La cour de Turin au temps du duc Charles-Emmanuel I er
Situation politique du Piémont au début du XVIIe siècle
C’est en 1563, un an après la naissance de Charles-Emmanuel, que la Savoie transfère sa capitale de Chambéry à Turin. Charles-Emmanuel devient le duc de Savoie à la mort de son père Emmanuel-Philibert en 1580 et s’emploie à faire de Turin un carrefour des cultures française, italienne et espagnole15. En effet, il est à la fois le fils de Marguerite de France (1523-1574), la plus jeune des filles de François I er, et l’époux de Catherine d’Autriche (1567- 1597)16 – deuxième fille de Philippe II, roi d’Espagne, et petite-fille de Charles Quint – et dont le mariage doit être comme une union espagnole autant que française . La Savoie va donc osciller entre la France et l’Espagne durant le règne de Charles-Emmanuel et prendra une physionomie éthico-linguistique hybride qui se reflète également sur le plan culturel Sur le plan politique, le Piémont relève d’un système ambigu et contradictoire, à la fois Renaissance et Baroque et qui apparaît à l’époque comme un exemple d’État moderne en même temps qu’il conserve des restes de féodalité . Ainsi que l’a souligné Stéphane Gal dans un récent ouvrage sur la politique de Charles-Emmanuel I er, le Traité de paix de Lyon de 1601, qui met un terme à la guerre franco-savoyarde, va modifier les orientations géopolitiques européennes et poussera la Savoie à regarder davantage vers la péninsule italienne . En effet, Charles-Emmanuel détourne les yeux de ses prétentions espagnoles en 1606 pour s’intéresser, entre autres, « au duché de Milan et ses satellites de la vallée du Pô comme les petits duchés de Mantoue et de Montferrat. Le duc y noue des alliances grâce à ses filles (Isabelle et Marguerite ), tel un maillage matrimonial qui fait entrer les territoires de l’Italie du Nord dans un réseau dynastique dont la maison de Savoie est le centre ». Ainsi, la première guerre du Montferrat trouve son origine dans la volonté de Charles-Emmanuel de mettre la main sur ce duché voisin qui est gouverné à cette époque par la couronne espagnole après la mort, fin 1612, du duc Francesco Gonzaga dont la veuve n’est autre que Marguerite de Savoie. La volonté de faire de la Savoie le centre de gravité du pouvoir européen fera passer la cour de Turin d’un modèle politique féodal à un régime absolutiste, tout en la plaçant au cœur de « l’imbroglio des affaires italiennes du début du Grand Siècle ». Martha D. Pollak, quant à elle, remarque que les cinquante ans de règne du duc Charles-Emmanuel sont marqués par le « bellicisme et les revers soudains », par une volonté expansionniste et de « cruelles défaites », mais aussi par une « philosophie politique combative » qui a permis l’extension, l’unification et l’embellissement continus de Turin au tout début du XVIIe siècle : l’expansion de la cour ainsi que celle de la chapelle ducale de la Savoie va de pair avec l’augmentation d’offices et la multiplication de charges . La Savoie, longtemps ennemie, allait rejoindre « une coalition qui transformait les Alpes en puissante ligne de front face aux Habsbourg28 » afin de « briser l’influence espagnole dans la partie la plus fragile de l’Europe29 » qui est à cette époque l’Italie, rappelons que l’Espagne domine très fortement une partie importante de l’Italie. Les aspirations politiques du duc s’affirment également à travers ses fils. Ainsi, après l’échec de la candidature de son quatrième fils, Maurice, à l’archevêché de la Cathédrale de Monreale en Sicile en 1609 , il envoie le troisième, le prince Emmanuel-Philibert, à Palerme en 1614 pour des raisons politiques et militaires . L’accession au cardinalat de Maurice de Savoie, en 1607, a permis la réalisation d’un double but politique que CharlesEmmanuel poursuivait depuis longtemps : établir une présence et donc une influence de la Savoie au sein de la curie romaine et faire bénéficier Turin des privilèges similaires à ceux dont jouissait le roi de France sur l’église gallicane . La France sert donc de modèle politique à la cour de Savoie. Les relations francosavoyardes seront également celles de la France avec toute l’Italie du Nord, signe d’une réalité diplomatique nouvelle . Charles-Emmanuel tente donc, grâce à des stratégies politiques et diplomatiques, de se rapprocher de la France aux dépens de l’Espagne sans déséquilibrer l’alliance traditionnelle de sa cour avec les rois catholiques ni sa position politique vis-à-vis des États pontificaux. Turin est en effet géographiquement à équidistance entre Paris et Rome et ne cesse de favoriser les multiples initiatives religieuses qui font de la Savoie un laboratoire de la Réforme catholique.
La transformation du Piémont à l’époque baroque
Sur la voie de la construction d’une identité nobiliaire turinoise
L’éducation des princes
L’éducation des jeunes princes est marquée par l’Espagne, non seulement du fait de leur ascendance – puisque leur mère, Catherine-Michelle, est la deuxième fille du roi Philippe II51 – mais aussi pour avoir effectué un séjour à Madrid de 1603 à 1606 dans le but, d’une part, de compléter l’éducation commencée à Turin vers 1599 sous l’égide du Jésuite milanais Giovanni Botero, et, d’autre part, de les rapprocher de la couronne d’Espagne. En 1606, l’aîné, Philippe-Emmanuel, meurt de la variole, ce qui contraint la plupart de ses frères à rentrer à Turin où Botero reprend leur instruction jusqu’en 1610. Botero n’est pas uniquement le précepteur des princes, mais aussi poète53 et un agent diplomatique au service du duc depuis 158454, chargé de contribuer au maintien d’un lien étroit entre Turin et Milan alors, nous l’avons vu, sous domination espagnole. C’est que Botero, à la fin du XVIe siècle, a été le secrétaire de l’archevêque de Milan, Carlo Borromeo55. Victor-Amédée, le deuxième fils de Charles-Emmanuel, est donc voué à lui succéder. Il se mariera56 en 1619 avec Christine de France et deviendra duc à la mort de son père en 1630. Son frère cadet, Emmanuel-Philibert, sera fait « Amiral de la mer » (« Ammiraglio del mare ») par son grand-père le roi Philippe II d’Espagne en 161257, ce qui le conduira à s’expatrier à Palerme, avant de devenir vice-roi de Sicile en 1622. Enfin, Maurice de Savoie, destiné à l’Église depuis son plus jeune âge, sera créé cardinal à l’âge de quatorze ans. De cet important personnage, laissons l’ambassadeur Marco Antonio Moresini, dans la partie finale de la lettre citée plus haut, dresser le portrait : « De ce Prince Cardinal, il [le duc Charles-Emmanuel] me parla longuement et avec de nombreuses louanges, en célébrant la splendeur avec laquelle il vit à la Cour de Rome, se faisant connaître comme le fils d’un si grand Père. Il est également aimé et apprécié par les courtisans, qu’il traite de manière affable en ne tarissant pas de révérences et avec une gravité qui ne diminue pas son amour pour eux. […] De tels Princes, comme Monsieur le Cardinal, qui poursuivent le mérite plutôt que la vanité de la renommée, suscitent une envie silencieuse due à leur propre réputation et grandeur. Monsieur l’Ambassadeur [Lodovico d’Agliè] apprécia avec une extraordinaire satisfaction sa pensée, en ajoutant que Monsieur le Cardinal se rendrait sous peu en France, mais que le bien de l’Italie le voulait en réalité à Rome . »
La transformation urbanistique et politique de la cour de Turin
La transformation de Turin entre le XVIe et le XVIIe siècles s’inscrit dans un contexte d’essor militaire qui a profondément modifié l’urbanisme et l’architecture de la ville . La première étape a été entamée par le duc Emmanuel-Philibert et poursuivie par son fils Charles-Emmanuel qui s’inspire, sur le plan urbanistique, des propositions de Botero, précepteur de ses fils et dont l’influence dans l’agrandissement de la ville dans les années 1610 et 1620 est considérable61. C’est aussi l’époque de construction de résidences à l’extérieur de la ville, Charles-Emmanuel adoptant la méthode romaine de l’expansion aussi bien sur le plan du territoire que sur le plan de l’accroissement de la population62. Ainsi, La Vigne du cardinal Maurice est construite en 1615 sur une colline aux alentours de Turin et selon le modèle des villas romaines de la même époque . Quelques années plus tard, entre 1621 et 1627, la devise DUM PREMOR AMPLIOR (plus on m’accable plus je m’étends) sera gravée sur le ducaton frappé par la cour et qui présentait le dessin d’un petit compas qui était un symbole traditionnel de la prudence . Le cardinal Maurice médite chaque détail de la construction de sa Vigne selon ses ambitions politiques et philosophiques et avec un sens métaphorique et emblématique poussé . De même, l’influence espagnole à Turin se fait sentir quand le duc fait appeler la nouvelle résidence de Mirafiori du mot espagnol Miraflores . L’Anglais Thomas Coryat s’émerveille de la beauté de Turin lors de son passage en 1611 . En effet, tous ces changements urbanistiques et architecturaux ont non seulement pour but de concilier les intérêts politiques du duc avec les besoins d’urbanisme de la ville mais aussi de rivaliser avec les princes italiens et les rois de France et d’Espagne en mettant en scène la dynastie savoyarde . C’est ainsi que lors de son passage dans la capitale piémontaise, dans les années 1620, Henri II de Bourbon sera étonné par les nouveautés urbanistiques de ce théâtre à ciel ouvert et remarquera que « depuis quelques années le Duc a commencé une ville neufe [sic] ». Ainsi que l’a souligné Stefano Lorenzetti, entre la Renaissance et le Baroque, les lieux du pouvoir du prince deviennent visibles, ils se transforment en images et s’imposent grâce à une série interminable de signes qui se codifient dans un rituel précis ; le cérémonial de la cour est en effet le reflet des aspirations politiques des souverains . C’est pour cette raison que la cour de Turin affectionne la représentation des giostre (les joutes) qui sont, si l’on en croit une chronique datée de 1618, les spectacles théâtraux en plein air parmi les plus « remarquables car ils ont un je ne sais quoi de guerrier qui contente l’œil des spectateurs en même temps qu’il donne du plaisir aux combattants73 ». Il est vrai que la cour de Turin n’avait pas l’exclusivité des giostre et des tournois, qui étaient également représentés dans d’autres cours comme celles de Mantoue, Modène ou Rome74. Le « programme de célébrations titanesque » de Charles-Emmanuel va de pair avec le renouveau urbanistique et la transformation politique de la cour. Il contribue également à construire un contexte culturel, artistique et musical autour du duc et de ses fils. Le raffinement de l’art, et notamment celui du collectionnisme, devient ainsi une vitrine internationale . C’est la raison pour laquelle le projet de galerie de Charles-Emmanuel s’inscrit dans le renouvellement urbanistique de Turin.