La contradiction des membres associatifs
Pourtant, un certain nombre d’éléments immédiatement observables et pouvant interpeller, permettent dores et déjà de questionner l’évidence d’un changement caractérisé par un tournant démocratique dans le paradigme de l’aide, ainsi que par une efficacité accrue de la politique de coopération, au seul titre qu’on y associe les ASI. D’abord, on peut s’interroger sur la pertinence du rapprochement analytique entre les catégories « démocratie » et « ASI ». En effet, une organisation comme la CRF n’est ni représentative de la population, ni soumise aux mêmes contrôles que les institutions démocratiques telles qu’elles sont envisagées dans les Etats modernes. A moins que, hypothèse plus probable, par cette référence démocratique, il soit fait état de la supposée ‘initiative citoyenne’ des membres associatifs et au fonctionnement interne ‘participatif’ des ces organisations. Là encore, on peut douter que le seul fait d’associer des organisations démocratiques par leur fonctionnement interne, mais dont le personnel ne satisfait à aucun critère de représentativité, permette de célébrer une quelconque avancée démocratique d’une politique. De surcroît, il reste discutable que les descriptions de ces organisations comme espace d’ ‘initiative citoyenne’ ou d’ ‘engagement’ soient satisfaisantes considérant le vaste mouvement de professionnalisation qu’elles connaissent depuis plus de quinze ans . Dès lors, une première intuition peut être formulée qui met en cause l’explication du rapprochement des institutions de la coopération avec les ASI telle que la CRF par une simple rencontre de velléités démocratiques manifestées par l’Etat d’une part, et de la revendication d’une légitimité démocratique de la CRF d’autre part.
En effet, plusieurs questions se posent qui contribuent à dissiper l’évidence : A quelles mutations internes correspond le processus de professionnalisation de cette organisation? Quelles évolutions connaissent les statuts des différentes catégories de personnels ? Quelles sont leurs stratégies, leurs pratiques, et de quelles représentations sont-elles aujourd’hui porteuses ? Il faut également relever un autre élément frappant relatif, cette fois au second objectif affiché de cette réforme, à l’ « efficacité ». Si le mode de participation de certaines ASI comme la CRF évolue vers un statut ‘consultatif’ au sein d’un organe indépendant comme le Haut Conseil à la Coopération Internationale (HCCI) et que leur capacité d’expertise est sollicitée, leurs dotations financières restent, elles, inchangées. En effet, les ASI ne bénéficient que d’une faible part de l’Aide Publique au Développement (de 1% à 3% contre 7% à 10% pour autres pays Occidentaux) . On remarque aussi avec intérêt que cette réforme accompagne un mouvement général de baisse du montant global de l’APD (0,64% du PIB en 94 à 0,37% en 2000) et de multilatéralisation de celle-ci principalement vers l’Union Européenne (aide bilatérale représente 73% APD totale en 95 contre 64% en 2000), ce qui ne laisse pas présager d’une revalorisation de la politique de coopération.Ces quelques éléments permettent de formuler une nouvelle intuition qui met en cause l’idée d’une réforme volontariste visant à améliorer l’ ‘efficacité’ de la politique de coopération internationale au développement, en tout cas, suivant une conception de l’ ‘efficacité’ se rapportant aux fonds engagés dans une politique, tant l’amenuisement de ses moyens est manifeste.
On peut donc supposer que, par ‘efficacité’, il soit fait référence à la contribution de ‘l’expertise associative’ à l’élaboration des politiques publiques et aux retours qu’elle procure à l’Etat dans la conduite de sa politique de coopération internationale. Partant, on peut se demander dans quelles mesures et comment la capacité d’expertise de la CRF a émergé, est utilisée et réceptionnée ? Sur quelles bases et à travers quels acteurs s’opère sa reconnaissance ? Comment s’agencent les espaces dits de « concertation » avec la « société civile » ? Quels changements de l’action publique cela révèle-t-il?Tel que l’on vient de l’esquisser, le discours institutionnel sur la réforme de la politique de coopération pose de nombreuses questions qui engagent à la circonspection. Toutefois, il n’est nullement question de procéder ici à une évaluation de cette réforme en confrontant a posteriori, suivant la démarche de l’analyse séquentielle, les objectifs aux résultats afin de pointer l’écart qui les sépare. Effectivement, cette démarche pose entre autre le problème de reprendre ‘à son compte’ des catégories indigènes telle « démocratie », « société civile » ou « efficacité » et de se voir par conséquent imposer une problématique et un langage identique à l’objet que l’on étudie, empêchant par la même toute capacité d’explication et condamnant à la justification telle qu’entendue par L.Boltanski et L.Thévenot . Par conséquent, il s’agit de se distancer de la présentation du changement telle que lisible dans les discours afin de le situer dans son contexte social et historique.
Sans adopter une posture cynique qui réduirait ce discours à un mensonge intéressé, il est cependant nécessaire d’opérer une rupture épistémologique en le déconstruisant afin de saisir sa logique. En effet, les discours et les actes qui fondent l’institutions représentent une « boîte noire » pour l’analyse comme le précise P.Bourdieu : « Du fait qu’elle est l’aboutissement d’un processus qui l’institue à la fois dans les structures sociales et dans les structures mentales adaptées à ces structures, l’institution instituée fait oublier qu’elle est issue d’une longue série d’actes d’institutions et se présente avec toutes les apparences du naturel» . Le discours de réforme est un acte d’institution qui met en forme, dans les structures sociales, et met en sens, dans les structures mentales, une réalité dont il donne à voir l’unité et la cohérence. Ici, ce discours présente une réalité homogène dans laquelle on verrait s’unir et coopérer, par un seul acte volontaire et suivant un processus pacifique, deux types distincts de logiques et de structures, avec d’une part un idéal d’association dont on postule les caractères ‘démocratique’, ‘indépendant’, et ‘désintéressé’, et, d’autre part, un idéal d’institution étatique ‘ouverte’ et en mesure d’intégrer ces éléments de la ‘société civile’ pour plus de ‘démocratie’. Or, nous verrons comment ce processus de rapprochement, d’institutionnalisation, ne va pas de soit. On peut d’ores et déjà avancer qu’il correspond plutôt à un long mouvement de mutations structurelles dessinant des lignes de clivages et suscitant des tensions entre les acteurs qui les subissent parfois violemment, les ajustent partiellement et les utilisent stratégiquement. Pour l’étudier, il convient donc de rompre avec le sens commun et avec les catégories linguistiques propres au système de référence de l’institution instituée et de procéder à une définition rigoureuse des termes qui guideront notre analyse des actes d’institutions.