La sorcellerie sur le terrain
En me basant sur l’exemple de l’Oudmourtie, je montre que les croyances magiques sont ancrées dans la vie quotidienne des habitants. Je décris quelques pratiques de sorcellerie dans cette région, avant d’analyser les difficultés que ce phénomène apporte au travail de terrain.
La croyance en la sorcellerie
La sorcellerie fait partie de la vie quotidienne d’une grande partie des habitants de l’Oudmourtie. Lors de mon terrain, plusieurs femmes m’ont fait part de leurs inquiétudes à ce sujet. Elles avaient notamment peur de perdre leurs maisons à cause de pratiques magiques, en ville comme à la campagne : (24) C’est forcément ma tante qui a jeté un sort encore une fois. Elle veut que ma mère meure pour prendre la maison. Elle n’arrêtera jamais. C’est une sorcière. Это точно мая тетя еще раз навела порчу. Она хочет чтобы моя мать умерла чтобы забрать ее дом. Она никогда не остановится. Она ведьма. Ania 55 ans, femme de ménage, mariée, 2 enfants. Les informateurs accusent souvent leurs proches (les membres de leur famille, les voisines, etc.). Par exemple, Nina, une femme âgée vivant à Ourom (village du raïon de Malaïa Pourga en République d’Oudmourtie), pense que sa belle-fille use de magie pour prendre sa maison : (25) Elle veut ma maison, je le sais. Toute ma vie elle me chasse. Je ne sais pas combien de sorts elle a jeté sur moi. Она хочет мой дом, я знаю. Она всю мою жизнь меня изживает. Не знаю сколько порчи она на меня навела. Nina, 70 ans, retraitée, veuve, 5 enfants. Inversement, Veronika, me confie qu’elle va régulièrement voir une voyante pour neutraliser un sort (en russe : porča) qu’elle attribue à sa belle-mère : (26) Je suis sûre que ma belle-mère a jeté un sort sur moi pour que je reste avec mon conjoint toute ma vie, alors que je veux le quitter et elle le sait bien. Des fois j’ai l’impression que l’on est attaché ensemble avec des cordes invisibles. Et je me sens complètement sans forces. Ma belle-mère connaît sans doute une sorcière qui vit dans le même village qu’elle. Я уверена это моя свекровь навела порчу на меня чтобы я осталась с ее сыном на всю жизнь, а я хочу его бросить и она об этом знает. Иногда мне кажется, что я связана с ним невидимыми веревками. И я себя чувствую совершенно без сил. Моя свекровь точно знает какую-нибудь ведунью которая живет в той же самой деревне, что и она. Veronika, coiffeuse, 30 ans, divorcée, 1 enfant. L’entretien a été réalisé à l’été 2016 à son domicile à Mojga (Oudmourtie). Cette croyance en la sorcellerie est donc ancrée dans la vie quotidienne de plusieurs générations. La peur de la sorcellerie est également alimentée par des médias dans lesquels la 65 Introduction République d’Oudmourtie est décrite comme « un lieu des sorciers » (ex. : l’article dans le quotidien russe Komsomolskaïa Pravda « Les mystères des sorciers d’Oudmourtie » 18, ou l’article dans le quotidien russe Nezavissimaïa Gazeta « Les sorciers d’Oudmourtie sont honorés » 19, entre autres). Pour se protéger des actes de sorcellerie, les habitants de l’Oudmourtie passent par différentes pratiques. Anisimov (2017, p.130) et Khristoforova (2009, p.129-130) montrent que ces derniers se protègent de la sorcellerie en utilisant des formules verbales, en croisant les doigts, en crachant, etc. Il existe également différentes amulettes (en russe : oberegi) que les habitants de l’Oudmourtie portent parfois sur eux (ex. : une épingle à nourrice cachée sur un vêtement, un fil rouge au poignet, une gousse d’ail dans une poche, entre autres choses). Anisimov (2017, p.69) décrit aussi comment certains informateurs considèrent que les excréments possèdent un effet neutralisant efficace contre la magie. Par exemple, il décrit la manière dont, en particulier, les oudmourtes de Bagrach-Bigra (village du raïon de Malaïa Pourga en République d’Oudmourtie) ont privé de sa force magique un sorcier en le forçant à manger ses excréments.
Les pratiques de sorcellerie
La sorcellerie pratiquée en Oudmourtie suit des principes précis. Khristoforova (2009) montre, dans son travail consacré à la sorcellerie dans la région de Verhokamie, que n’importe qui peut être accusé d’acte de sorcellerie. Toutefois, certaines personnes sont plus exposées que d’autres. Ce sont par exemple les personnes qui se trouvent « à la frontière de l’espace social » (en russe : na okraine socialʹnogo prostranstva) et qui représentent ainsi une menace potentielle pour la société : les riches ou les pauvres, les marginaux ou les assistés, les personnes trop autoritaires ou sans autorité, les personnes sans enfants ou célibataires, etc. (Khristoforova, 2009, p.123 Anisimov (2019, p.245) montre, à partir d’entretiens réalisés en République d’Oudmourtie durant les années 2007-2018, qu’il est possible de reconnaître un sorcier ou une sorcière selon son comportement : 1) les sorcières ne se permettent pas de regarder dans les yeux, 2) s’il y a un contact visuel avec une sorcière, elle détourne les yeux, 3) en cas de consommation d’alcool, les sorcières et les sorciers se mettent en colère (en russe : načinajut besnovatʹsja) et se comportent de manière provocante. Le sorcier (ou la sorcière) est en mesure de jeter des mauvais sorts. Par exemple, il lui est possible d’altérer la santé d’un animal domestique. Dans l’exemple qui suit, Valia pleure la mort de sa vache : (27) Tout allait bien et soudain notre vache tombe ! Elle est morte une semaine plus tard ! Je me demande qui a fait ça. C’est évidemment une sorcière de notre village. Mais je me demande dans quel but le sort a été jeté et qui a fait tout ça. Peut-être que ma sœur essaye de me chasser pour vivre dans ma maison… Все было хорошо и вдруг наша корова заболела ! Она умерла через неделю ! Я себя спрашиваю кто мог это сделать. Конечно это дело рук колдуньи из нашей деревни. Но вот думаю с какой целью порчу навели и кто это сделал. Может моя сестра пробовала меня выжить из дома чтобы потом жить в моем доме… Valia 60 ans, retraitée, mariée, 2 enfants. Ces sorts peuvent être jetés de différentes manières. Je cite ici trois exemples : 1) la destruction d’objets, 2) le dépôt d’objets, 3) la collecte d’informations. Dans le premier cas, le sorcier jette un sort en détruisant des objets personnels de la victime. Par exemple, Nina (70 ans), me montre le bas d’une de ses robes méticuleusement découpé en petits triangles en expliquant qu’un sorcier tente de la faire tomber malade. Dans le deuxième cas, le sorcier place des aiguilles au chas brisé entre les rondins du mur de la maison ou du sauna20. Faina, une mère de trois enfants, me confie qu’un sort a été jeté sur sa famille à l’aide d’une grande 20 À cette même fin, des cendres peuvent également être déposées sur le banc du sauna. 67 Introduction aiguille de ce type. Faina suppose que quelqu’un voulait ainsi prendre possession de sa maison : (28) Faina : Avant de déménager ici on habitait à Bolšie Seby. À vrai dire, j’ai décidé de déménager parce que quand on a calfeutré notre sauna [en russe : banja] j’ai trouvé une aiguille sans chas. Bien sûr, je l’ai retirée, puis enterrée avec les mots « je veux que le sort retourne à celui qui l’a jeté ». Mais c’est pour ça que j’ai décidé de déménager. Moi : Qui a fait cela, à ton avis ? Faina : Je ne sais pas. Mais la maison a été achetée par nos voisins. C’était aussi une famille nombreuse, ils ont acheté notre maison avec le capital maternel. Tout est possible. Peut-être même que cette voisine a fait tout pour qu’on déménage. Je sais que ça fait longtemps qu’ils voulaient cette maison (en russe : zarilis’ na etot dom). Фаина : Раньше, до того как переехать, мы жили в Больших Себах. По правде сказать, я решила переехать потому что когда мы утепляли баню я нашла между бревен сломанную иголку без ушка. Конечно я ее сразу достала, закопала в землю со словами « я хочу чтобы порча вернулась к тому кто ее сделал ». Но именно поэтому я решила переехать. Я : Кто это мог сделать, как ты считаешь ? Фаина : Я не знаю. Но дом был куплен нашими соседями. Тоже многодетная семья, купили у нас дом с материнским капиталом. Все возможно. Может быть это соседка и сделала чтобы мы переехали. Я знаю, они давно зарились на этот дом. Faina, 32 ans, cuisinière dans un café, mariée, 3 enfants. L’entretien a été réalisé à l’été 2016 dans un parc à Mojga (Oudmourtie). Dans le troisième cas, le sorcier a besoin de collecter des informations sur l’objet ou la personne qu’il cherche à ensorceler. Toutefois il évite pour cela de se faire remarquer et envoie donc un tiers appelé « agent ». Dans les entretiens que j’ai pu réaliser, comme dans les cas précédents, cette pratique a pour but principal de déloger les familles de leur maison.
Sorcellerie et enquête de terrain
Pour minimiser les biais induits par une méthode de recrutement des informateurs fondée sur les réseaux de voisinages et familiaux, et dans le souci de garantir leur anonymat, j’ai choisi de ne recourir à ces réseaux qu’en cas de nécessité. En effet, les relations préexistantes peuvent créer une charge émotionnelle importante pouvant biaiser les données recueillies (Bila 2008). Cela peut, en outre, rendre difficile pour le chercheur le maintien d’une distance appropriée avec son informateur. Par ailleurs, l’utilisation des réseaux personnels conduit inévitablement à l’homogénéisation du terrain, le chercheur risquant de s’enfermer dans son propre milieu social. Pour éviter ces difficultés potentielles, j’ai décidé de privilégier la méthode du porte à porte. Cette méthode est largement utilisée par les chercheurs en Russie, aussi bien pour mener leur terrain en zone rurale qu’en zone urbaine. Cette méthode est également beaucoup critiquée. Beaud & Weber (1998, p.104) déconseillent fortement l’utiliser : « Même si l’on vous accueille, les conditions d’une véritable enquête ethnographique ne sont pas réunies. On vous offre une interaction anonyme là où vous avez besoin d’une relation personnelle […]. Vous ne pourrez plus vous démarquer de la relation que vous aurez ainsi établie. On ne vous prendra pas au sérieux, on vous répondra pour se débarrasser de vous ». Dès mes premiers jours de terrain en Oudmourtie, cette méthode s’est en effet révélée problématique. Je me suis heurtée à une majorité de refus, la méfiance et l’agressivité étant manifestes. Parce que je collectais des informations lors de mes enquêtes de terrain, j’étais régulièrement soupçonnée d’être l’agent d’un sorcier. Mes questions relatives au logement étaient généralement considérées comme intrusives et étaient par conséquent traitées avec méfiance (certains informateurs souhaitant même mettre fin à l’entretien). Il m’était impossible de changer cette perception négative en montrant mes documents, ma carte d’étudiante, ou en explicitant mon identité et mes motivations. Par exemple, Tamara, une femme au foyer âgée de 25 ans avec deux enfants, après ma question sur son logement, « combien possèdes-tu de chambres dans ta maison ?», devint tout de suite agressive :Pourquoi me poses-tu des questions aussi intimes ? Tu veux voler ma maison ? Tu es venue de la part d’une sorcière ? Почему ты мне задаешь такие интимные вопросы ? Ты хочешь украсть мой дом ? Ты пришла от колдуньи ? Tamara, 25 ans, femme au foyer, mariée, 2 enfants. L’entretien a été réalisé à l’été 2014 devant sa maison à Mojga (Oudmourtie). Mon entretien avec Tamara s’est déroulé devant sa maison à Mojga. À cause de son inquiétude et de sa méfiance, j’ai été obligée d’éviter toutes les questions concernant son logement lors de l’entretien. Les questions portant sur des quantités (le nombre de pièces dans la maison, le nombre d’années de résidence dans un logement, l’âge) sont ressenties comme particulièrement gênantes par mes informateurs. Le thème des possessions matérielles étant central dans mon travail, j’ai été régulièrement confrontée à des réactions de méfiance, voire d’agressivité qui rendaient le terrain difficile. Mes informateurs étaient parfois convaincus que je souhaitais m’accaparer leur maison en ayant recours à la sorcellerie.