Ashby. Nous présenterons ceux qui nous ont inspiré pour développer la méthode de modélisation de l’activité que nous proposons dans ce travail de thèse : Un état et ses variables essentielles : Dans le cadre de la cybernétique, Ashby définit les états du système comme des conditions explicitement définies ou des propriétés reconnaissables lorsqu’elles se produisent. Tout système possède, par nature, de nombreux états possibles. Un état se définit en termes de variables essentielles (p197). Pour un organisme vivant, les variables essentielles sont les variables fondamentales qu’il faut maintenir dans des limites physiologiques acceptables pour que l’organisme reste en vie. Pour une entreprise, une des variables essentielles à sa survie serait par exemple le maintien d’une plus-value. Une transition : Pour aborder le concept de la transition, Ashby utilise l’exemple du changement de couleur de la peau sous l’effet du soleil, c’est-à-dire la transition de la peau pâle vers la peau bronzée. Dans cette situation, un état (i.e. la peau pâle) est influencé par un facteur (i.e. le soleil) et se change en un autre état (i.e. la peau bronzée). Ce changement, depuis la peau pâle vers la peau bronzée, représente Modélisation Analyse de l’activité de soignants médicaux et paramédicaux sur simulateur haute-fidélité lors de simulations d’urgence, en vue de la conception d’un environnement de soins ergonomique une transition. La transition est alors caractérisée par deux états et une indication permettant de spécifier quel état est modifié en quoi : peau pâle → peau bronzée. Une transformation : Sur la base de l’exemple précédent, il est possible de comprendre que le facteur « soleil » ne joue pas uniquement sur la couleur de la peau. En effet, il peut générer des transitions sur d’autres objets. Par exemple, le facteur soleil peut permettre une transition de l’état solide à l’état liquide (glaçon → eau) ou encore de l’état froid à l’état chaud (sol froid → sol chaud). Ainsi, un même facteur peut générer un ensemble de transitions sur différents objets. Cet ensemble de transition est appelé une transformation. Une matrice de transformation : Une transformation est donc un ensemble de transitions que génère un facteur. Dans le cadre de la cybernétique, une telle transformation est représentée sous la forme d’une matrice composée des états initiaux en colonne et des états finaux en ligne. Les cellules sont marquées du signe « + » lorsqu’une transition se produit depuis un état initial vers un état final. L’indicateur « 0 » est utilisé lorsqu’aucune transition n’a lieu. Pour illustrer ce concept, reprenons l’ensemble des exemples évoqués précédemment concernant le facteur soleil, à savoir les transitions peau pâle → peau bronzée ; eau → glace ; sol froid → sol chaud.
Présentation de la méthode SSS
The State Space Sketch
La présence de nombreux de degrés de liberté dans un système faiblement couplé entre le domaine de travail et l’organisation complexifie le contrôle d’une trajectoire dans l’espace de travail qui puisse être sûre. Dans ce contexte, les comportements planifiés ne peuvent être basés que sur des repères partiels, ces repères ayant la particularité d’être essentiels à la performance. En situation, des procédures strictes ne sont pas applicables à la lettre. Des états inattendus ou incertains émergeront des interactions in situ entre le domaine de travail et l’organisation. Ce phénomène a été démontré dans des études concernant la planification de missions dans une zone ennemie par des pilotes de chasse (Amalberti & Deblon 1992) et dans des études sur la planification de l’anesthésie où les points à considérer (états critiques) sont particulièrement mis en évidence par les anesthésistes comme des mesures préventives alors que de nombreux degrés de liberté restent ouverts dans la prévision du déroulement du travail (Xiao et al. 1997). Le défi est d’être en mesure de modéliser les degrés de liberté auxquels les opérateurs doivent faire face dans des systèmes de travail faiblement contraints (Morineau & Flach 2019). Dans ce contexte, nous proposons la méthode, appelée « The State Space Sketch » (SSS), destinée à modéliser les comportements comme des transitions dans un espace d’état. Les différentes étapes méthodologiques ont pour objectif de décrire les contraintes et l’ensemble des degrés de liberté que les opérateurs doivent considérer pour progresser de manière sûre et efficace dans l’espace de travail. 1. Le processus de modélisation L’exercice de modélisation permet la construction d’une représentation abstraite d’une réalité concrète. Comme l’écrit Daniel Durand dans son ouvrage sur La Systémique, cette représentation doit être assez simplifiée pour être intelligible mais suffisamment fidèle pour être utile et fiable (p.60). Nous présenterons ici le processus de modélisation que nous mettons en œuvre, le but, les éléments du modèle ainsi que les différentes étapes méthodologiques à respecter afin d’aboutir à une compréhension approfondie du système étudié. a) But de la modélisation L’effort de modélisation repose ici sur le développement d’outils de modélisation permettant de comprendre comment les opérateurs contrôlent les contraintes et les nombreux degrés de libertés disponibles au sein des systèmes faiblement couplés. En effet, au sein de ces systèmes, l’espace des possibles est large et plusieurs solutions sont possibles pour atteindre un même objectif. Ainsi, en Modélisation Analyse de l’activité de soignants médicaux et paramédicaux sur simulateur haute-fidélité lors de simulations d’urgence, en vue de la conception d’un environnement de soins ergonomique localisant le point opératif au sein de DSM et en modélisant les comportements des opérateurs comme des trajectoires nous pourrions comprendre comment les opérateurs s’adaptent face aux nombreux degrés de libertés disponibles et assurent le contrôle des contraintes. L’objectif à long terme étant de développer des assistances qui soutiennent les comportements adaptatifs nécessaires pour assurer les exigences de sécurité et performance. b) Les éléments du modèle Les contraintes : Les contraintes identifiées sur la base du modèle DSM délimitent l’espace des opérations sûres au sein duquel les opérateurs peuvent naviguer. Cet espace représente l’ensemble des possibilités, autrement dit les degrés de liberté disponibles pour assurer le contrôle des contraintes. Les comportements orientés vers le contrôle des contraintes sont modélisés sous forme de trajectoire au sein de cet espace. Les états : Les états représentent les étapes critiques dans la réalisation de la tâche (e.g. checkpoints) par lesquelles les opérateurs doivent transiter pour contrôler une situation d’urgence. Un état peut être atteint ou non atteint. Le passage d’un état à un autre représente une transition. Une succession de transition entre états forme une trajectoire. Les états sont représentés graphiquement par des cercles. Les variables : Chaque état est caractérisé par une liste de variables. Ces variables représentent les opérations à réaliser pour atteindre l’état. Les liens de dépendance fonctionnelle : Un lien de dépendance fonctionnelle entre deux états implique un prérequis dans la réalisation de l’action. Si deux états 𝐸𝑥 et 𝐸𝑦 partagent un lien de dépendance fonctionnelle, la réalisation de l’état 𝐸𝑦 n’est possible que si l’état 𝐸𝑥 a préalablement été réalisé. A l’inverse, si l’état 𝐸𝑥 n’est pas atteint, alors des difficultés sont à prévoir dans la réalisation de l’état 𝐸𝑦. Un même état peut partager des liens de dépendances avec plusieurs états. Un état peut ne pas avoir de lien de dépendance fonctionnelle. On dit alors qu’il est volant et sa réalisation peut se faire à n’importe quel moment dans la tâche. Plus il y a de liens de dépendance, plus les degrés de libertés pour réaliser la tâche sont faibles. Moins il y a de lien de dépendance, plus les degrés de libertés pour réaliser la tâche sont nombreux. Les liens de dépendance sont représentés graphiquement par des flèches à sens unique dont la pointe indique l’état dont la réalisation est dépendante du précédent.