Dans le Québec d’aujourd’hui, entré de plain-pied dans la modernité, tout ce qui relève du domaine religieux est perçu plutôt négativement, du moins dans les milieux intellectuels. Le christianisme, et plus spécifiquement le catholicisme, bat de l’aile. Sous le coup des scandales qui s’accumulent, il est en train de perdre le peu de crédibilité qui lui restait. Aujourd’hui, le christianisme, à l’instar de toute forme de religion (du moins en Occident), s’entend comme une instance extérieure que l’on subit, comme une force asservissante. Le fait même de penser le religieux devient, selon certains, un signe de faiblesse. Pour l’écrivain Victor-Lévy Beaulieu, [I]e désir de comprendre [est] antinomique avec le fondement de toute religion qui s’appuie exclusivement sur l’ignorance pour perdurer. Bienheureux les simples d’esprit car ils verront Dieu! Bienheureux les pauvres car ils seront riches dans le royaume de Dieu! Bienheureux ceux qui sont humbles en cette vie, car ils connaîtront la gloire dans l’au-delà! Deux mille ans à enseigner de telles sornettes, à en marteler les esprits dès l’enfance, à recourir à toutes les menaces pour que la pensée ne fasse pas opposition à cet infantilisme qu’est toute croyance! La religion, cette insulte à l’intelligence, ce déraisonnement .
Voilà écrit avec talent et beaucoup de fiel ce que plusieurs, non seulement au Québec mais un peu partout en Occident, pensent du phénomène religieux. Pour le croyant que je suis et qui s’intéresse à la pensée philosophique il y a de quoi être intimidé! Peut-on de nos jours perdre son temps à réfléchir sur ce que plusieurs considèrent comme des sornettes? A vouez, cela manque de sérieux .
Pourtant, ce regard porté sur la religion m’apparaît bien superficiel. Tout ce que l’Église a pu faire subir aux générations qui nous ont précédés, de la mainmise sur l’appareil de l’État jusqu’à la vie régentée de chaque foyer, ne change rien à l’importance que revêt le fait chrétien dans l’histoire de l’humanité occidentale. Sans méconnaître les torts du christianisme à travers l’histoire, plusieurs philosophes du XXe siècle comme, entre autres, Étienne Gilson, Jacques Maritain, Claude Tresmontant, Nicolas Berdiaev, Paul Ricœur, ont contribué à établir des ponts entre la foi et la raison.
Je persiste également à penser avec le philosophe Maurice Blondel que la raison a sa place au cœur du phénomène religieux. Voici ce que celui-ci écrivait le 20 octobre 1893 au directeur de l’École Normale M. Georges Perrot: Je me sens davantage exposé à voir mes intentions mal comprises. Cette abstention [l’examen critique de questions concernant le domaine du religieux] [ .. . ] me paraît pleine de périls, parce qu’elle laisse en l’absence de toute discussion rationnelle sur des questions qu’on ne peut supprimer, le champ ouvert au conflit violent des passions; aussi au risque d’être attaqué de part et d’autre j’ai souhaité de remédier à cette mutilation volontaire de la pensée humaine. Ces problèmes – que l’on s’est accoutumés chez nous à ne point considérer comme philosophiques parce que, devant le tumulte des intérêts ou des ambitions qui s’y mêlent, les âmes les plus généreuses et les esprits les plus modérés s’en sont détournés avec tristesse ou mépris – j’ai essayé de les aborder avec l’impartialité d’un esprit nouveau [ … ]. J’ai revendiqué pour la raison, la part de son domaine qu’elle a délaissé.
Tout cela va à l’encontre de la perception qui veut que la religion ne soit qu’une stricte affaire de foi et que la raison ne puisse y trouver une place d’où il lui serait possible d’argumenter en sa faveur, au lieu de se retrouver seule, contemplant de façon extérieure ces choses étranges que sont la foi et ses mystères qu’elle ne saurait pénétrer et qui en somme ne la regarde pas.
Dans ce mémoire, j’établis un lien profond entre Fernand Dumont et Maurice Blondel. Leurs œuvres ne sauraient être détachées de la vie qu’ils ont menée. Pourquoi? Parce que le christianisme informe la pensée de Blondel et de Dumont. Les interrogations que pose la culture contemporaine ne peuvent laisser indifférent le penseur chrétien surtout si ce dernier s’est donné pour objectif de penser la société, la culture, ou la destinée humaine. Ainsi il me semble difficile d’exclure la pensée de Blondel et de Dumont de leurs propres expériences de vie. L’évolution de la culture vers la modernité module nos vies et heurte de plein fouet toute référence à une forme de tradition comme l’est le christianisme dans notre société C’est d’ailleurs le point de départ de toute la réflexion de Fernand Dumont. « À ceux qu’ont agacés mes rappels épisodiques de Montmorency, je dois avouer une faute encore plus grave encore: même mes livres théoriques ne parlent pas d’autre chose. Les questions qui m’ont occupé, de l’épistémologie à la sociologie de la connaissance et de la culture, n’ont pas d’autre foyer . Dumont ici, nous parle de culture. En effet, la culture est beaucoup plus que simple production d’œuvres d’art, elle est le milieu dans lequel nous vivons, elle est le lieu de l’homme, une mémoire. Depuis ses jeunes années à Montmorency jusqu’à la plus haute fonction universitaire qui ouvre sur un plus vaste horizon, c’est la société québécoise en train de se modifier qui interpelle Dumont. Les intentions de Blondel n’étaient-elles pas également dirigées vers une solution concernant une modification de son milieu? Ne pouvant plus donner raison de sa propre croyance dans ce milieu universitaire « pénétré d’idéalisme, de rationalisme ou de dilettantisme», Blondel cherche une solution. Dans une préface qu’il rédige en 1927 pour une réédition de sa thèse L’Action, Blondel tient à clarifier le but qu’il s’était fixé au départ. « Mon intention originelle a été de constituer une philosophie à la fois autonome et telle néanmoins que du point de vue rationnel elle réponde spontanément aux exigences les plus précises et les plus rigoureuses du catholicisme ».
C’est une culture traditionnelle imprégnée du christianisme qui se modifie sous le regard de Blondel et de Dumont. Profondément croyants, c’est dans leur propre vie qu’ils en ressentent une blessure. L’importance d’événements qui convergent tous vers la sortie du monde clos, traditionnel, où le sens est donné, créera une fracture telle, que Dumont parle d’émigration. C’est d’ailleurs dans Récit d’une émigration que Dumont nous dévoile son attachement à Blondel. Nous pourrions presque dire que le lien qui les unit est une histoire de blessure.
Voilà le but que je me suis fixé pour ce présent travail: démontrer que c’est non seulement la pensée de Blondel qui influença Dumont, mais la vie de chacun qui se débat au milieu d’une culture en transformation. C’est pourquoi, pour mieux cerner qui était Blondel, j’ai puisé non seulement dans les ouvrages techniques comme L’Action de 1893 et Les premiers écrits, mais également dans les Carnets intimes et les nombreuses correspondances où l’on peut sentir tout le drame de cette vie où les conflits, la maladie, et les doutes quant à la valeur de sa pensée ont été son quotidien. Chez Fernand Dumont, outre ses ouvrages techniques, Récit d’une émigration ainsi que sa poésie seront précieux pour comprendre l’homme marqué par la modernité et les défis qu’elle nous impose.
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