Du nomade aux Gens du voyage
La construction d’un statut discriminatoire en France
Enregistrer, nommer, contrôler : les nouvelles méthodes policières
Le statut actuel des Gens du voyage trouve ses racines administratives dans les lois de 1912 et 1969. Pour comprendre l’arrivée de la loi de 1912, nous reviendrons au recensement des nomades, bohémiens et vagabonds demandé par le gouvernement en 1895. Selon les sources d’Emmanuel Filhol (2007a : 4), « Le recensement des « nomades en bande voyageant en roulotte », dont le nombre sera estimé à 25 000, rencontra dans la presse populaire un écho largement favorable : « Le ministre de l’intérieur a voulu régulariser, autant que possible, la situation de ces errants au milieu desquels peuvent se cacher nos pires ennemis. Il a ordonné leur recensement général. Le même jour, à la même heure, partout en France, ils ont été cernés par la gendarmerie ; il leur a fallu dire leurs noms, prénoms et lieux d’origine, de sorte que maintenant il sera possible de les soumettre aux lois qui régissent les étrangers en France »90 ». Le recensement de 1895 se déroule dans un contexte où la guerre de 1870 est encore très présente dans les esprits et où de nouvelles migrations de Tsiganes – dues à la libération des liens de servage – arrivent vers l’ouest. Cela crée un climat d’hostilité envers les Bohémiens, suspectés d’être des agents étrangers au service de l’Allemagne. A partir de 1897, les nomades se voient obligés de détenir une « feuille d’identité qui comprendrait, en outre du signalement et de la profession, la photographie de l’intéressé. Cet usage […] aurait un précieux avantage s’il était exigé des nomades qui font souvent usage de faux papiers et de faux noms »91. À partir des années 1900 les nomades – et les nomades étrangers en particulier – sont de plus en plus visés. Ces mêmes années le principe d’identification se diffuse au sein de la police française. Le régime de circulation des Tsiganes devient de plus en plus difficile. Simultanément, « […] l’exacerbation des sentiments xénophobes et la consolidation d’une conception ethnique de la nation libèrent la parole publique. L’expression du sentiment anti-tsigane se manifeste alors de plus en plus ouvertement, ce dont témoignent un grand nombre d’articles de presse qui usent et abusent de métaphores jouant sur l’idée de menace : « invasion », « déferlement », « irruption », « fléau », tels sont les termes qui accompagnent l’évocation des Tsiganes dans les journaux. Cette conjoncture est marquée par une contagion des discours, pour reprendre l’expression de Laurent Dornel (2004 : 255) : le rejet du vagabondage et la condamnation de l’errance coïncident avec la stigmatisation de la pauvreté et la dénonciation de l’étranger. Une « science du nomadisme » décrit les caractères anthropologiques et les pathologies criminelles d’un groupe désigné à la fois comme allogène sur le plan national et ethnique et inadapté socialement » (About, 2009 : 24) Ainsi en parallèle du développement de la police, tant au niveau national qu’international, et de la dynamique de surveillance de plus en plus accrue du franchissement des frontières, les Tsiganes, comme les autres populations nomades, suscitent suspicions et donc nécessité de contrôle. Depuis le XVIème siècle le fonctionnement des appareils d’État a évolué. L’État central prend de plus en plus d’importance et la question de la sécurité du territoire est un enjeu majeur. L’institution de la police devient, comme décrite par Foucault « un appareil de discipline et un appareil d’État »92 (Foucault, 1997 : 223) et se professionnalise. Les forces de police, en améliorant leurs techniques de saisie et de conservation des informations d’identification des personnes qui entrent et qui sortent de l’État ou mêmes des allers et venues entre les départements, vont accentuer un processus de plus en plus stigmatisant de franchissement des frontières. « Enregistrer les individus, s’assurer des documents d’identité en leur possession, surveiller les caravanes dans les campagnes ou dans les villes, empêcher le passage des bornes frontières, prévenir les délits et limiter les affrontements avec les populations locales, telles sont les tâches qui sont confiées aux agents de police, bien souvent débordées par l’ampleur de ces missions. » (About, 2009 : 5) À la fin du XIXème, il n’y a pas de réglementation précise mais différentes manières de faire, selon les circonstances et les personnes, en cours sur le territoire. Puis, en parallèle de la modernisation des institutions, la surveillance des nomades, population considérée comme dangereuse, se fait plus intense et organisée93. Du recensement de 1895, une commission parlementaire est créée en 1897. Comme l’explique Christophe Delclitte (1995 : 24-24), « Sur la base [du recensement de 1895], une commission extraparlementaire est chargée de ”rechercher les moyens propres à assurer une surveillance plus étroite des vagabonds (… ) ». Pour la commission, les « nomades à caractère ethniques [sont] ceux qui constituent principalement l’armée du vagabondage dangereux94 » (op. cit. : 25). Mais « ces nomades en bandes voyageant en roulotte » ne commettent pas un délit de vagabondage. En effet pour le code pénal les vagabonds sont ceux qui n’ont « ni domicile certain, ni moyen de subsistance, et qui n’exercent habituellement ni métier ni profession95 » (op. cit. : 25). De plus toujours selon Christophe Delclitte(1995 : 23), « la jurisprudence et la doctrine ont toujours considéré qu’il ”n’est pas nécessaire que le domicile soit fixe ; il suffit qu’il y en ait un” ».
Opinion publique et campagnes de presse : la construction du « romanichel »
Simultanément aux évolutions de l’appareil policier, l’opinion publique et les organes de presse se montrent de plus en plus hostiles vis à vis des « romanichels ». Dans un contexte de campagne sécuritaire Le Petit Journal, un des quatre plus grands quotidiens français de l’époque98, titre en Une de son Supplément illustré le 13 novembre 1898 : « Les ravisseurs du petit Eugène Loup, l’arrestation », l’illustration montre une roulotte et un gendarme arrêtant un « romanichel ». La tonalité dramatique de l’évènement, un couple d’errants ayant ravi un nourrisson, est renforcée par une iconographie très réaliste. Dans le même état d’esprit je reprendrais quelques exemples des titres de ce même journal qui montrent bien la montée de l’hostilité envers cette population de « nomades », d’« errants », de « romanichels » à partir des années 1905-1910. Le 12 novembre 1905 la couverture montre une femme se faisant agressée sauvagement par d’autres femmes, on peut lire en dessous : « Une fermière attaquée par des bohémiennes » ; le 24 juin 1906, on trouve : L’exposition coloniale de Marseille – les mendiants de paris: une troupe de romanichels dans un commissariat ». Le 8 septembre 1907, l’illustration montre un ours en liberté et titre: « Méfaits de romanichels, un ours lâché dans un parc à moutons ». Cet article nous éclaire bien sur l’opinion de cette presse, très lue, à cette époque. J’en cite ici quelques phrases : « Il ne se passe pas de jour que les nomades qui pullulent dans nos campagnes ne se rendent coupables de quelque méfait. », puis un peu plus loin les « romanichels » sont désignés comme « La plaie des campagnes ». Parlant de la situation de ces années-là : « Une douzaine au moins de nos assemblées départementales ont demandé au gouvernement de prendre des mesures énergiques pour débarrasser nos provinces de ces nomades toujours encombrants et parfois dangereux. » Puis l’article décrit : « En quelque pays que ce soit, même lorsqu’ils se sont fixés, ils gardent leurs mœurs spéciales. […] Sales, déguenillées, avec leurs cheveux gras, leurs faces basanées et huileuses, elles n’inspirent que des sentiments de répulsion. Les hommes ont meilleure mine. Bien que négligés, eux aussi, ils ont cependant quelque noblesse sauvage dans la physionomie. ». À la fin l’auteur de l’article fait le bilan : « Depuis quelques années, les méfaits des Romanichels n’ont guère cessé de défrayer la chronique des faits divers et celle des tribunaux. » et propose : « Il est temps d’opposer une barrière à l’invasion des Romanichels et de leur rendre moins facile le séjour des routes de France. »99. Le journal le Petit Parisien100, quotidien également très lu sous la Troisième République, exprime aussi ouvertement une vision discriminante des « nomades ». Son numéro du 3 août 1908 titre : « Un peuple errant. Assez de romanichels ». Tous ces objets décrits (affiches, slogans, énoncés journalistiques) sont à considérer dans une dimension discursive et spatiale car ils « rendent compte, dans une perspective de sémiotique sociale, d’une « construction de sens » (meaning making) » (Halliday, 1978) à lire et à saisir dans sa globalité. Partie prenante dans une construction multimodale (visuelle, verbale, graphique) des interactions et des changements en jeu dans l’espace urbain, ils sont alors à juger dans leur dynamique, leur temporalité éphémère, emblèmes d’un paysage sémiotique (semiotic landscape) (Kress & van Leeuwen, 1996), […] » (Fracchiolla, 2009). Ce paysage sémiotique nourri également par des articles de fond ainsi que des tribunes proposées aux parlementaires, participe à la construction d’un peuple différent, considéré comme allogène et qu’il faut surveiller comme des sous-hommes dangereux. Les politiques se concertent sur la possibilité de légiférer sur un contrôle règlementé de ce « peuple ». Cependant le gouvernement français ne veut pas se baser sur l’argument ethnique pour légiférer sur ces « romanichels […] aux contours flous » (Delclitte, 1995: 26). Tous ces éléments juridiques et discursifs que l’on retrouve à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle ne sont pas sans rappeler des éléments de discours contemporains vis à vis des Roms en France et en Europe et de l’organisation d’une fixation d’une catégorie de la population. Une même volonté politique d’expulsion va construire la figure du « romanichel » d’hier et du « rom » d’aujourd’hui et faire s’ensuivre « un libre cours donné aux représentations qui déplacent les discours dans le champ passionnel […] » (Canut & Hobé, 2011 : 9).
La distinction entre forain et nomade
Le projet de loi ne pouvait se réfléchir de la même manière pour tous les nomades circulant en France. L’identification des personnes pouvait poser question également, en effet « encore fallait-il parvenir à identifier les gens. Le repérage des Bohémiens par la nationalité ou la profession s’avérait difficile, et les rapports remis aux préfets reflétaient la perplexité des gendarmes » (Asséo, 1994: 87). Ainsi les forains, itinérants également, refusent de se laisser comparer aux romanichels, assimilés à une population criminelle. Ils dénoncent le « bertillonage » qu’entrainera cette loi d’exception. La résistance des forains est appuyée par la presse et la commission sénatoriale prend en considération cette résistance et « s’inquiète du fait que la loi adoptée par la chambre puisse « être abusivement étendue à des citoyens pour lesquels elle n’a pas été faite », puisqu’elle doit viser exclusivement « les nomades bohémiens ou romanichels » et les soumettre à une étroite réglementation organisant leur surveillance permanente. » (Delclitte, 1995: 28). Il faut également préciser que les forains étaient d’une part plus faciles à surveiller et, d’autre part, qu’ils constituaient un poids électoral non « négligeable auprès des élus » (Filhol , 2007a : 9). On peut d’ailleurs lire dans l’éditorial du Petit Parisien du 3 août 1907 : « le tzigane, le romanichel – qu’il faut se garder de confondre avec le forain, dont je dirai un jour de laborieuses vertus – ne travaille pas. » (Frollo, 1907 :1). Ou dans le Figaro du 19 mars 1911 : « [Le romanichel] n’a pas de patrie, pas de domicile, pas d’état civil. C’est un déraciné. Il convenait d’armer contre lui l’autorité. Mais tout autre est le caractère du forain. Le forain est un commerçant. […] P[eut] on les [les forains] assimiler sans iniquité aux romanichels ? Confondre avec des vagabonds des commerçants patentés, avec des mendiants, des gens qui « rapportent » de si gros bénéfices aux communes ? » (Girard, 1911 : 4) 102. Ce sont ici quelques exemples non exhaustifs de citations tirées d’articles de cette période. La distinction forains/ nomades a perduré tout au long du XXème siècle et se retrouve dans la loi du 3 janvier 1969 (sur laquelle nous reviendrons plus tard). Ce qui a participé à construire des représentations différentes concernant les forains et les personnes identifiées aujourd’hui comme Voyageurs. Une fois la législature de 1906-1910 terminée, la nouvelle Chambre soumet au Parlement un projet qui distingue deux types de nomades : les forains, de nationalité française, et les Tsiganes (ou bohémiens et romanichels), quelle que soit leur nationalité. Le texte adopté se fonde donc sur un critère de nationalité pour distinguer les forains des autres nomades. Pour Emmanuel Filhol, « […]cette catégorisation discriminatoire et xénophobe n’englobe donc pas que les Tsiganes étrangers (et les forains de nationalité étrangère considérés comme nomades) mais également les nomades (Tsiganes) français. C’est dire combien les Tsiganes vivant en France se voient privés des droits inhérents à la citoyenneté nationale, et tombent sous le coup d’une violence arbitraire déployée par l’État, […] » (Filhol, 2007a : 9).