C’est dans une volonté d’expansion économique pour le Québec que, le 30 avril 1971, le gouvernement de Robert Bourassa a dévoilé le plan de construction d’un vaste complexe hydroélectrique sur le territoire de la Baie James (Kirkey, 2015). Le territoire d’Eeyou Istchee était alors perçu comme une nouvelle frontière à franchir, un espace vierge à conquérir et à exploiter à des fins économiques (Desbiens, 2006). Or, les Cris et les Inuit qui occupent ce territoire n’ont été ni consultés, ni invités à participer au projet (Kirkey, 2015). Le mode de vie des Cris, intimement lié au territoire, allait être considérablement bousculé par la construction d’infrastructures sur leur territoire ancestral (Whiteman, 2004). Alors que des traités avaient été signés entre le gouvernement du Canada et d’autres nations autochtones entre 1871 et 1921, ce n’était pas le cas pour certains groupes plus au Nord. Les 11 traités dits numérotés stipulent que les Autochtones concernés cèdent leurs droits au territoire en échange de la protection de la part de l’État canadien (Martin, 2010). Les Cris d’Eeyou Istchee n’avaient encore jamais renoncé à leurs droits lorsque les travaux de construction ont débuté en territoire non cédé. L’omission du gouvernement québécois de consulter les Cris avant d’entreprendre ces travaux a déclenché une longue saga politique et judiciaire. Une injonction a été déposée par les Cris et les Inuit en 1973 pour faire cesser les travaux de construction du complexe hydroélectrique, mais a été rejetée en appel au nom du bien commun de tous les Québécois (Desbiens, 2006; GCC, 2010; Martin, 2010). Ce geste d’éclat a néanmoins créé une nouvelle dynamique dans les rapports entre l’État et les nations autochtones en montrant que les projets de développement territorial ne pouvaient plus s’élaborer sans l’implication des Autochtones (Martin, 2010).
Signée le 11 novembre 1975, la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ) est le premier traité moderne au Canada, suite à l’adoption en 1973 d’une politique sur les revendications territoriales globales en réponse à l’arrêt Calder rendu par la Cour Suprême. La CBJNQ précise les droits et les responsabilités des Cris, des Inuit et des gouvernements du Québec et du Canada . Elle stipule que les Cris cèdent une partie de leurs terres ancestrales pour la construction du complexe hydroélectrique en échange de compensations financières, de droits exclusifs sur une partie des terres et de certaines mesures d’autonomie gouvernementale (Senécal et Égré, 1999).
La CBJNQ a introduit une division du territoire en trois catégories. Les terres de catégorie I, qui englobent le territoire sur lequel se trouvent les communautés cries, sont soumises au contrôle exclusif des Cris, lesquels détiennent des droits exclusifs d’exploitation de la faune, et représentent environ 1,5% de leur territoire ancestral (Kirkey, 2015; Salée et Lévesque, 2010; Whiteman, 2004). Cependant, le gouvernement québécois en conserve la propriété et se réserve certains droits, par exemple ceux relatifs au sous-sol. Les terres de catégorie II représentent environ 18% de Eeyou Istchee. Les Cris y détiennent des droits exclusifs de chasse, de pêche et de piégeage. Quant aux terres de catégorie III, elles totalisent plus de 80% du territoire ancestral. Bien que les Cris y conservent certains droits d’exploitation, ces terres sont publiques et la propriété du gouvernement du Québec (Salée et Lévesque, 2010).
Impacts sociaux
Parmi les impacts sociaux engendrés par les activités d’exploitation, dont le développement hydroélectrique, Whiteman (2004) parle d’une rupture dans la culture crie. Avec la création du rôle de « chef » par la Loi sur les Indiens, ensuite renforcé dans la CBJNQ, une division s’est exercée au sein des communautés cries. La perte de contrôle, d’autorité et de respect pour les maîtres de trappe (« tallymen ») a créé un schisme dans la culture. Bien que des mesures soient en place pour tenir compte de l’avis des maîtres de trappe dans les processus décisionnels en lien avec la gestion du territoire et l’extraction des ressources (Awashish, 2018), leurs demandes et recommandations ne sont pas toujours honorées dans la pratique (Whiteman, 2004). Comme Warner (1999) l’explique, les impacts sociaux générés par les transformations majeures apportées au territoire ont bouleversé le mode de vie traditionnel des Cris par la construction de barrages, de routes d’accès, de lignes de transmission et la création de réservoirs. Les communautés situées sur la côte de la Baie James, à l’embouchure de rivières qui ont été affectées par le projet, ont été le plus touchées par ces transformations. Niezen (1993) rapporte que la communauté de Chisasibi, autrefois située sur l’île Fort George à l’embouchure de la rivière La Grande, a été relocalisée en 1980 en raison des risques d’érosion causés par la fluctuation du niveau des eaux. Il rapporte que les taux de criminalité, de suicide, de violence familiale et d’abus d’alcool et de drogues y étaient plus élevés que dans la communauté de Mistissini, moins affectée par le développement hydroélectrique. Il proposait que l’incidence des problèmes sociaux à Chisasibi était liée aux bouleversements environnementaux.
Impacts environnementaux
La construction du projet hydroélectrique a eu d’importantes conséquences sur l’environnement. En plus des inondations provoquées par la création de réservoirs, la construction de routes (Kneeshaw et al., 2010) et de lignes de transmission ont aussi perturbé les écosystèmes. Les habitats fauniques ont subi des changements, notamment en raison de l’inondation de milliers de kilomètres carrés de terrains de trappe familiaux ce qui a résulté en des variations dans la disponibilité des espèces chassées et piégées traditionnellement (Senécal et Égré, 1999; Whiteman, 2004). À elle seule, la première phase du complexe La Grande a eu comme conséquences l’inondation de 10 000 km² sur le territoire avec la construction de huit barrages principaux, l’augmentation de près du double du débit de la rivière La Grande, du détournement de sept rivières et la création de cinq réservoirs (Peters, 1999). Ces inondations, en plus de faire disparaître sous l’eau des lieux importants pour les Cris dont des sites abritant des sépultures, ont engendré des concentrations de mercure de trois à cinq fois plus élevées que la normale dans certaines espèces de poissons, mettant en péril la pérennité de la pêche (Sénécal et Égré, 1999) alors que cette activité représente 25% de l’apport alimentaire en protéines animales chez les Cris (Warner, 1999). Plus précisément, le méthylmercure se retrouve principalement dans les eaux des réservoirs et, pouvant y demeurer de 20 à 30 ans, contamine les espèces prédatrices comme le brochet (Rosenberg et al., 1997).
Le programme de sécurité du revenu des chasseurs et piégeurs cris
Le chapitre 30 de la CBJNQ concerne l’instauration du programme de sécurité du revenu de chasseurs et piégeurs cris (PSR) . La mise en place de ce programme est le fruit de négociations entre les leaders cris et le gouvernement du Québec. Il a pour objectif de garantir un revenu pour les Cris qui désirent maintenir un mode de vie traditionnel basé sur des activités telles que la chasse, la pêche et la trappe de même que des activités accessoires telles que « la fabrication ou la réparation de matériel, la préparation et l’aménagement du terrain, le traitement, le transport et la commercialisation des produits d’exploitation, la fabrication d’objets artisanaux, la gestion de la faune, les déplacements, etc. » (OSRCPC, 2019c). Le PSR, avec sa portée légale, est le premier programme de sécurité du revenu de ce type à être instauré de manière permanente au Canada (Collette et Larivière, 2010) et, selon Scott et Feit (1992), en Amérique du Nord. D’autres programmes similaires ont vu le jour ailleurs par la suite, notamment le Nunavut Harvesters Support Program, établi en 1993. Bien qu’établi dans un contexte différent de celui du PSR, ce programme vise à aider les chasseurs inuit en offrant du soutien financier pour l’achat d’équipement et de matériel nécessaires à la chasse, à la pêche et à d’autres activités traditionnelles . Plusieurs peuples autochtones aspirent encore à quelque chose de similaire (Collette et Larivière, 2010). Il importe de noter la création de la Cree Trapper’s Association (CTA) dans le cadre de la signature de la CBJNQ. Cet organisme a pour rôle de représenter et de protéger les intérêts des piégeurs cris auprès des instances de gouvernance territoriale en plus de fournir du soutien financier pour les infrastructures, le matériel et des services nécessaires au piégeage (CTA, 2019; Feit, 1989).
Le PSR a été négocié par les Cris et mis en place pour pallier la perte de territoire et des ressources (Collette et Larivière, 2010). Durant les années 1990, et encore en 2010, de nombreux recours en justice ont été déployés par la Nation Crie en raison des manquements du gouvernement québécois à remplir ses obligations contenues dans la CBJNQ, notamment en ce qui a trait aux évaluations environnementales (Martin, 2010; Salée et Lévesque, 2010). Le régime de protection de l’environnement et du milieu social prévu au chapitre 22 de la CBJNQ précise les modalités et les procédures visant à protéger l’environnement et la poursuite des activités traditionnelles y étant rattachées dans le contexte de projets de développement sur le territoire (Peters, 1999). Le Comité consultatif pour l’environnement de la Baie James (CCEBJ), créé en lien avec le chapitre 22 de la CBJNQ, agit comme interlocuteur officiel auprès des gouvernements. Il a comme mandat, entre autres, de surveiller l’application des dispositions prévues en lien avec les processus d’évaluation des impacts environnementaux et sociaux, d’y assurer la participation des Cris et de conseiller les gouvernements en regard des lois et des politiques ayant le potentiel de toucher les communautés et l’environnement (CCEBJ, 2020). Bien que le chapitre 22 définisse clairement la représentation des Cris au sein d’instances décisionnelles et consultatives telles que les comités, les conseils d’administration et les commissions en lien avec les évaluations environnementales, les mécanismes encadrant les consultations publiques entourant le développement de projets sur le territoire, quant à eux, sont moins bien réglementés. Ainsi, malgré qu’elles soient encouragées par différentes mesures mises en place par les organisations cries, les consultations publiques manquent souvent la cible (Lajoie et Bouchard, 2006) et il n’y a pas de mécanismes particuliers assurant la participation des femmes à ces processus. Il convient de noter que le chapitre 30 de la CBJNQ, chapitre portant sur le PSR, est le seul à ne pas avoir été l’objet de litige jusqu’à ce jour (Serge Larivière, directeur général de l’OSRCPC, communication personnelle, 2018) .
CHAPITRE 1 : INTRODUCTION |