LA COMMANDE PUBLIQUE, ABOUTISSEMENT HISTORIQUE DES MARCHÉS PUBLICS
Trois difficultés apparaissent à la suite de l’analyse du développement de la notion de marchés publics : d’abord, une notion communautaire de « marchés publics » bien plus large que celle interne qui porte le même nom, ensuite, l’absorption de catégories contractuelles proches dans un « droit des marchés publics » élargi, enfin les doutes qui pèsent sur un certain nombre de contrats complexes qui sont, eux aussi, partiellement inclus dans le « droit des marchés publics ». L’analyse de cette situation faite dans la première partie conduit à se poser la question de savoir quelles solutions il est possible d’apporter à la situation actuelle de cette branche du droit des contrats publics, puis à proposer la notion de commande publique, à la fois comme un remède et comme une chance. Ce sont donc les enseignements de l’analyse généalogique de l’évolution des marchés publics (§ 1er) qui conduisent à donner, après avoir envisagé les différentes solutions aux problèmes de rationalisation et de simplification, une définition des contrats de la commande publique (§ 2e). § 1er : Les enseignements de l’analyse historique ou « généalogique » 543. L’évolution du droit des marchés publics telle que nous l’avons analysée de manière historique – ou plutôt généalogique2 – dans la première partie de cette étude a montré une extension constante des principaux critères qui ont soumis certains contrats sous influence publique à des procédures de passation. Ces contrats que l’on a très vite qualifiés de « marchés publics » se sont étendus à un point tel qu’ils ne correspondent plus aujourd’hui à la notion interne classique. La situation actuelle est celle qui résulte de l’extension de la notion, puis des notions, de marché public. L’essentiel des constatations qu’il est nécessaire d’apporter ici a été fait dans l’analyse de ces critères matériels et organiques dans la première partie de cette étude. On peut en rappeler rapidement les principaux points. 544. Le critère matériel, qui avait d’abord été limité à ces deux catégories de biens que sont les travaux et les services, était de surcroît limité pour les travaux euxmêmes par la notion de travaux publics. Les années mille neuf cent cinquante ont été marquées par un double changement : le recours, non plus à la notion de travaux publics, mais à celle de travaux, ainsi que l’apparition des marchés de services qui se sont détachés des marchés de fournitures. Sous l’influence communautaire mais aussi du fait d’une tendance interne, ces trois catégories ont elles-mêmes été de plus en plus largement entendues, au point que l’on peut aujourd’hui dire que tous les biens sont soumis par principe au Code des marchés publics, même si tous ne sont pas soumis à des procédures formalisées de mise en concurrence, en raison des exclusions inscrites dans le Code luimême. Les différences qui existent aujourd’hui entre les marchés de travaux, de fournitures ou de service ne servent qu’à l’application de règles particulières à chaque objet. Elles n’ont pas, par elles-mêmes, d’influence sur la notion de marché public3 et ne sauraient en avoir sur celle de commande publique. 545. Le critère organique n’a pas subi moins de modifications. Le début du XIXe siècle considérait qu’étaient des marchés publics les marchés de l’État, puis, cette catégorie a rapidement été étendue à ceux des autres collectivités territoriales et à ceux des établissements publics administratifs. Ce « noyau dur » des personnes soumises à des procédures de passation est resté pratiquement en l’état. Il constitue aujourd’hui encore le champ d’application Code français des marchés publics. Mais si celui-ci a arrêté là son extension, tel n’est pas le cas des marchés publics communautaires qui se sont pour leur part étendus, non seulement à l’ensemble des personnes publiques, mais aussi à un certain nombre de personnes privées « sous influence » publique. Cette différence fondamentale entre les deux sources du droit implique en grande partie les réflexions sur l’unité du droit des marchés publics et ce que nous considérons comme l’utilité d’une notion de commande publique . 546. En résumé, ce qui caractérise l’évolution du droit des marchés publics est la constante extension de ses critères et, partant, celle de la notion elle-même. Cette extension n’ayant pas été associée à un régime parfaitement identique pour tous les contrats au fur et à mesure de leur insertion dans le droit des marchés publics, on assiste à deux phénomènes : premièrement une dilution de la notion qui n’a plus, selon ses acceptions, soit le même régime5, soit tout simplement un régime parfaitement établi6 ; deuxièmement une diversité et une complexité dans la détermination des sous-catégories de « marchés publics » au sens large7 et bien entendu la complexité des régimes applicables à chacune d’entre elles8. 547. Cette extension est-elle aujourd’hui achevée ? Se poser la question appelle à la prudence dans l’établissement d’une notion de commande publique. En effet, cette notion serait dépourvue d’une grande partie de son utilité si elle contenait en son sein autant d’indétermination que celle des marchés publics. Il faut donc identifier les facteurs d’extension (A) avant de voir de quelle manière il est possible de la limiter dans l’avenir non seulement pour lutter contre une dilution de la notion et l’impossibilité qui en résulterait de fonder un régime sur son fondement mais aussi pour améliorer la cohérence de la matière (B). A) Les facteurs de diversité et d’extension du droit des marchés publics 548. L’extension constante du droit des marchés publics s’est faite sous l’influence d’un certain nombre de facteurs dont on peut se demander s’ils perdurent aujourd’hui ou si leur influence ne va pas en se réduisant. Les principaux facteurs d’évolution sont à notre sens au nombre de trois : la diversité des sources du droit des marchés (1), la diversité des fondements conduisant à encadrer ces contrats (2) et l’influence de la liberté contractuelle (3). 1) La diversité des sources du droit des marchés publics 549. Le droit des marchés publics est tout à la fois ancien dans son esprit et dans ses fondements et moderne par sa situation à mi-chemin entre le droit public et l’économie. Cette situation pourrait faire penser que les sources de ce droit sont historiquement variées et que l’on doit combiner les textes les plus récents avec les ordonnances les plus anciennes. Tel n’est pas le cas. En revanche, cette histoire – récente aux yeux des historiens mais ancienne pour les administrativistes – a aussi pour conséquence la multiplicité des autorités sources de ce droit : les autorités nationales y ont bien entendu une place essentielle, mais aujourd’hui, quant au fond du droit au moins, moins importante que les instances communautaires. À cela s’ajoutent des sources internationales non négligeables. a) Les sources internes 550. Depuis le premier tiers du XIXe siècle et ses premiers textes généraux9, la production interne des normes de « marché public » est soumise à une double spécificité : la place prépondérante du pouvoir réglementaire dans la création de ces textes ; la soumission très importante de l’initiative des lois et règlements au droit communautaire, sans pour autant que cela ait diminué par trop la place des initiatives internes. 551. Une grande partie des textes qui régissent les « marchés publics » au sens large est d’origine réglementaire. Il faut pourtant faire une différence entre les marchés publics au sens strict, c’est-à-dire ceux du Code, et les autres. Pour les premiers, si l’on se réfère à la Constitution, le droit des marchés publics devrait revenir à la compétence législative, notamment parce qu’il réglemente la passation des contrats des collectivités territoriales pour lesquelles le principe est la « libre administration ». Pourtant, sur le fondement d’un décret-loi du 12 novembre 1938 et d’une loi du 7 août 1957, le Conseil d’État a répété à plusieurs reprises10 que, même pour les collectivités territoriales, la compétence du pouvoir réglementaire était régulière . Il est possible, avec le professeur Yves GAUDEMET , de regretter cette situation en ce qu’elle est sans doute contraire à l’esprit des constituants et que l’habilitation législative elle-même est interprétée de manière particulièrement extensive. À ces considérations sur les fondements textuels, on peut ajouter que si cette compétence permet une plus grande souplesse et réactivité des textes sur les marchés publics, elle a en réalité servi l’insécurité juridique qui a résulté d’abord des multiples réformes ponctuelles du Code de 196 , puis de celle, redoutable, qui résulte de la soumission des marchés publics à trois codes en cinq ans.
Les sources communautaires
Le droit communautaire considère les marchés publics comme un élément de la libéralisation du marché intérieur. À ce titre, ils font partie des compétences communautaires depuis le Traité de Rome. La source communautaire est à un double titre cause de diversité et d’extension du droit des marchés. 554. D’une part, ces textes doivent se combiner avec ceux des États membres, et notamment, pour ce qui concerne la France, avec le Code des marchés publics. Si cela n’a pas spécialement eu d’influence pour les premières directives du début des années 1970, ces dernières étant peu contraignantes et surtout inspirées de ce qui existait déjà en France, tel n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Les transpositions sont sources de débat entre la France et les instances communautaires, la première cherchant à résister à la modification de l’équilibre de ses textes, les secondes, bien que parfois influencées par les États membres au point de modifier leurs textes, cherchant à les imposer et à unifier. 555. D’autre part, de l’inspiration française des débuts on est aujourd’hui passé à une inspiration clairement anglo-saxonne dans laquelle les marchés publics sont partie intégrante d’un marché économique libéral, ils perdent peu à peu le statut d’activité « publique » qu’ils ont traditionnellement en droit français. Cela a bien entendu conduit à étendre au-delà des personnes publiques les contraintes de passation, mais cela a surtout provoqué une révolution beaucoup plus profonde : les spécificités de ce droit qui étaient fondées sur la puissance publique et qui distinguaient nettement ces contrats des contrats de droit privé ont été réduites. On peut donner deux exemples de cette évolution. Le premier est la diminution du nombre des exclusions à l’application des procédures de passation : c’est le cas des centrales d’achat et de l’UGAP dont le statut a été fortement débattu24, c’est aussi le cas des établissements publics industriels et commerciaux dans les secteurs spéciaux. Le deuxième exemple est l’évolution des contrats entre personnes publiques dont on n’aurait pas même envisagé qu’ils fussent soumis à procédures de passation il y a une vingtaine d’années et qui le sont aujourd’hui. L’avancée du marché s’est traduite, en cette matière comme dans bien d’autres, par un recul des spécificités publiques. 556. À ces deux sources de diversité et d’extension il faut en ajouter une autre, d’un esprit différent : la multiplicité des sources textuelles du droit communautaire. Les Traités n’étaient pas à l’origine considérés comme une source de contrainte pour le droit des marchés puisqu’aucune de leurs dispositions ne le touche explicitement. Aujourd’hui, les arrêts de la Cour de justice aidant, les principes qui en sont issus se sont précisés et l’on considère qu’ils sont pleinement applicables à cette matière . Les directives pour leur part ont toujours bénéficié d’une place centrale. Elles sont pourtant aussi source d’instabilité et de confusion, même si la jurisprudence vient aussi les préciser . D’abord parce qu’elles sont nombreuses et complexes, ensuite parce qu’elles ont déjà été modifiées en trois grandes étapes, dont deux « codifications », sans compter les étapes intermédiaires28 et les directives « recours »29. Ensuite parce qu’elles sont particulièrement précises, au point qu’elles s’apparentent plus aux textes de règlements communautaires que de directives30 ; or cela rend plus difficile encore la transposition en laissant moins de latitude aux autorités nationales pour adapter le droit communautaire au droit interne, les contradictions avec le droit interne sont moins facilement aplanies. Troisième source textuelle du droit communautaire : les communications interprétatives. Cette nouvelle catégorie de texte, qui n’existe pas officiellement dans le Traité, s’apparente plus à de la création normative qu’à un guide à l’usage des opérateurs économiques. Se fondant sur des interprétations parfois contestables des arrêts de la Cour de justice, ces textes viennent préciser encore – et en une étape supplémentaire – le sens qu’il faut donner aux directives déjà précises et les éventuelles évolutions que ce droit aura dans les années à venir. Un instrument de l’instabilité juridique, en somme. Le droit communautaire comme le droit interne sont influencés par une même source qui, bien qu’elle soit limitée dans ses conséquences, se doit d’être évoquée : le droit international.