La concurrence libre et égale et les autres principes de la commande publique
La libre concurrence, quoiqu’étant un principe fondateur du droit de la commande publique, ne fait pas partie de ceux cités expressément à l’article 1er du Code des marchés publics de 2004. On sait que l’on peut trouver des traces de sa présence aux articles du Code faisant référence au droit général de la concurrence ou à ses effets dans les différentes procédures de passation, mais, à la suite de certains auteurs, on peut aussi trouver une marque plus forte de sa reconnaissance. Il semble en effet que l’on puisse voir dans l’un des principes du premier article du code, le principe de liberté d’accès à la commande publique, la reconnaissance partielle du principe de libre concurrence (A). Cette constatation conduit à mener en parallèle l’analyse d’une contradiction intrinsèque non seulement aux principes que nous avons détachés mais aussi à l’article 1er du Code des marchés publics ; contradiction entre, d’une part, la liberté qui est offerte aux opérateurs économiques dans l’accès aux marchés publics et, d’autre part, les contraintes qu’on leur impose afin de respecter l’égalité d’accès et de traitement dont ils bénéficient également (B). Enfin, ce qui est lié, quel lien faut-il faire entre la liberté contractuelle, principe dont la portée est difficile à maîtriser, et la libre concurrence (C) ?
Libre concurrence et liberté d’accès à la commande publique
La liberté d’accès est proclamée comme un principe du droit des marchés publics aussi bien dans le Code des marchés publics de 2001 que dans celui de 2004. On en retrouve auparavant la trace dans le code de 1964 dont l’article 47 précisait que « les entrepreneurs ou fournisseurs peuvent librement se porter candidat aux marchés publics »et dans l’article 7 de la loi du 3 janvier 1991, devenu l’article 432-14 du Code pénal fondant le délit d’avantage injustifié, dit « de favoritisme ». Il ne fait aucun doute que ce principe, bien que posé textuellement par le Code des marchés publics, soit aussi un principe applicable à l’ensemble de la commande publique. Les liens entre cette liberté d’accès à la commande publique et la libre concurrence sont notables, mais on ne saurait limiter ce second principe au premier. La liberté d’accès est en effet le premier stade de la libre concurrence si on l’entend comme la « liberté d’accès au marché économique » qu’est le marché public. En ce sens, les deux principes ont pour objectif d’éviter que l’on empêche l’accès à la procédure de passation à une entreprise ou personne déterminée ou à un type identifiable de personnes sans que cela soit justifié de façon suffisante. Aucune de ces libertés n’est évidemment absolue, et réserver un marché à des entreprises ayant des capacités financières ou techniques suffisantes est une juste atteinte à ce principe, tant que ces exigences correspondent à un objectif de pérennité du projet et de garantie de bonne exécution. En la matière, l’analyse in concreto du juge reste irremplaçable. En revanche, assimiler liberté d’accès et libre concurrence serait oublier qu’à la suite de l’évolution historique que nous avons décrite, le principe de « libre concurrence » exige aujourd’hui que la concurrence soit à la fois libre et égale. Or tel n’est pas l’interprétation qu’il faut avoir du principe de liberté d’accès qui n’impose aucune obligation à la mise en concurrence elle-même. Il n’a d’influence que sur l’accès à cette mise en concurrence, non sur son déroulement. La jurisprudence sur ce point est peu nombreuse en général et spécialement inexistante avant le code de 2001 et son article 1er.Lorsque les arrêts existent, l’interprétation qui est faite de la liberté d’accès est en tout état de cause spécialement restrictive, non seulement parce que le juge exerce un contrôle minimum sur l’atteinte à cette liberté , mais aussi parce qu’il accepte facilement des limitations . En ce sens, il existe une proximité entre le libre accès à un marché public et le libre accès à une profession, cette dernière étant bien différenciée de la libre concurrence au sein de la liberté d’entreprendre – ou de la liberté du commerce et de l’industrie selon les auteurs. L’instruction d’application du Code des marchés publics de 2001 a sur ce point une position un peu ambiguë. En définissant la liberté d’accès à la commande publique comme consistant « à permettre à toute personne remplissant les conditions requises de se porter candidate à un marché », elle va dans le sens de la définition stricte de ce principe qui est selon nous la seule définition acceptable. Pourtant, les exemples qu’elle donne ensuite font plus référence à l’égalité d’accès à la commande publique qu’à la liberté d’accès. Une confusion d’autant plus curieuse que l’égalité d’accès est un principe qui est lui aussi expressément reconnu par l’article 1er du Code des marchés publics, et dont il est question ailleurs dans l’instruction. En réalité, cette méprise se comprend partiellement dans la mesure où le principe de liberté d’accès a un sens tellement restreint qu’il est difficile de lui trouver des applications nombreuses. Les cas les plus intéressants rentrent, soit dans l’égalité d’accès, soit dans la « libre et égale » concurrence, mais qui est plus large et qui n’est pas reconnue par le Code. On pourrait éventuellement étendre un peu cette définition stricte et estimer que ce principe oblige non seulement à accepter les candidatures des personnes remplissant les conditions posées par la publicité, mais aussi que les conditions ainsi exigées soient justifiées. Cette extension poserait pourtant problème dans le sens où justifier la condition peut signifier justifier une discrimination faite par la procédure, ce qui fait appel non pas au principe de la liberté d’accès mais à celui de l’égalité d’accès. Or, les hypothèses dans lesquelles il peut y avoir limitation de l’accès sans rupture injustifiée d’égalité sont peu nombreuses, voire inexistantes. On peut par exemple envisager celle dans laquelle la personne publique exclut les candidatures des personnes en litige avec elle. S’il s’agit là d’une atteinte au « libre accès », on est également en présence d’une atteinte à la libre concurrence comme l’a jugé le Conseil d’État. Un arrêt Commune de Bray-sur-Somme de 1978 , tend en effet à démontrer qu’il est impossible d’étendre le champ très limité du « principe de liberté d’accès à la commande publique » sans tomber dans des cas limites dans lesquels la jurisprudence préfère avoir recours, soit à l’égalité d’accès, soit au principe de libre concurrence. La proximité de la libre concurrence avec la liberté d’accès à la commande publique peut être mise en parallèle avec la proximité qui existe entre l’égale concurrence et les principes d’égalité d’accès et d’égalité de traitement. En évoluant historiquement vers « l’égale concurrence », le principe de « libre concurrence » c’est en effet fortement rapproché du principe d’égalité. Or, ces deux principes fondent – à égalité ! – l’existence des procédures de passation. Les deux sources principales des procédures de passation – principes de libre concurrence et d’égalité – se combineraient-elles in fine ?
Libre concurrence et égalité d’accès et de traitement.
On pourrait raisonnablement penser qu’il faille concilier les principes de libre concurrence et d’égalité d’accès et de traitement : les contraintes liées à la nécessité d’une égalité s’opposant a priori au principe de liberté. La contradiction n’est qu’apparente, la libre concurrence nécessitant, comme on l’a vu, une égalité de concurrence afin d’être effective, les deux principes vont dans le même sens. Ces deux principes fondant l’existence des procédures de passation, on comprend l’embarras de la jurisprudence, de la doctrine mais aussi le texte même du Code des marchés publics. Le Code semble en effet poser les principes de manière à ce qu’ils ne se confondent pas, même partiellement. En limitant au « libre accès » le principe de « libre concurrence », cela évite qu’on l’assimile à « l’égale concurrence », le respect d’une égalité dans les procédures devant être fondée sur le seul principe de « l’égalité de traitement des candidats ». Pourtant, on notera qu’il faut alors entendre l’égalité de traitement comme le fait le droit communautaire, c’est-à-dire comme comprenant l’égalité d’accès en plus du « traitement » des candidats, faute de quoi aucun principe ne fonderait un accès égalitaire.
Libre concurrence et liberté contractuelle
La commande publique est par définition – et par histoire – limitée aux actes contractuels . La question de la cohérence entre les principes propres à ce type d’actes et ceux de la commande publique se pose par conséquent. Conscient de débats classiques de la doctrine privatiste autour de l’autonomie de la volonté, le Doyen Léon DUGUIT a évoqué dès 1925 ce qu’il appelle la liberté des contrats dans son Traité de droit constitutionnel , et cela dans des termes d’une actualité étonnante si l’on veut bien transposer ses réflexions aux contrats de droit public. En donnant une définition de la liberté contractuelle proche de celle qu’on propose aujourd’hui (1), en lui accordant une valeur théorique forte mais juridique floue(2), et en établissant des liens complexes entre cette liberté et d’autres exigences qui conduisent à en limiter la portée (3), le doyen Duguit soulève en effet les mêmes questions que celles qui se posent encore en doctrine et notamment celle qui nous intéresse ici des liens entre cette liberté et les principes concurrentiels.