D’abord, la reprise d’entreprise est définie de multiples manières, soit « par le processus, ses acteurs et le type d’entreprise transmise» (Deschamps et Durst, 2014, p.9). Dans la littérature consultée, certains admettent que la reprise d’ entreprise est le fait de membres familiaux ou non-familiaux (Durst et Gueldenberg, 2010; Raymond et al., 201 2; Cooper et Dunkelberg, 1986) désirant accéder à la propriété (pour une question de repérage empirique selon Deschamps (2003)) et au management d’une entreprise existante (Deschamps, 2003 ; Durst et Gueldenberg, 2010; Raymond et al., 2012). Plus précisément, Durst et Gueldenberg (2010) ainsi que Cooper et Dunkelberg (1986) distinguent deux pratiques de reprises non familiales, à savoir la reprise externe par un tiers non lié à l’entreprise et la reprise interne par des employés ou cadres de la firme. En ce qui a trait à la délimitation de la reprise par « le type d’entreprise transmise» (Deschamps et Durst, 2014, p.9), Picard et Thévenard-Puthod (2004) ainsi que Picard (2009) font la distinction entre une entreprise « artisanale» et « non artisanale ». Pour leur part, Geraudel et al. (2009) distinguent l’entreprise selon qu’elle soit« saine» ou «en difficulté ».
Le repreneur externe va immanquablement être impliqué dans un processus passant par la « préparation» de son projet, la « négociation» débouchant sur un accord avec un cédant, la « transition» de la direction et va se terminer par le « management de la reprise» (Picard et Thévenard-Puthod, 2004, p.lO 1). Ce processus est aussi repris par Bornard et Thévenard-Puthod (2009). Cadieux et Deschamps (2011) intègrent pour leur part le « duo cédantlrepreneur» (Cadi eux et Deschamps, 2011) dans un seul et même processus par lequel les protagonistes vont passer par les étapes suivantes : la «planification », la «mise en œuvre », la «transition» et ultimement la «nouvelle direction» (Cadieux et Deschamps, 20 Il, p.3). Cadieux et Brouard (2009) décrivent également le phénomène en quatre étapes, mais pour deux processus distincts, à savoir le «transfert de la direction» et le « transfert de la propriété ». La valeur ajoutée de cette distinction amenée par les auteurs repose dans l’acceptation que le « transfert de la direction» et le « transfert de la propriété» ne sont pas nécessairement concomitants. Deschamps (2000), quant à elle, entend trois processus distincts, soit celui « relatif à la décision de reprendre» suivi par « le processus de reprise» et ensuite le «processus d’entrée ». Il y a donc une logique processuelle qui, indépendamment des dénominations et du nombre de phases retenues, se rejoint sur l’ esprit de la dynamique en cause. À ce jour, les chercheurs ont même légitimé l’appellation« processus repreneurial » (Cadieux, Gratton et St Jean, 2014), ce qui du même coup contribue à réaffirmer la spécificité de la reprise par rapport à la création ex nihilo et les opérations de croissance externe (Cadieux et al., 2014).
Pour entrer dans de plus amples détails, il convient de décortiquer chacune des phases du processus. D’abord, dans le cas du repreneur externe, celui-ci s’inscrit dans une démarche de planification individuelle et stratégique, c’est-à-dire que le repreneur a déjà mûri sa décision de reprendre et réfléchit sur les configurations de son projet lorsqu ‘il entame sa prospection (Cadieux et Deschamps, 2011 ; Deschamps, 2000). Deschamps (2000) a montré qu’en aval, la décision de reprendre était influencée par les« antécédents du repreneur » (Deschamps, 2000, p.393), ses « motivations» (Deschamps, 2000, p.393) ainsi que la présence d’un « évènement déclencheur» (Deschamps, 2000, p.393). La section afférente aux profils stratégiques de la présente revue de littérature mettra bien en exergue cette influence.
Dès que le repreneur a pris sa décision de reprendre, le « processus de reprise » (Deschamps, 2000) ou encore la « mise en œuvre» (Cadieux et Brouard, 2009; Cadieux et Deschamps, 2011) s’ enclenche. Cette phase inclut la définition précise des critères de sélection de la cible et la recherche de cette dernière par la mobilisation de réseaux et d’organismes, entre autres choses (Deschamps, 2000; Deschamps et Paturel, 2009). S’en suit l’évaluation stratégique, juridique et financière de la ou des ciblees) retenue(s), le «montage financier» et le choix d’un «véhicule juridique » qui sera mobilisé (Deschamps, 2000; Deschamps et Paturel, 2009). Le repreneur joint alors tous ces éléments dans un plan de reprise qui devra être cohérent avec ses «compétences », « aspirations» et ses «ressources personnelles» (Deschamps, 2000; Deschamps et Paturel, 2009). Le cas échéant, il négociera avec le cédant pour en venir à un « accord» (Deschamps, 2000; Deschamps et Paturel, 2009).
C’est alors que le repreneur fera son entrée dans l’entreprise, nommément la phase de « transition» (Cadieux et Brouard, 2009; Cadieux et Deschamps, 20 Il ; Picard et Thévenard-Puthod, 2004; Bornard et Thévenard-Puthod, 2009) ou le «processus d’ entrée» (Deschamps, 2000, p.393) qui amène le transfert des pouvoirs et de la propriété, mais le tout se fait de manière progressive pour maximiser la période de transfert des compéteI?-ces et connaissances (Cadieux et Brouard, 2009; Cadi eux et Deschamps, 2011), en plus de ne pas brusquer les parties prenantes (Boussaguet, 2008; Grazzini et aL, 2009). Cette période ne doit pas s’allonger indûment pour ne pas faire planer l’ ambigüité associée à la présence de l’ancien et du nouveau dirigeant (Deschamps et Paturel, 2009). Néanmoins, Bornard et Thévenard-Puthod (2009) soulignent que dans certains cas, la phase de transition est abrogée du processus.
Ultimement vient la phase de la « nouvelle direction» (Cadieux et Brouard, 2009; Cadieux et Deschamps, 20 Il) ou du « mangement de la reprise» (Picard et ThévenardPuthod, 2004; Bornard et Thévenard-Puthod, 2009). C’est là que s’ opèrent les changements voulus par le nouveau dirigeant. Le cédant va alors quitter définitivement l’entreprise à moins qu’il n’ occupe une autre fonction dans celle-ci (Cadi eux et Brouard, 2009; Cadieux et Deschamps, 2011). Cette dernière phase est marquée par une fragilité accrue de l’entreprise puisque le repreneur « doit travailler avec des salariés qu ‘il n’a pas recrutés, des partenaires qu’il n’a pas choisis, dans une entreprise qui a, de surcroît, fonctionné sans lui pendant plusieurs années et dans laquelle le cédant a joué un rôle prédominant» (Cadieux et Deschamps, 2011 , p.68).
LA COMPLEXITÉ STRATÉGIQUE DE LA REPRISE
Selon la littérature consultée, un « paradoxe» (Deschamps et Simon, 2011) réside dans la dynamique dans laquelle le repreneur doit se greffer à la cible reprise pour en assurer la pérennité. D’une part, il est vu comme un acteur de changement qui doit restructurer ou développer les activités de l’ entreprise conformément à sa « stratégie personnelle» (Bégin, Chabaud et Hannachi, 2011 ; Grazzini et al., 2009; Picard, 20(9), mais d’autre part, il est aussi le relais d’une culture et plus globalement d’une identité, parfois incarnée par le cédant (Deschamps et Simon, 2011; Picard, 2009). Ce délicat équilibre entre « continuité/mpture » (Deschamps et Simon, 20 Il) peut être obtenu selon Grazzini et al. (2009) par le rapprochement entre cognition et action, c’ est-à-dire lorsque le repreneur saisit les opportunités qui respectent sa « vision stratégique» de manière à orienter itérativement l’entreprise vers la stratégie visée, mais qui n’implique pas de plan stratégique rigide ex ante susceptible d’atténuer les chances de succès de la reprise. Effectivement, en regard de la «socialisation organisationnelle» (Boussaguet, 2008; Grazzini et al., 2009) qui s’ opère lorsque le repreneur obtient la direction effective de l’entreprise, il ne peut conduire impérieusement des changements drastiques dans l’entreprise sans s’attirer bien souvent une levée de boucliers de la part des salariés et des autres parties prenantes (Grazzini et al. , 2009). D’andria (2008) a soulevé cette « réalité repreneuriale» (p.73) qui peut freiner l’esprit entrepreneurial du repreneur, l’amenant dans certains cas à abandonner ses projets de changements majeurs en cours de route. Deschamps et Simon (2011) soutiennent quant à eux que l’innovation est une des autres clés capable de dénouer le paradoxe en permettant au repreneur de procéder aux changements souhaités en recombinant les ressources existantes de l’entreprise. Ce faisant, la nouveauté émerge des potentialités latentes de l’entreprise en respect de son passé. Il en est de même pour Germain, Cadieux et Denis (2009) qui eux voient dans la dualité changement/continuité la nécessité pour le repreneur de mener un « management concomitant d’une part de l’univers des symboles et des représentations et, d’autre part des compétences fondamentales de l’ organisation» (p.53). En d’autres mots, il importe pour le repreneur de développer l’ organisation, incluant ses représentations, à partir de ses forces et de ses avantages concurrentiels, le cas échéant, qui ont fait son succès. À cet égard, Miller (1993) met en garde les repreneurs face à d’ éventuelles réorientations stratégiques dans les situations où l’entreprise reprise est déjà adaptée substantiellement à son environnement.
Comme le rappellent Bégin et al. (2011), chaque entreprise est unique et un diagnostic de l’ environnement par le repreneur est nécessaire pour s’assurer d’un pilotage stratégique adéquat. Pour notre part, nous nous intéresserons aux entreprises qUI poursuivent des stratégies adaptées ou non à leur environnement ex ante.
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