La culture de l’information au centre du modèle offensif japonais
Le retard économique du Japon au début du XX ème siècle ne l’a pas empêché d’employer des méthodes d’approches du marché très novatrices. Le modèle japonais gère l’information de manière stratégique en appliquant trois principes-clés : recueil, centralisation et diffusion, c’est-à-dire capitalisation de l’information.
Le Japon est, incontestablement, la nation qui a su tirer le plus grand profit de l’information. A l’évidence, les Japonais l’utilisent comme une arme nécessaire parmi d’autres pour gagner la guerre économique. Ainsi les auteurs du rapport « Japan 20001», paru en 1991 aux États-Unis, décrivent le modèle japonais en ces termes : « La stratégie du Japon est axée sur la conquête, le contrôle et l’utilisation de la puissance. Toutefois, la puissance du Japon n’est pas construite sur une supériorité militaire mais essentiellement sur la connaissance et sur la technologie de l’information. L’acquisition de la connaissance a été et demeure toujours un fantastique atout de supériorité en faveur du Japon. »
La recherche d’information fait partie intégrante de la tradition japonaise. Le peuple japonais est l’un des plus avides d’informations. Chaque Japonais se sent investi d’une mission au profit de son entreprise. Faisant corps avec son entreprise, il a des réflexes, à l’étranger, de recueil d’informations. En 1986, plus de 5 millions de Japonais sillonnent le monde et 500 000 résident à l’étranger. Cette spécificité culturelle se révèle depuis 40 ans un atout majeur dans la performance économique japonaise.
Les Japonais s’exercent à tirer profit de tout ce qui est étranger. Dès l’époque Meiji, la doctrine japonaise devient : « Nous irons chercher la connaissance dans le monde entier afin de renforcer les fondements du pouvoir impérial ». Ainsi, la méthode japonaise définit un système d’ouverture vers « l’extérieur » dans le but d’enrichir « l’intérieur ».
Au départ, c’est en pratiquant une politique systématique d’achat de technologies et de savoir-faire que le Japon a pu rattraper son retard. A titre d’exemple, entre le 1er janvier 1978 et le 15 juin 1980, on dénombre 102 licences de fabrication acquises par le Japon dans le domaine aéronautique et militaire2. Lorsque le savoir-faire et la technologie ne peut être acheté, les entreprises japonaises procèdent à une recherche d’information très active : suivi des brevets, des expositions et salons, participation à de nombreux colloques et séminaires, visites d’entreprises à l’étranger, examen des produits concurrents, utilisation de stagiaires…
Par conséquent, si le Japon a su devenir depuis en quelques années, le leader mondial dans de nombreux domaines, c’est parce que, très tôt, il a su aller chercher l’information chez ses concurrents. C’est en s’inspirant fortement de la technologie de l’optique photographique mise au point avant la seconde guerre mondiale par les Allemands, que le Japon a pu se dresser au premier rang mondial dans ce secteur. Aujourd’hui, à l’heure où les Japonais conçoivent une navette spatiale qui devrait être mise en service avant l’an 2000, leur intérêt se porte vers les matériaux composites capables de résister aux fortes températures et donc vers la France qui possède encore une certaine avance dans ce domaine.
En consacrant 1,5% de son chiffre d’affaires à la collecte d’informations, soit plus du double que les États-Unis, le Japon est devenu un pôle économique offensif. La puissance du modèle japonais démontre que la réussite économique passe aujourd’hui par la gestion stratégique de l’information.
Pouvoir et manipulation de l’information
A l’origine, les techniques de manipulation de l’information, telles que la sous-information, sur-information, les effets de caisse de résonance ou encore la désinformation, ont été mises en pratique par les services secrets soviétiques. Aujourd’hui, les grandes entreprises, quelle que soit leur nationalité, les utilisent volontiers à des fins stratégiques. En avance d’une révolution, c’est, une fois de plus, le Japon qui a le mieux assimilé ces pratiques.
Sous-information et sur-information
a) La sous-information consiste à filtrer et doser les informations qui sortent de l’entreprise ou du pays. Les renseignements alors disponibles sur le marché sont uniquement ceux que l’entreprise a bien voulu laisser s’échapper.
Depuis toujours, les Japonais ont utilisé cette tactique pour masquer leurs lacunes. Ils ont pratiqué la sous-information en jouant sur la difficile assimilation de leur langue par des étrangers. A titre d’exemple, parmi les 40000 périodiques japonais, tous domaines confondus, recensés par l’Union List of Periodicals, 30% au maximum de ces publications sont en langue anglaise ou possèdent un résumé en anglais 3.
Selon le professeur Umezao, conseiller du gouvernement japonais, « si le Japon est aujourd’hui le deuxième producteur au monde en matière d’information, 2% seulement de ces informations sont accessibles hors du Japon ». Si le Japon est un grand importateur d’information, il sait maîtriser celle qu’il produit à l’extérieur. En contrôlant la diffusion de l’information, le Japon dissimule souvent ses stratégies commerciales pour ne pas alerter la concurrence. Il reste ainsi en position de force.
b) La surinformation est, elle aussi, une tactique très efficace. Elle consiste à noyer ses concurrents sous la masse d’informations complexes, rendant leur traitement impossible. Ce danger menace aujourd’hui un grand nombre de pays, quand on sait que la quantité d’informations déversée sur le marché croît de 30% par an.
Le Japon a pratiqué la surinformation sous une forme beaucoup plus subtile. Fort de son système unique au monde de gestion de l’information, le Japon s’est désigné comme un modèle à imiter et a entraîné tous ses concurrents dans la course au renseignement économique. Les Japonais sont les initiateurs du développement du technoglobalisme, défi introduisant la compétitivité dans le monde immatériel de la connaissance. Dans ce climat de « surinformation », le Japon a réussi à vendre comme des données objectives les produits finis de son industrie de l’information. En diffusant ses propres conseils et technologies en matière de recherche d’information, le Japon entend contrôler toutes les sources principales de la connaissance et prendre ainsi une option sérieuse sur le contrôle du nerf de la guerre économique de demain.
La désinformation et les caisses de résonance
a) La désinformation consiste à communiquer de fausses informations pour masquer les vraies et égarer ainsi l’adversaire vers une connaissance erronée de l’environnement. Cette tactique entraîne les concurrents à négliger des secteurs entiers pendant que l’entreprise responsable de la désinformation développe une stratégie agressive. Elle peut conduire ainsi à une élimination destructrice des adversaires.
La désinformation est une pratique de plus en plus répandue et les exemples sont nombreux. Une société aéronautique américaine avait fait réaliser, il y a quelques années, une fausse étude de marché concernant le renouvellement des flottes aériennes. Elle s’est ensuite arrangée pour que cette étude soit acquise par des concurrents et les a donc lancés sur de fausses pistes.
b) Sans être véritablement f aussée, l’information peut également être influencée volontairement. C’est le cas de la technique dite des « caisses de résonance ». Une entreprise peut utiliser toutes sortes de moyens pour faire dériver l’information, qui circule sur son compte, de son objectivité. L’information « sous influence » est obtenue par des pratiques allant jusqu’à l’achat des faveurs de politiciens et autres membres administratifs.
Une image de marque trop agressive peut ainsi être considérablement adoucie ; la méfiance des concurrents en sera d’autant plus affaiblie.
C’est par l’utilisation de ces « caisses de résonance » que les Japonais tentent de canaliser les effets de leur expansionnisme commercial, dénoncé comme une nouvelle forme d’impérialisme. Le gouvernement japonais dépense ainsi des millions pour donner une image valorisante à l’action des entreprises nippones sur le territoire américain.
Bien maîtrisée et bien utilisée, l’information est une arme puissante au sein de la guerre économique. Elle permet de construire des stratégies offensives à condition d’être maîtrisée et efficacement gérée. Après l’effondrement du bloc communiste, la plupart des économies occidentales ont brutalement pris conscience de la nouvelle nature des conflits qui se jouaient sur la scène mondiale. Les économies qui avaient placé la chasse à l’information comme objectif majeur se sont imposées en tant que puissance économique. La guérilla de l’information dans laquelle se sont depuis peu lancés tous les pays industrialisés s’organise selon des méthodes où les barrières de la déontologie sont parfois transgressées.
Capter l’information : de l’intelligence économique à l’espionnage industriel
Nerf de la guerre économique, l’information est devenue un enjeu à la fois de survie et de pouvoir. De nombreux débats nationaux ont été lancés, quant à savoir comment récupérer partout dans le monde cette information devenue stratégique.
La plupart des gouvernements tentent aujourd’hui de mettre en place, au sein de leurs entreprises, des systèmes complets organisant à la fois la collecte, le traitement et la circulation de l’information. De nouveaux concepts, comme ceux d’intelligence économique 1 et de veille technologique, voient le jour pour répondre à cette course à l’information. En France, Henri Martre, ancien PDG de l’Aérospatiale, a été chargé en 1992 d’un rapport pour le Commissariat au Plan sur « l’intelligence économique et les stratégies industrielles ».
Souvent confondu avec la veille technologique, l’espionnage industriel est une toute autre alternative pour le recueil d’informations. Certaines entreprises, dépourvues de déontologie, n’hésitent cependant pas à tomber dans cette forme d’«’illégalité économique2 ».
L’intelligence économique et les différents types de veille
L’intelligence économique et la veille technologique sont des systèmes de gestion stratégique de l’information. Ce sont des méthodes légales, même si nous verrons par la suite que les frontières sont assez floues. Ces pratiques peuvent parfois déboucher sur l’espionnage industriel.
Après avoir défini les champs d’application de chaque concept, nous ferons une rapide description des systèmes en place dans les principaux pays industrialisés. L’organisation de l’intelligence économique dans les économies nationales varie selon les spécificités culturelles du pays.
Définitions
L’intelligence économique peut être définie « comme l’ensemble des actions de recherche, de traitement et de diffusion, en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques3 ».
L’intelligence économique met en œuv re une intention stratégique et tactique ainsi qu’une interaction entre tous les niveaux de l’activité: depuis la base (internes à l’entreprise) en passant par les niveaux intermédiaires (interprofessionnels locaux) jusqu’aux niveaux nationaux (stratégies concertées entre les différents centres de décision), transnationaux (groupes multinationaux) ou internationaux (stratégie d’influence des Etats-nations).
Englobant toutes les opérations de surveillance de l’environnement concurrentiel, ce système vise à instituer une gestion stratégique de l’information. C’est une véritable culture, un mode d’action.
Le concept d’intelligence économique intègre trois particularités :
– un champ d’application limité aux informations « ouvertes » acquises dans le respect d’une déontologie
– des acteurs représentés par l’ensemble du personnel alors impliqué dans un processus de culture collective de l’information
– une spécificité culturelle dans la mesure où chaque économie nationale génère un modèle d’intelligence économique qui lui est propre.
L’intelligence économique regroupe toutes les activités de renseignement et de veille au sein d’une nation et les organise pour en assurer la diffusion et l’exploitation. Elle rassemble sous sa dénomination les deux types de recherche d’informations : passif (veille), et actif (renseignement, reconnaissance…) dans toutes les activités de l’entreprise, comme le montre le schéma ci-après.