La conquête des clients : les magasins Gonset et la
Suisse occidentale (1920-1960)
L’HISTORIEN ET LE COMMERCE DE DÉTAIL
COMMERCE DE DÉTAIL ET HISTOIRE : ÉTAT DE LA RECHERCHE
La plupart des historiens du commerce de détail se plaignent du sous-développement de leur domaine de recherche29. Deux facteurs expliquent ce constat. D’une part, il est vrai que l’histoire du commerce de détail, plus généralement de la distribution, est beaucoup moins connue que celle de la production et de la consommation30. Des travaux sur le sujet, peu nombreux, commencent à paraître aux États-Unis durant la première moitié du XXe siècle. En Grande-Bretagne, la première œuvre importante est publiée en 195431. En France, cette historiographie émerge au cours des années 1980 seulement, alors qu’elle en est encore à ses débuts en Suisse. D’autre part, la littérature existante est très fragmentée, et par conséquent peu accessible : de nombreux ouvrages échappent à la connaissance des historiens parce qu’ils ont été réalisés par des collègues appartenant à des traditions historiographiques différentes ou à d’autres disciplines. En histoire, le commerce de détail est étudié par des spécialistes des entreprises, de la consommation, du social ou de l’architecture. Dans les autres disciplines, l’histoire de secteur est abordée par des économistes, des théoriciens du marketing et de la gestion, des géographes et des sociologues. Malgré la diversité de ces approches, on peut distinguer trois courants de recherche principaux. Le premier, qui est aussi le plus ancien, apparaît aux États-Unis au début du XXe siècle. Les auteurs de ces travaux sont des spécialistes de l’économie, peu familiers des méthodes de l’histoire. Ils élaborent des modèles théoriques censés expliquer les transformations du commerce de détail, sans toutefois faire appel à des documents d’archives pour étayer leurs propos. Le deuxième courant émerge vers 1940. Il se focalise sur les premières grandes entreprises du secteur, qui se développent dans les grandes villes après 1850 : les grands magasins, les maisons de VPC et les chaînes. Ces formats sont, selon de nombreuses études, à l’origine d’une « révolution commerciale ». En mettant au point des techniques de vente perfectionnées, ils joueraient un rôle central dans l’avènement d’une nouvelle culture de la consommation. À partir des années 1980, un troisième courant met en valeur les petites entreprises. Il commence par critiquer la notion de révolution commerciale : des historiens, modernistes pour la plupart, révèlent que des systèmes de distribution performants existent bien avant la naissance des grandes firmes. Ils préfèrent donc parler d’évolution du commerce, plutôt que de révolution. Ensuite, dès 1990, des chercheurs s’intéressent aux petites entreprises du second XIXe et du XXe siècles, jusqu’alors négligées car jugées archaïques. Ils montrent que ces entreprises savent, au même titre que les grandes sociétés, faire preuve d’innovation et stimuler la consommation.
Premières recherches américaines : une histoire sans documents
L’histoire du commerce de détail est née aux États-Unis. Ses premières ébauches sont réalisées par des économistes et des spécialistes du marketing et de la gestion. Ces auteurs cherchent à résumer à grands traits les transformations du commerce de détail. Ainsi, en 1915 déjà, Paul Nystrom35 distingue cinq étapes dans l’évolution du secteur en Amérique du Nord : « le commerce préhistorique indien, l’ère des comptoirs coloniaux, la période du magasin général, celle du commerce de détail spécialisé, et enfin l’essor des détaillants de grande envergure »36. Au cours des décennies suivantes, d’autres travaux tentent de dégager les principes généraux qui guident ces transformations. Deux théories connaissent un succès particulièrement important : celles de la « wheel of retailing » et du « retail accordion »37. La première théorie est élaborée par Malcolm McNair38. Selon cet auteur, « des grands magasins aux hypermarchés, toutes les innovations de format reposent sur le même principe : proposer des prix plus bas que les concurrents, et compenser la perte de marge par l’augmentation des taux de rotation des stocks »39. Lorsqu’une nouvelle formule a du succès, elle attire de nouveaux entrants. Chacune de ces entreprises cherche alors à proposer davantage de services que ses concurrents, ce qui se traduit par une « augmentation des coûts, et donc des marges et des prix. (…) L’augmentation des prix rend alors possible l’entrée d’un nouveau format moins coûteux proposant des prix plus bas, qui suivra à son tour la même voie. »40 La deuxième théorie est d’abord proposée par Ralph Hower, dans une monographie consacrée au grand magasin new-yorkais Macy’s. Elle est ensuite développée par Stanley Hollander . Selon cette théorie de l’accordéon, l’assortiment des détaillants connaît deux tendances inverses au fil du temps. Avant 1800, les commerces proposent un assortiment diversifié, puis ils se spécialisent dans une catégorie de marchandises. À partir des années 1860, on assiste au phénomène inverse, avec un nouvel élargissement de l’assortiment43. Ainsi, ces auteurs résument les transformations du commerce de détail à quelques étapes ou principes généraux. Leur objectif est moins d’écrire fidèlement cette histoire que de trouver dans le passé des éléments susceptibles d’éclairer le fonctionnement du commerce de détail à leur époque44. De fait, leurs modèles théoriques ne reposent pas sur des analyses de données historiques : ces modèles sont certes séduisants, mais leur validité n’a pas été testée .
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