La cuisine dans toutes ses dimensions
Les Alépins possèdent un grand talent, celui de « se charger du bonheur de leur hôte pendant tout le temps qu’il est sous son toit ». En marque d’accueil de l’invité, il n’est pas rare d’entendre : « beyti baytak » c’est à dire « ma maison est la tienne », incitant l’autre à se sentir comme chez lui, et exprimant à mon sens, un partage de l’espace très naturel et spontané.
La cuisine dans l’espace domestique
Aperçu de la cuisine, à l’intérieur de la maison
La cuisine est un espace convivial et propice à la créativité. Certaines s’y recueillent, le temps d’une prière. Il s’inscrit dans l’espace intérieur dont l’aménagement et le volume varie selon le niveau et le mode de vie. D’après J-C David (comm.pers.), dans les maisons traditionnelles à cour, seules les demeures riches et les palais comprenaient des cuisines. Au milieu du XIX° siècle, elles deviennent plus courantes. A l’origine, la cuisine est le lieu pour la cuisson et comprend une source d’eau, c’est donc avant tout un lieu de préparation.
Contrairement à certaines salles dont l’usage demeure très occasionnel, l’usage de la cuisine est pluriquotidien. De façon générale ce sont des pièces sobres et fonctionnelles aux couleurs claires (beige, blanc, avec parfois des bordures plus vives : rouges, bleues). Certaines sont ornementées de petits morceaux et « guirlandes » de tissu, encadrant les étagères de rangement. Le même tissu peut aussi recouvrir le couvercle des pots d’épices et d’aromates rangés dans des petites étagères murales.
La taille des cuisines est très variable et il n’est pas rare qu’elle soit inversement proportionnelle à tout ce qui s’y prépare. L’éclairage n’est pas toujours très bon dans cet espace de la maison. D’autres espaces de la maison peuvent être investis pour préparer les repas.
Description du mobilier ordinaire : les contenants et ustensiles sont rangés dans des armoires suspendues dont certaines ont des portes vitrées. Il y en a trois à cinq sur un (voire deux) des murs de la cuisine, ainsi qu’un meuble à rangement contenant tous les couverts, épices et autres réserves. Si la cuisine est assez vaste, elle comprend une table pour préparer les repas ou pour les consommer. Souvent la cuisine est annexée d’un cellier où sont laissées les réserves de céréales ou de légumineuses dans de grands bocaux en verre, ainsi que les confitures.
Le plan de travail est souvent mitoyen de l’évier ou une table pourra faire l’objet de plan de travail. Pour travailler la matière alimentaire, il existe une table typique ; à pieds pliables de 70 cm environ de hauteur, qui permet de préparer en position assise, ou debout en rassemblant suffisamment de force dans son mouvement, sans avoir mal au dos. L’espace proche de la fenêtre est très prisé pour la préparation des repas. En effet il permet de chasser les odeurs et s’ouvre sur un paysage.
Pour la cuisson, le gaz en hauteur ou à même le sol s’est substitué au bec à kérosène. Toutes les familles ne sont pas équipées de four mais cela est de plus en plus courant (four à gaz ou électrique). Dans un quartier populaire de la vieille ville, j’ai rencontré des habitants d’un immeuble qui partageaient le même four portable, ce dernier circulant d’étage en étage.
La conservation des aliments se fait désormais dans le réfrigérateur, qui s’inscrit dans la « révolution électroménagère ». Le mode de conservation traditionnel, nommé Mouné repose sur de toutes autres stratégies de provisions et appréhension des cycles alimentaires. Le réfrigérateur n’est pas systématiquement placé dans la cuisine, il se trouve aussi dans d’autres pièces. Sa porte est très souvent décorée d’aimants colorés en forme de fruits. A l’image des courses qui sont faites à grande échelle, les réfrigérateurs sont toujours complètement remplis.
Un gradient s’instaure d’une part entre le chaud (feu, lieu de cuisson) et le froid (lieu de conservation).
Les ustensiles de cuisine : contenants et outils de préparation Les plats en terre comme le plat Ardara, les bassines et marmites en cuivre étamé appartiennent à l’ancienne génération et sont actuellement remplacés par les casseroles (tanjara), cocottes et autres récipients en inox ou en aluminium, dont le volume varie entre 2 à 10 litres. Parmi les poêles se distingue celle à yeux, c’est-à-dire comprenant de petits puits disposés régulièrement, de façon circulaire, à sa surface et dans lesquels se préparent les petites omelettes parfumées . Les plateaux ronds sur lesquels seront servies les assiettes ont un diamètre variant entre 30 et 90 cm. Les rakwés sont les cafetières à col étroit, pour préparer le café turc. Elles sont visibles, suspendues par ordre de taille décroissant, en inox ou en émail coloré.
Les outils de préparation comprennent :
– Pour écraser : le pilon (anciennement en métal épais, remplacé par le bois voire le plastique), pour écraser entre autres les gousses d’ail et les poivrons, pour broyer les épices et les fruits secs (noix, amandes…).
– Pour évider les légumes qui seront ensuite farcis : d’une part l’évide légumes c’est-à-dire une lame cylindrique à lame incorporée qui découpe le volume intérieur du légume : awarâret mahchî, d’autre part la tige permettant de récupérer le cœur du légume : fadâyet mahchî.
– Pour éplucher, des épluche-légumes ordinaires
– Pour étaler, un bâton en bois, petit frère du rouleau à pâtisserie.
– Pour façonner : des moules en bois inclus dans la tête de cuillères en bois décoratives et utilitaires. La forme, les dessins et les motifs gravés varient selon la pâtisserie réalisée, sa garniture et la famille qui l’utilise. Par exemple, pour la garniture aux noix, le moule ovale sera choisi. Ils sont principalement destinés à la fabrication des maamoul et des karâbîjs (petits gâteaux fourrés et dont la pâte est à base de semoule).
Les tiroirs contiennent : épluche-légumes, couverts variés, grands couteaux pour la viande, écumoire et passoires au diamètre variable.
L’absolue propreté
Fondamentale en société islamique, la notion de pureté a sa résonance dans la sphère du sacré. Le fait que les aliments doivent être purs ordonne un ensemble de codes et de gestes. Dans certaines ruelles, on trouve des morceaux de pain à même le sol. Au regard de la modernité, cela doit aller directement à la poubelle. D’un point de vue religieux, ce pain est objet d’un grand respect, il faut le prendre, l’embrasser, l’effleurer avec son front puis le protéger. Des contradictions émergent donc (F. Baker, entretiens).
Mary Douglas, auteur « De la souillure », distingue quatre sortes de pureté : matérielle, esthétique, religieuse et sociale et met en évidence deux notions différentes de la pureté: la première implique qu’un élément a du être séparé de sa condition naturelle par un processus de purification (par exemple pour le minéral or) ; dans l’autre cas, un élément naturel qui n’a pas été souillé par l’addition d’autres substances. Ici, il s’agit de l’absence de souillure, de tâche, de saleté grâce aux différents procédés de purification.
D’après Fawaz Baker, il y a une hiérarchie dans la maison, une hiérarchie symbolique qui s’inscrit à l’intérieur même de la maison dans l’opposition propre/sale et intérieur/extérieur. L’endroit où l’on fait la cuisine se démarque des autres. Les lieux les plus propres sont ceux où l’on mange et où l’on dort. C’est « l’intérieur ». Les endroits les moins propres sont ceux où on se lave et où l’on fait la cuisine. C’est « l’extérieur ». La séparation entre le dedans et le dehors est très nette et s’établit entre autre selon un gradient de propreté. D’autre part, les lieux et espaces dans la maison se composent entre jour et nuit : ceux où l’on vit et ceux où l’on dort.
A l’intérieur de la maison, la notion de pur et impur est très importante, (tarkel et majess) et cela se répercute en termes d’espace. La séparation entre la propreté sèche (absence de poussière) et la propreté humide (par passage de l’eau) est très importante. Ici, la propreté est humide car le pur se fait avec l’eau et l’on nettoie en balayant l’eau. L’eau utilisée est généralement froide mais peut aussi être bouillante (ce qui aseptise). Dehors, c’est ce qui est sale. La propreté repose sur différentes règles. Par exemple, un seau spécial (masaka al ard) est utilisé pour nettoyer le sol et ne peut être utilisé pour autre chose. Les contenants doivent être nettoyés trois ou sept fois avant d’être utilisé pour cuisiner. C’est une méthode qui s’appelle Tahara. L’eau permet la propreté. A laquelle s’oppose Najis : saleté, souillure, impureté. (Source : Cendrella Hafez , entretiens).
Pour le corps, les ablutions, acte de purification par lequel le croyant se prépare à entrer dans la sphère du sacré, consiste en une série de lavages ritualisés comprenant les mains, les bras, les coudes, le visage, les pieds ainsi qu’une lustration des cheveux. Certains font également les ablutions des mains, des avant bras et des lèvres, avant et après la consommation du repas.
Introduction |