La Commission européenne et les pratiques de l’évaluation en France
La Commission européenne ne procède pas à l’évaluation directe des politiques publiques en France mais elle exige des évaluations des États membres en contrepartie de ses financements. Ainsi, à partir des années 1960, la Commission européenne développe l’évaluation des politiques de recherche scientifique et technologique qu’elle finance. Par ailleurs, comme cela a été évoqué plus haut, la pratique de l’évaluation s’est étendue à d’autres domaines, à l’instar des politiques partenariales que la Commission mène avec les régions. Il en va ainsi de la mise en œuvre des politiques régionales financées par les fonds structurels (FEDER, FSE, etc.). À l’heure actuelle l’évaluation de chaque programme est obligatoire, un budget est prévu à cet effet et conditionne son renouvellement. En pratique, l’évaluation des programmes communautaires présente trois spécificités : – elle porte sur des programmes complexes qui impliquent de nombreux acteurs avec des niveaux de responsabilité variés et des objectifs interdépendants ; – elle se singularise par une gestion décentralisée au niveau régional ou local ; elle imprime une temporalité particulière de 5 à 7 ans pour favoriser les effets d’apprentissage et permettre aux évaluations d’apporter leur valeur ajoutée en termes d’accumulation de connaissances. Sur le plan méthodologique, le cadre communautaire impose trois phases d’évaluation : – une évaluation ex ante obligatoire pour apprécier le positionnement du programme par rapport au diagnostic du territoire ; – une évaluation intermédiaire à travers la réalisation d’un bilan d’avancement du programme ; – une évaluation finale afin de rendre compte de l’efficacité des actions et des enseignements à tirer. D’après le rapport précité du LIEPP, la Commission européenne a joué un rôle moteur dans la diffusion de l’évaluation à travers quatre démarches complémentaires : – l’initiative Sound and Efficient Management (« gestion saine et efficace ») lancée en 1995 a généralisé la création d’unités spécialisées au sein de la Commission européenne ; – la construction de standards d’évaluation tels les manuels d’évaluation réunis dans la collection MEANS qui matérialise le processus de compilation des « règles de bonnes pratiques » méthodologiques dans les années 1990 ; – l’assistance portée aux États membres pour l’accompagnement de la mise en œuvre de référentiels d’évaluation ou la résolution de problèmes techniques ; – la mise en place d’un réseau qui rassemble les évaluateurs des différents pays membres pour un partage de leurs expériences nationales. La Méthode ouverte de coordination (MOC)84 mérite également d’être mentionnée en matière de culture évaluative à l’échelle européenne. Par exemple, elle est utilisée par les États membres pour soutenir la définition, la mise en œuvre et l’évaluation de leurs politiques sociales et développer leur coopération mutuelle. La MOC se veut un outil de gouvernance fondé sur des objectifs et des indicateurs communs, censé compléter les instruments législatifs et financiers de la politique sociale et participer à la mise en œuvre du processus de coordination des politiques sociales, notamment dans le cadre de la stratégie de Lisbonne renouvelée. Il convient cependant de souligner que certains dispositifs communautaires ne font l’objet d’aucune évaluation depuis plusieurs années. C’est le cas en particulier de certains fonds structurels tels que le Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (FEOGA) qui bénéficie pourtant d’une dotation budgétaire conséquente.
Améliorer la culture et les pratiques de l’évaluation des politiques publiques
Dans son intervention à un colloque organisé par la Société française de l’évaluation (SFE) en juin 2013, Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes, souligne qu’en matière d’évaluation, un changement culturel est encore nécessaire . Cette formulation peut être interprétée de deux manières différentes. La première consiste à considérer que l’évaluation est un « objet identifié » dont il suffirait de s’approcher pour s’en emparer. Une seconde façon de l’interpréter – qui nous paraît plus conforme à la réalité – est de considérer l’évaluation comme un processus social dont la complexité s’enracine dans celle de la société elle-même. La différence entre les deux approches traduit la distinction entre la rationalité et la rationalisation, pour reprendre une idée d’Edgar Morin : « La rationalité c’est le jeu, le dialogue incessant entre notre esprit qui crée des structures logiques, qui les applique sur le monde et qui dialogue avec ce monde réel. Quand le monde n’est pas d’accord avec notre système logique, il faut admettre que notre système logique est insuffisant, qu’il ne rencontre qu’une partie du réel. La rationalité (…) n’a jamais la prétention d’épuiser dans un système logique la totalité du réel, mais elle a la volonté de dialoguer avec ce qui lui résiste ». Quant à la rationalisation, elle consiste à « vouloir enfermer la réalité dans un système cohérent. Et tout ce qui dans la réalité, contredit ce système cohérent est écarté, oublié, mis de côté, vu comme une illusion ou une apparence86 ». Cette idée semble synthétiser les termes du débat autour des différentes conceptions de l’évaluation. Promouvoir une culture de l’évaluation des politiques publiques c’est en quelque sorte vérifier à travers une démarche collective, si l’action publique suit et en même temps, conforte l’évolution de la société. En d’autres termes, l’évaluation se doit de rendre l’intervention publique plus utile pour l’intérêt général, lequel évolue aussi avec le temps.
Difficultés et obstacles à surmonter
Dans les débats autour de l’évaluation des politiques publiques, une série de questions se pose de façon récurrente, questions qui renvoient en dernière analyse à la nature et à la logique de l’intervention publique : qu’est-ce qu’on cherche à évaluer ? Sur quels indicateurs peut-on s’appuyer, comment les construire, quelle est leur pertinence ? Quels sont le statut de l’évaluation et sa place dans la décision politique, le rôle des acteurs ?, etc. Tenter de répondre à ces questions permet d’aller vers une amélioration, une promotion de la culture de l’évaluation dans notre pays. Or trois séries de facteurs semblent faire obstacle au développement de cette culture : – le sens donné à l’évaluation des politiques publiques ; – la pertinence des indicateurs ; – l’impartialité de l’évaluateur. Le sens donné à l’évaluation des politiques publiques Comme nous avons pu le constater dans le premier chapitre de ce rapport, l’évaluation des politiques publiques n’est pas chose récente en France si on entend par là, un processus de mobilisation de moyens – humains et financiers – pour porter une appréciation collective sur l’action de la puissance publique. Or l’évaluation est de plus en plus présentée comme une démarche plutôt technique. Qui plus est, au nom de la modernisation de l’action publique qui est en soi un objectif louable, l’intervention de la puissance publique est approchée surtout sous un angle financier, choix qui nourrit une certaine réticence vis-à-vis des pratiques évaluatives. En effet, la question posée pour initier la démarche évaluative est d’une importance majeure pour définir le sens que l’on cherche à donner à l’évaluation. Ainsi la lettre de mission du Premier ministre adressée à la commission mise en place en 2013 pour évaluer l’aide à l’industrie fixe explicitement l’objectif d’identifier « un volume d’économies d’un milliard d’euros pour 2014 et d’un milliard d’euros supplémentaires pour 2015, en supprimant les aides inefficaces et en optimisant leur mode de gestion ». Cette façon de poser la question donne a priori un sens à l’évaluation qui peut s’éloigner de celui entendu dans ce rapport, à savoir un examen des politiques publiques pour en mesurer l’utilité, changer la trajectoire si nécessaire et rendre compte de cela aux citoyens. ❐ « La politique du chiffre » ne favorise pas la culture de l’évaluation des politiques publiques L’évaluation des politiques publiques interroge nécessairement le fonctionnement des services et de leur performance, ainsi que de celle des agents. En l’absence de dialogue, la « mesure de la performance » peut conditionner l’attitude des services et des agents à l’endroit de l’évaluation. Une telle absence contribue à la confusion entre l’évaluation des politiques publiques et les différentes modalités de la réforme de l’État. La prise en compte de cette remarque est d’autant plus importante que dans la plupart des pays, ceux de l’OCDE notamment, on constate une influence de la « nouvelle gestion publique » (New public management) sur les pratiques évaluatives, tendant à appliquer les normes et méthodes de la gestion du secteur privé au secteur public Des repères peu compatibles avec la logique du service public peuvent nuire à la cause de l’évaluation Depuis une vingtaine d’années, les évaluations des politiques publiques s’inspirent du modèle des « 3 E » : Economy, Efficiency, Effectiveness (littéralement : réduction des dépenses, rendement, efficacité)88. Or, l’application de ces concepts pour apprécier l’évolution de la productivité dans les activités de services rencontre des limites : s’il semble relativement aisé de mesurer la productivité dans les activités industrielles, cette mesure est beaucoup plus complexe pour les activités de services car elle nécessite de mobiliser des formes multidimensionnelles qui dépassent la « règle des 3 E ». En effet, le système des 3 E fait l’impasse sur plusieurs dimensions clés de l’action publique, notamment la cohérence entre les objectifs, les finalités et les besoins, ainsi que celle entre les moyens et les objectifs. De ce fait, on ne saurait réduire l’évaluation des politiques publiques à la mesure de la performance des services publics selon les normes et méthodes inspirées des pratiques privées, dans lesquelles généralement les enjeux sociaux, sociétaux et environnementaux ne sont pas prioritaires. Il faut néanmoins souligner que, en lien notamment avec une plus grande sensibilité de l’opinion publique, ces enjeux commencent à être pris en compte, autant que faire se peut, dans le secteur privé.