La culture au quotidien
Cultures croisées
Les journaux littéraires rendent compte de l’ensemble de la culture lettrée de l’époque. Selon les connaissances et le milieu social de chacun, le lecteur peut ainsi retrouver des éléments qu’il connaît et en découvrir d’autres qui relèvent de communautés culturelles, et potentiellement de classes, différentes. Cette diversification est nécessaire au bon développement du périodique ; elle favorise sa pérennité et apporte des savoirs complémentaires aux lecteurs. Le périodique littéraire développe trois grandes pratiques culturelles ; une culture que nous avons appelé « savante », une culture « mondaine » et enfin une culture « bourgeoise ». Ces cultures croisées développées dans le périodique littéraire participent naturellement de la formation culturelle du lecteur, mais d’une formation implicite et non annoncée comme telle par les rédacteurs.
Culture savante
Au XVIIIe siècle, la culture savante est une culture qui s’acquiert par les livres. Elle implique que l’on soit d’une part alphabétisé et d’autre part en capacité de se procurer les ouvrages. Elle suppose l’acquisition d’un savoir plus intellectuel qu’appliqué et accueille tant la philologie que la grammaire, la morale ou la philosophie entre autres. Culture des textes, la culture savante trouve un emploi synonymique dans l’expression « culture littéraire ». L’adjectif conserve ici le sens dérivé du nom « littérature » développé dans les trois dictionnaires essentiels du XVIIe siècle (Furetière, Trévoux et celui de l’Académie), c’est-à-dire « culture », « érudition » ou encore « savoir de celui qui a beaucoup lu », bien que le XVIIIe siècle voit l’infléchissement du nom « littérature » vers son sens moderne, plus restreint. Le périodique littéraire rend particulièrement compte de cette évolution du sens, ce qui lui permet d’accueillir tant la culture savante que la culture des ouvrages fictionnels et de divertissement. Les rédacteurs de nos périodiques dédient de nombreuses pages de leurs volumes aux comptes rendus d’ouvrages spécialisés dans les domaine des Belles-Lettres. Par exemple, ils publient des articles sur des faits de langue, prolongeant la réflexion amorcée depuis le XVII e siècle par Vaugelas. En 1759, Fréron rend compte d’un petit prospectus intitulé Lettre à Monsieur M*** en réponse aux difficultés nouvellement proposées contre la déclinabilité du Participe Français par M. de Wailly : La thèse principale que soutient l’auteur est sans contredit la meilleure ; on ne peut pas dire la même chose de tous les moyens qu’il emploie pour soutenir cette thèse. Le second mot des prétérits composés de notre langue est déclinable dans certaines circonstances d’après l’usage ; l’auteur est de ce sentiment ; il a raison ; mais ce second mot, qu’il qualifie de participe, ne lui paraît ni un participe actif, ni un participe passif, ni un participe neutre ; qu’est-il donc selon lui ? Les participes de la voix passive sont passifs ; personne n’en doute. Pourquoi les participes de la voix active ne seraient-ils ni passifs, ni actifs, ni neutres ? Le mot lisant, quand la préposition en ne le précède point, est un participe actif ; tout le monde en convient ; le mot lu précédé de j’ai, j’ai lu, comment serait-il participe sans être ou participe neutre, ou participe passif, ou participe actif ? Ce serait un participe sans nature, un participe non participe133 . L’article est relativement technique comparé à d’autres sujets, notamment à des comptes rendus d’ouvrages de goût par exemple. Alors que ces journaux souhaitent s’adresser au plus grand nombre et vulgarisent allègrement les savoirs, ils ne procèdent pas de même avec les questions de grammaire. On peut ainsi s’interroger sur la signification d’une telle pratique : souligne-t-elle le fait que les lecteurs soient censés maîtriser ces règles de grammaire ou, au contraire, qu’il est du devoir des journalistes de les mettre à la portée de chacun ? Une des contraintes de ce type d’article est en effet de proposer un contenu qui nécessite des connaissances approfondies, tout du moins une familiarité réelle avec les règles grammaticales. Les questions de terminologie sont parmi les plus fréquentes même si certains articles peuvent répondre à une question d’usage posée par un lecteur. En cela, le périodique littéraire apparaît comme un moyen pratique de développer la maitrise de la langue pour les lecteurs, aussi bien par la qualité des textes qu’il propose mais également parce qu’il s’intéresse à l’usage de la langue et informe ses lecteurs des problèmes soulevés par les philologues. Le périodique littéraire remplit ainsi sa fonction d’exemplarité en contribuant à la connaissance du bon usage de la langue. De la même façon, de nombreux articles concernent la connaissance des langues et des littératures étrangères, qu’elles soient anciennes ou modernes. Le latin en particulier trouve une place de choix dans les périodiques qu’il s’agisse de parler de littérature ou de grammaire. Cela participe de l’initiation du lecteur et favorise sa compréhension linguistique par la comparaison de cette langue avec le français, comme dans l’article suivant, issu de l’Année littéraire : Le nouvel instituteur ne veut point, avec M. l’Abbé Fleury, que les enfants apprennent à lire dans le Latin, parce qu’ils n’entendent point cette Langue […]. Mais quel est l’objet du maitre, lorsqu’il apprend à lire à un enfant de quatre ans ? Est-ce d’éclairer l’esprit de son Elève ? Sont-ce des idées ou seulement la figure des signes qu’il veut imprimer dans sa mémoire ? Puisqu’il ne s’agit d’abord que de lui faire connaître la configuration des lettres, leur valeur & le son qui doit les rendre, pourquoi préférer à une langue aisée, telle que le Latin, où toutes les lettres ont une valeur fixe & sont toujours rendues par des sons semblables, une Langue aussi compliquée & aussi variable pour la prononciation que la Française1 ?
Culture mondaine
La culture mondaine se développe dès le XVIIe siècle dans les salons mondains et se constate à travers la volonté des personnes de ces sociétés de se divertir de quelque façon que ce soit. Cela passe par la pratique du jeu, du récit d’anecdotes et de nouvelles, ou encore par les commérages au sujet d’illustres personnalités. Le Mercure de France est le périodique qui rend compte avec le plus d’intérêt et de régularité de cette culture. Grâce à sa partie des « Pièces fugitives », il réserve une place de choix aux pratiques mondaines, notamment en signalant les jeux effectués dans les Salons. Ainsi, lorsqu’il publie en 1732, une liste des « Chansons faites et chantées à Table par Melle de Malcrais de la Vigne du Croisic, en différents Repas, donnés à l’occasion du Mariage de sa Cousine, Melle de Kain Audet, avec M. Haringthon, Chevalier de Notre-Dame du Mont Carmel, & de S. Lazare », le Mercure informe les lecteurs de l’événement mondain qui a eu lieu, tout en leur offrant la possibilité d’apprécier les textes et de reprendre les chants proposés141. De cette façon, La Roque facilite le contact entre différentes classes sociales. Or, parmi les lecteurs, il y a bien sûr ceux qui n’ont pas été invités mais qui fréquentent ce milieu et ceux qui ignorent tout de ces événements. Cela permet ainsi aux lecteurs exclus de se familiariser avec ces pratiques culturelles. De la même façon, lorsque les périodiques littéraires rendent compte de l’actualité des fêtes données par les nobles ou par la Cour, ils ont un rôle de témoins et remplissent une fonction de promotion du pouvoir royal et d’une certaine élite par la naissance. Le lecteur peut ainsi souligner, grâce à la lecture du journal, sa bonne connaissance des événements mondains. La diffusion d’informations concernant les fêtes et spectacles renvoie aux pratiques salonnières. Elle offre l’opportunité de développer des sujets de conversation.