La culture muséale juvénile à sa fragmentation sociale
À la recherche d’une culture muséale juvénile
. Débuts de carrière de visiteur aux premiers temps de la jeunesse
La culture muséale juvénile à sa fragmentation sociale « Chaque individu, en réalité, intègre des éléments appartenant aux différents contextes vécus au cours de son parcours biographique et réalise un agencement plus ou moins original en conservant la marque des univers antérieurs qu’il a fréquentés‚ ou même simplement côtoyés. Aussi faudrait-il, pour traduire la richesse des univers culturels, être en mesure d’identifier la multiplicité des influences qui ont contribué à leur élaboration : la grand-mère institutrice qui a fait découvrir le goût de la lecture, le professeur passionné de peinture qui a montré le chemin des musées, la petite amie mélomane qui a initié à la musique classique, etc. » Olivier Donnat, Les univers culturels des Français, 2004, p.89 Introduction La jeunesse adulte constitue un analyseur privilégié de la formation des publics des musées. Suivant les sociologues de la culture, les instances de légitimation et de socialisation qui façonnent ses univers culturels tendraient en effet à enrayer les mécanismes de la transmission de la pratique de visite. L’action scolaire de sensibilisation à cette pratique induirait une image rébarbative du musée. En conséquence de quoi la jeunesse adulte constituerait une période charnière au cours de laquelle la transition entre socialisation primaire et secondaire entraînerait chez certains un décrochage de la pratique de visite (Octobre, 2009). Ces arguments ont conduit différents musées à isoler cette catégorie de population, définie sur des critères d’âge ou de statut, pour concevoir à leur intention des actions spécifiques d’incitation à la visite. C’est cette hypothèse d’une spécificité des publics jeunes adultes que nous souhaitons mettre à l’épreuve dans ce chapitre. Dans un premier temps, nous nous appuierons sur les données issues des éditions 2012 et 2015 de l’enquête À l’écoute des visiteurs : nous en livrerons une analyse secondaire par laquelle nous étudierons les profils des visiteurs en fonction de la classe d’âge et comparerons leurs représentations et comportements à l’égard de la pratique de visite. Nous isolons la classe d’âge des 18-35 ans dont les bornes correspondent à l’éventail complet des offres recensées conçues par les services des publics des musées à l’intention des jeunes adultes. Ce bornage nous permet au demeurant d’englober l’ensemble des catégories d’étudiants. Ces publics jeunes adultes donnent-ils une image des publics plus démocratique ? Sont-ils moins clivés socialement que d’autres catégories de public adulte ou plus familiers de cette pratique culturelle du fait du développement de programmes et de la multiplication de dispositifs d’éducation artistique et culturelle à l’École depuis un quart de siècle ? Perçoit-on les signes d’une culture muséale qui pourrait être dite juvénile ? Et si l’âge fait une différence, comment l’interpréter : est-ce là le signe d’un temps social particulier, une marque générationnelle imprimée sur le rapport de ces jeunes au musée ? Dans un second temps de ce chapitre, nous mobiliserons l’enquête Débuts de carrière de visiteur qui permet une compréhension, à l’échelle individuelle, des rapports à la pratique de visite observés à l’échelle statistique. Ici, l’analyse procède à partir de la complexité des voies de la transmission de cette pratique et met en exergue la diversité des facteurs qui façonnent le rapport des jeunes aux musées – autrement dit, à la fois des facteurs exogènes liés à leur profil sociodémographique et leur trajectoire culturelle étant enfant ou adolescent. Au total, il s’agit bien d’analyser la manière dont les cultures muséales juvéniles sont produites aux premiers temps de la jeunesse. D’une culture muséale juvénile à sa fragmentation sociale
À la recherche d’une culture muséale juvénile
Les analyses qui suivent portent sur les enquêtes À l’écoute des visiteurs menées en 2012 et en 2015. À des fins de comparaison, nous travaillons sur un périmètre de quarante musées ayant participé aux deux éditions d’enquête et sur un échantillon de visiteurs de 18 ans et plus résidant en France. Dans ces deux enquêtes, la majorité des réponses a été collectée dans des musées d’art et dans des établissements situés à Paris et en région parisienne (cf. chapitre 2). 3.1.1. Les jeunes adultes au sein des publics des musées Entre 2012 et 2015, la composition sociale de l’ensemble des publics rencontrés dans ces deux enquêtes varie peu. 4 visiteurs sur 10 ont entre 18 et 35 ans (soit le double de leur poids au sein de la population nationale97), un tiers des visiteurs a entre 36 et 55 ans et un quart a plus de 55 ans. Les deux tiers des publics dans ces deux enquêtes sont des femmes. Plus de la moitié des visiteurs rencontrés en 2012 et en 2015 résident en régions. La distribution des publics entre population active et étudiante dans ces deux enquêtes reste stable. Les étudiants représentent 17,5% de l’échantillon en 2012 et 19,4% en 2015. 6 visiteurs sur dix sont en activité, 7% sont inactifs (à la recherche d’un emploi ou au foyer) et 15% environ des visiteurs rencontrés sont à la retraite. En 2012 comme en 2015, les niveaux de diplôme sont élevés pour une majorité des publics rencontrés. Un tiers des visiteurs est titulaire d’un bac+5. Un autre tiers des visiteurs a un niveau au moins équivalent à bac+2. En 2012 comme en 2015, les diplômés du bac ou moins rassemblent moins d’un visiteur sur cinq. Au sein de la population active de ces deux enquêtes, la part des cadres et professions intellectuelles supérieures est prépondérante (4 visiteurs sur 10) suivie de près par la catégorie des professions intermédiaires. Les employés et ouvriers représentent 15% environ des actifs en 2012 et 2015. Aussi, les classes sociales supérieures et moyennes supérieures occupent une place prépondérante dans ces deux échantillons d’enquête : elles représentent 6 visiteurs sur 10 en 2012 et la moitié de l’échantillon en 2015. Comparée à la population nationale, cette structuration sociale de la population active au musée souligne le caractère élitaire de la pratique de visite. En effet, à l’échelle nationale, en 2012 comme en 2015, 18% de la population active comptent parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures, un quart fait partie de la catégorie des professions intermédiaires et les catégories des employés et ouvriers rassemblent près de la moitié des actifs en France.
Rapports au musée chez les jeunes adultes Au sein de l’enquête
À l’écoute des visiteurs, plusieurs variables permettent d’approcher le rapport que les visiteurs entretiennent avec le musée en tant qu’institution et avec l’établissement visité le jour de l’enquête. Il est ainsi possible d’analyser les représentations que ces visiteurs ont de l’institution muséale, les attentes qu’ils formulent à l’égard de la visite réalisée le jour où ils ont été rencontrés, leurs relations avec l’établissement visité (ont-ils un lien particulier avec le musée visité ?, y étaient-ils déjà venus ?, ont-ils l’intention d’y revenir après cette visite ?), les modalités, formats et contextes de leur visite (modes d’information sur le musée et son programme, moment où la décision est prise de visiter, compagnie des visiteurs). Lorsque nous les comparons aux autres tranches d’âge, plusieurs traits démarquent le rapport qu’ont les visiteurs entre 18 et 35 ans avec le musée et la pratique de visite. • Horizon d’attentes à l’égard de la visite Entre 18 et 35 ans, les visiteurs attribuent quatre missions principales à l’institution muséale : celle de transmettre des savoirs, de conserver le patrimoine et la mémoire dont il est porteur, de faciliter l’accès de tous à la culture et de présenter des œuvres ou des objets d’exception. En cela, ces visiteurs jeunes sont semblables à l’ensemble des publics ainsi qu’aux visiteurs des autres tranches d’âge : quelle que soit la catégorie de population observée, ces représentations de l’institution muséale rassemblent 4 visiteurs sur dix au moins tant en 2012 qu’en 2015. De même, les 18-35 ans, tout comme les autres visiteurs, formulent principalement deux attentes à l’égard de la visite : apprendre et vivre une expérience esthétique. Ces deux motivations rassemblent au moins la moitié des visiteurs. Deux autres attentes rejoignent ce duo. Pour l’ensemble de la population enquêtée, quel que soit l’âge, les visiteurs espèrent de la visite un moment convivial – il s’agit d’être ensemble, de partager – et un moment de détente et de divertissement. Néanmoins, ces représentations et motivations n’ont pas le même poids dans l’horizon d’attentes des visiteurs selon leur âge. Ainsi, les plus jeunes expriment plus fortement que les autres visiteurs l’aspiration à ce que le musée soit un lieu démocratique en attribuant à l’institution muséale la mission de « faciliter l’accès à la culture pour tous ». Le poids de cette représentation décroît ensuite progressivement jusqu’aux plus âgés des visiteurs et à mesure que diminue la part des visiteurs mobilisés par la gratuité au sein de chaque tranche d’âge. À partir de 36 ans, dans ces deux enquêtes, cette mission est alors attribuée par moins de la moitié des visiteurs. L’attention au plaisir esthétique que procure la visite semble également liée à l’âge et est même une caractéristique des visiteurs les plus âgés : parmi les plus de 55 ans, les visiteurs qui attribuent au musée la mission de présenter des œuvres et objets d’exception sont surreprésentés. De même, ce sont significativement ces visiteurs qui viennent au musée pour vivre une expérience esthétique et qui en attendent « un choc, une émotion intense ». Ces deux motivations sont moins prononcées parmi les visiteurs plus jeunes où elles cèdent le pas à l’idée d’une visite D’une culture muséale juvénile à sa fragmentation sociale 162 comme moment de divertissement et de détente (3 visiteurs sur dix en 2012 et en 2015). Elle est chez eux significativement surreprésentée par rapport aux plus de 55 ans (13 points de plus en 2012 et 8 points de plus en 2015). Si les publics jeunes, plus souvent que leurs aînés, ont tendance à attendre de la visite qu’elle soit un moment de détente plutôt qu’une expérience esthétique, l’expression de ces deux motivations varie selon le profil de ces jeunes102. L’attention au plaisir esthétique que procure la visite est plus forte chez les jeunes actifs des classes sociales supérieures ainsi que chez les plus familiers de la pratique de visite. En 2012, cette motivation rassemble plus de la moitié des individus au sein de ces deux catégories quand elle est minoritaire tant chez les classes sociales les moins favorisées que chez les visiteurs les plus faiblement familiers. En perspective, dans les deux éditions de l’enquête, les jeunes visiteurs très familiers ou appartenant aux classes sociales supérieures déclarent moins souvent que la visite est pour eux un moment de détente et de divertissement que ne le font les jeunes de classes plus populaires ou moins familiers de la visite muséale. Enfin, ces motivations varient aussi des visiteurs aux visiteuses : ces dernières, plus souvent que les hommes, attendent de la visite qu’elle soit tout à la fois un moment de détente et de divertissement et une expérience esthétique.