La Cognitive Work Analysis (CWA)
Présentation générale et fondements
La CWA est définie comme une méthode d’analyse et d’évaluation des systèmes sociotechniques complexes dont le but est d’améliorer leur conception (Fidel & Pejtersen 2004 ; Lintern 2013 ; Naikar 2017 ; Read et al. 2012). Développée à l’origine pour répondre aux problématiques de contrôle dans les centrales nucléaires (Rasmussen 1986), les travaux de Kim Vicente ont permis d’étendre la CWA et d’élargir sa diffusion (Vicente 1999b). Aujourd’hui, les applications sont nombreuses et concernent des domaines multiples dont le domaine maritime (Blanche et al. 2006 ; Burns et al. 2000 ; Procee et al. 2017), le contrôle aérien (Ahlstrom 2005), la conduite automobile (Birrell et al. 2012), le domaine militaire (Jenkins et al. 2008), le domaine sportif (Hulme et al. 2019 ; McLean et al. 2017), et également le domaine médical (Burns et al. 2006 ; Effken et al. 2001, 2011 ; Jiancaro et al. 2014). À l’inverse des méthodes descriptives et normatives, qui respectivement se focalisent sur une description du travail tel qu’il est et tel qu’il devrait être, la CWA est une méthode formative destinée à comprendre comment le travail peut être potentiellement effectué (Rasmussen et al. 1994 ; Vicente 1999b ; Sanderson 1998). Le cadre d’analyse proposé par la CWA reconnaît que les possibilités pour contrôler une situation sont nombreuses et que les opérateurs disposent d’une certaine liberté vis-à-vis de ce qu’ils doivent faire, quand et comment (Naikar 2006). Ainsi, la CWA ne s’intéresse plus uniquement à l’activité en elle-même mais à l’identification et la modélisation des contraintes auxquelles les travailleurs sont soumis et qui vont délimiter le champ des actions possibles (Naikar 2013). En faisant des contraintes du système la première unité de l’analyse, la CWA participe à la conception de systèmes qui favorisent la mise en place des comportements flexibles et adaptatifs indispensables pour faire face aux situations non familières5 et inattendues (Naikar 2017). Bien que les apports principaux de la CWA concernent la conception d’interfaces, cette méthode s’étend à d’autres problématiques plus générales liées aux facteurs humains et à l’ingénierie (Naikar 2017 ; Read et al. 2012). Des études montrent la pertinence de la CWA comme technique d’évaluation des solutions de conception d’un système (Naikar et al. 2000 ; Naikar & Sanderson 2001), l’étude des besoins en termes de formation (Naikar & Sanderson 1999), l’étude de la conception du travail d’équipe pour les systèmes complexes (Naikar et al. 2000, 2002), l’étude des compétences techniques dans la gestion des erreurs humaines (Naikar & Saunders 2003), l’étude de la distribution des rôles au sein des différents acteurs (Jenkins et al. 2008) ou encore de la gestion de crise en anesthésie (Hall et al. 2006). Cette méthode trouve également des applications tout au long du cycle de vie d’un système (Sanderson et al. 1999). D’un point de vue théorique, la CWA se base sur trois fondements qui sont : la notion de système, la psychologie écologique, et le contrôle adaptatif (Fidel & Pejtersen 2004). La notion de système ayant été préalablement présentée, nous détaillerons ici la psychologie écologique et le contrôle adaptatif. a) La psychologie écologique L’approche écologique représente un fondement essentiel de la CWA dans la manière d’aborder l’être humain au travail. Dans son approche écologique de la perception (Gibson 1979), le psychologue américain James Gibson défend l’idée que la perception ne peut être expliquée qu’au travers une relation indissociable entre un organisme vivant et son environnement. L’organisme vivant agit dans un environnement en fonction de ce qu’il perçoit, en fonction de ce que l’environnement lui offre comme possibilités d’actions. En retour, ce qu’il perçoit ou peut percevoir va dépendre de ses actions et déplacements dans l’environnement. Pour citer Gibson : « nous devons percevoir pour agir mais nous devons aussi agir pour percevoir » (Gibson 1979). La perception est dite « active » parce qu’elle est possible via une exploration active de l’environnement. Cette idée se rapproche de l’approche formative défendue par la CWA qui tente d’analyser les potentialités d’opérations sur un domaine de travail. Cette boucle dynamique entre perception et action est à l’origine du concept d’affordance, un des concept clés caractérisant cette approche. En effet, Gibson propose que notre environnement possède des caractéristiques signifiantes qui stimulent notre perception et orientent nos actions. Nommées affordances, ces caractéristiques signifiantes traduisent des possibilités d’actions qui, elles, dépendent des capacités et des caractéristiques intrinsèques de l’organisme vivant en question. L’étude réalisée par Warren (1984) va dans ce sens en montrant que la perception du caractère « montable » d’un escalier dépend des caractéristiques des individus, de leurs tailles et de la longueur de leurs jambes, autrement dit de leur biomécanique. Un second exemple plus trivial de ce concept d’affordance est celui de la chaise. Pour un être humain adulte, la chaise constitue une affordance en l’invitant à s’assoir dessus. Pour un bébé, dont les capacités et caractéristiques intrinsèques diffèrent, la chaise sera perçue comme un moyen de se redresser et de se tenir debout. Un même objet peut donc fournir différentes possibilités d’actions qui vont dépendre des capacités propres des individus. Réciproquement, un individu développera un comportement sur la base des différentes affordances que lui offre son environnement.
Le contrôle adaptatif
Appliqué aux systèmes automatiques, le contrôle adaptatif fait référence aux techniques d’ingénierie permettant aux machines de réguler des situations dynamiques indépendamment des humains. L’adaptation correspond aux modifications en ligne des actions de contrôle en fonction de l’évolution de l’état courant d’un système en comparaison à un état souhaité. Par exemple, la masse d’un avion diminue lentement en cours de vol en raison de la consommation de carburant. À des fins de sécurité et performance, des actions de contrôle doivent être mises en place pour s’adapter aux évolutions continuelles des conditions de vol (Sheridan 2011). Concernant les systèmes humains, Flach et ses collègues (2017) ont proposés un modèle des mécanismes de contrôle adaptatif pour rendre compte des comportements associés à la prise de décision. À l’inverse de l’approche classique, qui modélise la prise de décision humaine comme un processus discret6 exécuté 6 Un processus est discret s’il est composé d’un nombre fini de valeur. Cadre théorique Analyse de l’activité de soignants médicaux et paramédicaux sur simulateur haute-fidélité lors de simulations d’urgence, en vue de la conception d’un environnement de soins ergonomique Cécile I. Bernard 2020 44 en boucle ouverte7 , le modèle du contrôle adaptatif présenté par les auteurs envisage la résolution de problème comme un processus dynamique, exécuté en boucle fermée8 et dépendant d’une évaluation continue des exigences de la situation. L’opérateur humain doit constamment surveiller l’environnement, à la recherche d’indices anormaux ou imprévus, tout en évaluant les résultats des mesures précédentes pour s’adapter et répondre aux exigences de la situation. Cependant, les possibilités d’adaptation étant nombreuses, il est impossible pour un ingénieur de lister toutes les combinaisons possibles et de concevoir un système qui s’adapte à chaque facteurs individuels et situationnels possibles. Pour y parvenir, une méthode spécifique est nécessaire pour prendre en compte la structure profonde du problème, autrement dit la dynamique du processus étant contrôlé, i.e. le domaine de travail (Flach et al. 2017 ; Naikar 2013). L’attention ne se focalise plus sur l’activité en elle-même mais sur les contraintes qui vont délimiter l’espace-problème, espace au sein duquel les opérateurs doivent adapter continuellement leurs comportements aux exigences changeantes de la situation (Naikar & Elix 2015). Ainsi, sur la base des connaissances issues des 3 grands fondements de la CWA, à savoir la notion de système, la psychologie écologique et le contrôle adaptatif, le cadre général proposé par la CWA envisage la situation de travail comme un système complexe au sein duquel des éléments techniques et humains interagissent dans un environnement donné. De par leurs caractères dynamiques, incertains, interconnectés et risqués, ces systèmes imposent des nouvelles demandes sur les opérateurs notamment lors des tâches de supervision et résolution de problème. Soutenir les opérateurs dans ce type de tâche, dans une logique de performance et de sécurité des systèmes, nécessite le développement d’assistances qui supportent les comportements adaptatifs. Pour y parvenir, la CWA ne considère plus le travail comme une liste de procédures à réaliser mais comme un espace de possibilités (i.e. d’affordances) délimiter par des contraintes. D’un point de vue méthodologique, la CWA tente de définir ces contraintes et comprendre les comportements mis en place au sein de l’espace qu’elles délimitent. Les propositions d’améliorations issues de cette analyse sont supposées être adaptées à la fois aux contraintes, à l’espace de liberté qu’elles dessinent, et favoriser la mise en place de comportements adaptatifs. En rendant visibles les objectifs, les contraintes et les affordances du domaine, la CWA aide les opérateurs à reconnaître rapidement ce qui est possible de faire et quelles sont leurs options pour contrôler des situations imprévues pour lesquelles les procédures classiques ne sont pas adaptées (Roth & Bisantz 2013, p240). D’un point de vue conceptuel, ces caractéristiques font de la CWA un cadre général pertinent pour l’analyse des systèmes faiblement couplés et non traçables. En effet, les notions de contraintes et degrés de liberté sont centrales et la méthode se veut favorable à l’adaptation. Néanmoins, certains aspects de la méthodologie proposée présentent des limites. Après avoir présenté les étapes méthodologiques de la CWA et ses outils spécifiques, nous mettrons en évidence ces limites.