Estimation de l’ampleur du phénomène
L’ampleur du phénomène de l’échange de services sexuels contre rétribution (ES SR), tant chez les adultes que chez les adolescents, peine à être estimée convenablement en raison de son caractère clandestin (Holger-Ambrose, Langmade, Edinburgh et Saewyc, 2013; Nijhof, Scholte, Burk, Engels, Van Dam, et Veerman, 2012), d’autant plus que de nombreuses terminologies’ différentes sont utilisées lorsque l’on adresse cette réalité (Edwards, lritani et Hallfors, 2006; Mitchell, Finkelhor et Wolak, 2010; Saewyc, MacKay, Anderson et Drozda, 2008; Willis et Levy, 2002; Wilson et Widom, 2010). Les données statistiques doivent ainsi être considérées avec prudence puisque le nombre de personnes impliquées tend à être sous-estimé (Poulin, 2007). En 2007, Poulin estimait néanmoins qu ‘au Canada, le nombre de jeunes considérés victimes d’une forme d’exploitation sexuelle s’ élevait entre Il 300 et 34 000 jeunes. L’étendue de cette estimation ne permet pas de quantifier le nombre de jeunes impliqués avec exhaustivité, mais illustre le volume potentiel de personnes pouvant être touchées par le phénomène chaque année. Pour leur part, les études de Saewyc et al. (2008) et de Stoltz, Shannon, Kerr, Zhang, Montaner et Wood (2007) témoignent qu’entre 23 % et 33 % des adolescents et jeunes adultes sans domicile fixe et vivant sur le territoire canadien affirment avoir déjà offert des services sexuels contre rétribution (drogue, argent, hébergement, nourriture, etc.).
De plus, d’après le Centre national de coordination contre la traite de personnes [CNCTP] (2013), la Gendarmerie Royale du Canada [GRC) aurait traité 40 dossiers de traites de personnes à des fins d’exploitation sexuelle entre les années 2007 et 2013 au Québec. Les victimes étaient âgées entre 14 et 22 ans, dont 40 % étaient d’âge mineur (CNCTP, 2013). À cet effet, il est estimé que l’âge d’initiation aux activités de prostitution chez les mineurs se situerait en moyenne à 14 ou 15 ans (Consei 1 du statut de la femme [CSF], 2012; Flowers, 2001), et ce tant pour les fi Iles que pour les garçons (Saewyc et al., 2008). En ce qui concerne le Québec, les statistiques sur le nombre d’adolescents impliqués dans des activités de prostitution sont aussi peu nombreuses. En 2002, le Projet d’intervention auprès des Mineurs-res Prostitués-ées (P.l.A.M.P.) estimait environ 4000 jeunes filles et garçons de 12 à 25 ans impliqués dans des activités de prostitution à Montréal (Durocher, Fleury, 8erthiaume et Moïse, 2002). Par ailleurs, une recherche conduite auprès de 815 élèves d’écoles secondaires montre que 4 % de ces élèves affirment avoir déjà rendu un service sexuel contre rétribution (Lavoie, Thibodeau, Gagné, et Hébert, 2010). Deux études semblables conduites auprès d’élèves du secondaire aux États-Unis estiment respectivement que 1,4 % et 2 % des jeunes répondants affirment avoir déjà effectué ce type de transaction (Pedersen et Hegna, 2003; Svedin et Priebe, 2007). Une étude longitudinale californienne révèle que 4,9% des répondants (11-27 ans) d’un échantillon représentatif à l’échelle nationale mentionnent avoir été impliqués dans des ESSR (Ulloa, Salazar et Monjaras, 2016). Malgré l’absence d’ une estimation précise de l’ ampleur, les chercheurs semblent tout de même préoccupés par une augmentation du nombre de jeunes impliqués dans cette dynamique, d’ autant plus que 80 % des adultes révèlent avoir débuté leur expérience de la prostitution à l’adolescence (CSF, 2012; Fournier, Cousineau et Hamel, 2004; Secrétariat à la condition féminine [SCF], 2016).
Les facteurs de risque
Plusieurs auteurs s’intéressent aux facteurs pouvant mener à l’implication dans des activités de prostitution, bien qu ‘ il soit difficile de généraliser un parcours, de définir des catégories ou d’ établir les antécédents communs de cette population. Il s’ agirait davantage de l’ interaction entre les facteurs individuels de ces personnes et les facteurs contextuels de leur environnement (Flores, Cousineau et Fleury, 2005). Malgré tout, dans une visée de prévention et de compréhension de leur parcours de vie, plusieurs études identifient un ensemble de facteurs de risque. Ceux-ci sont semblables tant pour les jeunes que pour les adultes étant donné le fort pourcentage d’individus ayant débuté leur parcours à l’âge mineur (Ulloa, et al., 2016). Tout d’ abord, de nombreux auteurs mettent l’accent sur les filles puisqu ‘ elles sont identifiées en plus grand nombre dans des situations d’ exploitation sexuelle (Dennis, 2008; Lavoie et al. , 2010; Melrose et Pearce, 2013; Mitchell et al., 2010). À cet effet, Melrose et Pearce (2013) soulignent que la notion d’exploitation sexuelle telle qu ‘entendue socialement tend à distinguer plus particulièrement la trajectoire des filles que celle des garçons. Toutefois, certains chercheurs (Dennis, 2008; Fredette et Béliveau, 2014; Pearce, 2011; Saewyc el al., 2008; Ulloa et al., 2016) soulignent que l’exploitation sexuelle et l’ implication dans des activités de prostitution peuvent survenir dans la vie d’un jeune sans égard à son genre. À cet effet, Ulloa et al. (2016) rapportent une plus grande prévalence d’implication dans des activités d’ ESSR chez les répondants masculins.
Une sous-estimation de la réalité des garçons pourrait expliquer la raison pour laquelle ceux-ci font moins l’objet d’études sur leur prostitution (Dennis, 2008). Les garçons seraient également moins portés à s’exprimer ouvertement sur leur expérience d’exploitation sexuelle ce qui pourrait être expliqué par une moins grande aisance pour la confidence (Pearce, 20 Il). Mitchell et al. (2010) et Ulloa el al. (2016) observent que l’origine ethnique peut aussi être considérée comme un facteur de risque. Dans leurs études, les adolescents d’origine afro-américaine étaient surreprésentés comparativement à la population générale d’adolescents. Au Canada, la communauté autochtone est également comptabilisée en plus grand nombre dans les statistiques sur les filles et les femmes impliquées dans une dynamique prostitutionnelle, plus particulièrement dans la prostitution de rue. Celles-ci vivent des conditions de vie difficiles, dont la précarité résidentielle et économique ainsi qu ‘ une prévalence élevée de violences sexuelles (CSF, 2012). Par ailleurs, de nombreuses recherches (CSF, 2012; Edwards et al., 2006; Flowers, 2001; Lavoie et al., 2010; Mitchell et al., 2010; Saewyc et Edinburgh, 2010; Saewyc et al., 2008; U lIoa et al., 2016) tendent à montrer que la fugue constitue un facteur de risque important quant à l’ implication des jeunes dans des activités de prostitution, ce qui serait d’autant plus vrai dans les situations impliquant une tierce personne (proxénète, recruteurs .teuses) (Mitchell et al., 2010).
Dans un même ordre d’ idées, plusieurs études (Halcon et Lifson, 2004; Holger-Ambrose et al., 2013; Saewyc et al., 2008; Stoltz et al., 2007; Ulloa et al., 2016) avancent que les jeunes vivant en contexte d’ itinérance seraient à risque d’ utiliser l’ESSR comme moyen d’assurer leur survie. Les études de Holger-Ambrose et al. (2013) et de Nijhof et al. (2012) indiquent d’ailleurs que parmi leur échantillon d’adolescents et de jeunes adultes impliqués dans la prostitution, la majorité et même la totalité avaient vécu des périodes sans domicile fixe. L’ histoire familiale est également considérée comme un facteur de risque lorsque celle-ci est accompagnée de violence, d’abus sexuel, de maltraitance ou lorsque l’environnement familial est considéré dysfonctionnel (Brisebois, 2015; Chesney-lind, 2015; Coy, 2009; CSF, 2012; Flores et al., 2005; Halcon et Lifson, 2004; Lanctôt, Couture, Couvrette, Laurier, Paquette, Parent et Turcotte, 2016; Lavoie et al., 2010; Lung, Lin, Lu et Shu, 2004; Ulloa et al., 2016; Van Brunschot et Brannigan, 2002; Wilson et Widom, 2010). Le passé de placement dans un établissement institutionnel est également relevé dans plusieurs trajectoires de vie chez les personnes impliquées dans des activités de prostitution. (Flores et al., 2005; Holger-Ambrose et al., 2013).
Les conséquences associées au milieu prostitutionnel
Parallèlement, la comorbidité entre la toxicomanie et les activités de prostitution est également considérée comme l’un des impacts physiques résultant de la dynamique prostitutionnelle (Bertrand et Nadeau, 2006; Dorais et Corriveau, 2006; Durocher et al. , 2002; Heilemann et Santhiveeran, 2011 ; Lanctôt et al. , 2016; Williamson et Folaron, 2003). Ces conséquences se manifestent à plusieurs niveaux et peuvent constituer des freins à la sortie du milieu prostitutionnel. Du point de vue de la santé physique, ces personnes sont considérées plus à risque de développer des infections transmises sexuellement et par le sang (lTSS), tout comme le virus d’ immunodéficience humaine (VIH) et le virus de l’hépatite C (VHC). Ces maladies peuvent avoir un impact considérable sur la santé à long terme (Dorais et Corriveau, 2006; Durocher et al. , 2002; Fleury et Fredette, 2002; Lanctôt el al. , 2016; U lIoa el al., 2016). Dans un autre ordre d’idées, les personnes impliquées dans des activités de prostitution seraient à risque de subir des agressions physiques et sexuelles. La violence rapportée par les femmes prend des formes multiples (psychologique, verbale, physique, sexuelle, financière) et est généralement perpétrée par leur souteneur et/ou leurs clients, notamment en contexte de gang où plusieurs viols collectifs sont rapportés (ChesneyLind, 2015; Dorais et Corriveau, 2006; Durocher et al., 2002; Lanctôt et al., 2016). La violence fait également partie de l’expérience de plusieurs hommes impliqués dans des activités de prostitution. À cet effet, l’ homophobie est relevée comme un déclencheur potentiel de cette violence physique (Dennis, 2008). La victimisation subie en contexte prostitutionnel peut générer des conséquences psychologiques à long terme tel que le diagnostic d’ un trouble de stress post-traumatique (Dorais et Corriveau, 2006; Farley et Barkan, 1998; Lanctôt et al., 2016) et le développement de symptômes dépressifs, anxieux et d’ hypervigilance (Durocher et al., 2002; Fleury et Fredette, 2002; Lanctôt et al., 2016).
Les sphères affectives et sexuelles peuvent se voir affectées par une désensibilisation marquée, un dysfonctionnement ou des symptômes dissociatifs (Coy, 2009; Dorais et Corriveau, 2006; Durocher et al., 2002; Lanctôt et al., 2016). Le phénomène de dissociation, caractérisé par une coupure émotionnelle de la personne avec son corps, serait une réaction associée aux épisodes traumatiques (Coy, 2009; Lanctôt et al., 2016). Ce mécanisme de défense semble fréquent chez les personnes pratiquant des activités de prostitution, permettant de conserver un état émotionnel calme lors de l’ESSR (Coy, 2009; CSF, 2012; Lanctôt et al., 2016). Finalement, une faible estime de soi ainsi que les sentiments de dévalorisation personnelle et de honte sont aussi considérés comme des impacts psychologiques de l’exploitation sexuelle (CSF, 2012; Durocher et al., 2002; Flores et al., 2005; Lanctôt et al., 2016). D’ailleurs, certains se verront isolés et rejetés de leur réseau social de même que stigmatisés en raison de leur réal ité (Durocher et al. 2002; Lanctôt et al., 2016). Lanctôt et al. (2016) rapportent que plusieurs femmes développent de la méfiance et de l’ insécurité dans leurs relations interpersonnelles, pouvant se refléter dans leurs relations amicales, familiales et amoureuses.
Enfin, le décrochage scolaire, l’ endettement et les difficultés à se trouver un emploi constituent également des conséquences au plan socioéconomique. En effet, il arrive fréquemment que les personnes impliquées dans une dynamique prostitutionnelle aient un faible niveau de scolarité, complexifiant la recherche d’emploi lorsqu ‘ elles désirent gagner de l’argent autrement (Lanctôt et al. , 2016; Lung et al., 2004). De plus, étant donné la corrélation marquée entre la toxicomanie et les activités de prostitution, celles-ci peuvent accumuler de nombreuses dettes de drogues (Bertrand et Nadeau, 2006; Heilemann et Santhiveeran, 20 Il ; Williamson et Folaron, 2003). Le mode vie associé au milieu des gangs peut aussi conduire à l’endettement, que ces groupes utilisent d’ailleurs comme moyen de coercition à l’endroit des filles pour s’assurer qu’elles demeurent dans le milieu le plus longtemps possible. Cette forme de coercition serait notamment utilisée pour justifier l’ initiation des adolescentes à des activités de prostitution (Dorais et Corriveau, 2006; Fleury et Fredette, 2002). En contrepartie, le revenu et le mode de vie résultant des activités prostitutionnelles sont généralement considérés par les personnes impliquées comme des avantages découlant de leur réalité, ce qui peut complexifier le processus conduisant à l’ arrêt de cette pratique (HolgerAmbrose et al., 2013; Lanctôt et al. , 2016).
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