La complexité
Le thème de la complexité est un terme transversal, extrêmement mobilisé depuis les vingt ou trente dernières années. Cela s’explique par un ensemble de raisons qu’il est bien impossible ici d’identifier de manière exhaustive. Un certain ‘esprit du temps’ certainement, qui remet en cause notamment la capacité à tout appréhender, à tout comprendre ainsi qu’à prédire. La recherche sur les risques technologiques majeurs n’a pas échappé à un usage extensif de la notion de complexité. Le sujet s’y prête particulièrement. J’irai pour ma part jusqu’à dire dans les paragraphes qui suivent qu’elle est, une fois formulée philosophiquement, probablement une de ses questions centrales, alors même que dans ce domaine, elle n’a pas bénéficié d’un approfondissement à la hauteur de l’enjeu. Pourtant, tout depuis le départ y conduit, avec l’interrogation sur la possibilité ou non de prédire les accidents majeurs. Les points de vue ont en effet été divisés sur ce sujet, et c’est une ligne de partage qui est restée d’actualité depuis. Certains en sont arrivés à considérer, encore récemment, cette question comme un ‘cul de sac’160, indiquant que seule une conviction personnelle (et politique), plutôt que scientifique, permettait aux uns et aux autres de se positionner dans le débat. Il n’y a en effet pas vraiment de possibilité de trancher sur le plan empirique car se jouent ici de nombreux présupposés, paradigmatiques, pour lesquels la question de la complexité, lorsqu’elle est développée sur le plan philosophique, offre un éclairage. Si la complexité n’a pas joué le rôle encore plus central qu’elle aurait pu jouer, cela tient probablement au fait que les développements philosophiques d’envergure sur ce thème n’ont pas été jusqu’à présent de langue anglaise, mais plutôt français161 et allemand162. Ceci a freiné son usage dans la littérature anglo-saxonne, majoritaire sur les risques technologiques majeurs, toutes disciplines confondues. Non pas évidemment que les penseurs français ou allemands n’aient aucune influence, ce que des cas comme Foucault ou Habermas, pour ne citer qu’eux, contredisent. En particulier, l’histoire d’une ‘french theory’, extrêmement influente aux Etats-Unis, restée plutôt dans l’ombre en France jusqu’à ce qu’éclate l’affaire Sokal en 1997, a été récemment rapportée dans un ouvrage qui y est entièrement consacré163 . Malgré ces exemples qui démontrent l’influence réelle dans le monde anglo-saxon de pensées ‘continentales’, ce sort n’a pas été réservé aux penseurs européens de la complexité, et par conséquent, n’ont pas été du tout mobilisés dans les travaux sur la sécurité industrielle. De plus, les auteurs francophones en pointe dans le domaine des risques industriels (je mets de côté les germanophones), dans les différentes disciplines (par exemple en ergonomie ou sociologie), ne s’en sont pas fait les relais ou échos, peut-être par méconnaissance, manque d’intérêt ou difficulté d’assimilation (ou d’accommodation). Il est vrai aussi qu’il est probablement beaucoup plus facile maintenant, avec le recul, de mieux en saisir les contours164 . A l’exception d’un ergonome, qui en fait une utilisation superficielle et assez indirecte dans un article165 ainsi que d’un mouvement, les cindyniques166, très peu de chercheurs usent de cette notion167. Mais, malgré leur référence directe à la complexité sous l’angle philosophique, les cyndiniques n’ont pas, selon moi, orienté leur programme empirique et théorique de manière à en capturer et en traduire toutes les implications (et en particulier l’exigence de multi et d’interdisciplinarité). Néanmoins, l’héritage du positionnement cyndinique sur le plan épistémologique, en particulier pour son ancrage constructiviste, demeure présent dans mon approche de la sécurité industrielle. Il l’est, une fois débarrassé, dans un premier temps, des terminologies qui ont probablement contribué à décrédibiliser le mouvement168, puis dans un deuxième temps, de son haut niveau d’abstraction. Les parties qui suivent sont donc consacrées à la mise en perspective de l’usage de complexité dans le champ des risques technologiques majeurs par différents auteurs représentant de différentes disciplines, puis à l’introduction d’une pensée philosophique afin de montrer son intérêt pour les questions discutées dans ce document.
La complexité au cœur du débat sur les accidents technologiques majeurs
Dès le départ, donc, les auteurs anglo-saxons, sous l’influence de chercheurs comme Weaver ou Simon, aux Etats-Unis, ont introduit la question de la complexité, sous un certain angle. On la trouve ainsi explicitement chez La Porte, politologue instigateur des études pionnières, on l’a vu, en fiabilité organisationnelle, sans vraiment que le thème ne devienne le fil conducteur de sa réflexion d’ensemble. Malgré des rappels fréquents à la notion, dans les articles qui jalonnent ses recherches jusqu’à aujourd’hui172, il ne l’a jamais approfondi en relation avec ses études de cas. Assez tôt pourtant cet auteur s’interrogeant sur les risques industriels posait la question suivante ‘Avons-nous développé des théories sociales et politiques uniquement pour des systèmes simples ? Sont-elles adéquates pour une société d’une très grande complexité ? Quelles demandes intellectuelles et de recherche sont impliquées par la quête de théories organisationnelle, sociale et politique de systèmes complexes ?’. Cette question semblait la prémisse à des développements ultérieurs. C’est Perrow, avec la notion de couplage, qui conceptualise et introduit cette notion dans sathéorisation des accidents pour qu’elle prenne une grande place dans la rhétorique du domaine. A partir de ce moment en effet, entrant en résonance forte avec les travaux des ‘cogniticiens’ (on le verra) la complexité devient un mot clé dans la communauté des chercheurs de la sécurité industrielle. Très orienté par les caractéristiques structurelles et technologiques des systèmes à risques qui sont plus ou moins susceptibles de produire des accidents normaux, cet auteur en fait toutefois un usage restreint : la complexité est essentiellement technologique. C’est davantage la ‘complexité organisée’, au sens de Weaver, qui avait sensibilisé La Porte à cette problématique dans ses premiers écrits, illustrés par la citation précédente. Weaver, dans un article indiquant une voie qui sera empruntée par la suite par beaucoup d’autres (j’y reviendrai), avait ainsi distingué, en 1947, la ‘simplicité’ de la ‘complexité désorganisée’ et de la ‘complexité organisée’. Cette dernière catégorie renvoyait aux phénomènes autonomes, finalisés par des principes de rétroactions, comme ceux rencontrés dans les domaines biologiques, médicaux ou encore sociaux, économiques ou politiques. La ‘simplicité’ était le domaine des équations permettant la prévision de comportements déterministes (trajectoire d’un mobile). La ‘complexité désorganisée’ renvoyait aux connaissances en mécanique statistique, qui ne pouvaient suivre une à une les entités microscopiques (comme pour les problèmes de ‘simplicité’) et les agrégeaient mathématiquement au niveau macroscopique (l’exemple fondateur étant la thermodynamique). Le défi de la science, à venir, selon Weaver était donc bien sa troisième catégorie, la ‘complexité organisée’. Finalement, en misant sur la complexité technologique, Perrow ne propose donc pas vraiment de s’y pencher, sur cette ‘complexité organisée’. La technologie à laquelle il s’intéresse alors ne possède pas ces propriétés d’autonomie, d’auto-organisation ou d’adaptation par rétroaction au même titre que les systèmes biologiques ou sociaux. La critique des limites de son utilisation de la notion de la complexité viendra de plusieurs auteurs, de Vaughan notamment , même si entre temps d’autres sociologues ont bien vu et reproché le caractère ‘techno centré’, le manque d’acteurs dans sa proposition Vaughan indique donc de manière explicite, les limites de l’emploi par Perrow d’une complexité principalement technologique.
Les sociologues, gestionnaires et ergonomes par rapport à la complexité
Une façon de se positionner a consisté à critiquer l’association de complexité avec l’idée de l’inéluctabilité ‘d’accidents normaux’ pour certaines configurations technologiques. C’est l’argument par exemple d’Hopkins, un sociologue qui a fait beaucoup pour promouvoir une perspective organisationnelle des accidents180 . Sur la base de son analyse d’un cas, il conclut ‘malgré les complexités technologiques du site de Longford, l’accident n’était pas inévitable. Les principes listés au-dessus ne sont pas nouveaux, ils émergent de temps en temps dans les études sur les accidents majeurs. Comme la commission d’enquête l’a formulé, les mesures pour prévenir cet accident étaient parfaitement applicables’.