La classification de Laderman
Au fil d’une présentation très étoffée de l’histoire et de l’évolution du road movie, Laderman en vient à énoncer ce qui apparaît à ses yeux comme les deux modèles narratifs dominants du genre cinématographique considéré : The genre’s deliberate rebellious impulse is conveyed primarily through two narrative pretexts : the quest road movie (descending from Easy Rider) and the outlaw road movie (descending from Bonnie and Clyde). Quest road movies emphasize roaming itself, usually in terms of some discovery ; the tone suggests a movement toward something (life’s meaning, the true America, Mexico, etc.). Outlaw road movies emphasize a more desperate, fugitive flight from the scene of a crime or the pursuit of the law. Most road movies incline toward one or the other of 47 these two narrative directions. Yet ensuing chapters discussing specific films will demonstrate that often one type possesses elements of the other88 . On comprend l’intérêt de Laderman pour le motif criminel, dans la mesure où la thèse de l’auteur consiste à envisager le genre cinématographique dans son rapport à la rébellion. Sa classification permettrait donc d’établir une distinction entre des personnages qui franchissent le cap de la légalité, fuyant les forces de l’ordre et témoignant ainsi d’une révolte plus radicale (soit la tendance Bonnie and Clyde), et tous les autres (qui s’inscriraient dans la lignée d’Easy Rider), dont les protagonistes sont plutôt mus par une quête encore mal définie (« movement toward something »). Cependant, comme nous l’avons indiqué précédemment, la quête et la fuite se renvoient dos à dos, et ne peuvent de la sorte constituer deux catégories distinctes ; de plus, les possibilités de chevauchement, d’ailleurs reconnues par l’auteur, sont bien réelles : Easy Rider comporte des éléments criminels (le trafic de drogues, le séjour en prison), et les héros de Bonnie and Clyde aspirent à trouver le sens de leur vie, car c’est effectivement une forme d’ennui existentiel qui pousse la jeune femme à s’associer au bel aventurier. Chaque film étant susceptible d’appartenir aux deux catégories, ces dernières tendent à s’évaporer. Les différentes tentatives de classification marquant l’histoire du road novel et du road movie apparaissent ainsi vouées à l’échec : les catégories identifiées empiètent les unes sur les autres, au point d’en venir parfois à se confondre et finissent de ce fait par s’invalider d’elles-mêmes. Il faut se rendre à l’évidence : le récit de la route ne peut être ramené à une liste de modèles narratifs de base, et c’est justement cette irréductibilité qui devient l’une des propriétés fondamentales de la forme artistique en question.
Pour en finir avec les catégorisations
Nous avons dit plus haut notre étonnement devant l’extrême diversité du road novel et du road movie : le récit de la route est en effet susceptible de se développer dans une multitude de contextes culturels, des États-Unis, son berceau d’origine, à l’Allemagne, où 88 David Laderman, Driving Visions, p. 20. 48 Wim Wenders lui confère ses lettres de noblesse, en passant par l’Amérique du Sud ou l’Australie. Les œuvres considérées peuvent être entièrement fictives (Thelma and Louise) ou au contraire relever plus manifestement d’une démarche documentaire (nous pensons aux films de Robert Kramer ou encore à Into the Wild de Jon Kracauer pour la littérature, 1996). Road novels et road movies, enfin, se déclinent selon des tonalités fort différentes, portant tour à tour les marques de l’horreur (From Dusk Till Dawn, 1996), ou s’inscrivant plus clairement dans le champ de la comédie (la tétralogie romanesque de François Barcelo). Le récit de la route semble ainsi exister en relation avec d’autres formes artistiques qu’il vient infléchir dans le sens d’un voyage tenant souvent lieu d’expérience initiatique. Devant l’abondance de combinaisons possibles, il nous apparaît vain de chercher à en dresser l’inventaire ou de produire une liste de modèles narratifs qui ne pourrait être qu’arbitraire. Au contraire, il serait plus productif de considérer cette perméabilité du road novel et du road movie comme constitutive de la forme en question. C’est justement ce que se propose de faire Walter Moser dans l’article que nous avons cité plus haut, en recourant à l’article partitif « du » afin de qualifier les films envisagés comme des road movies, comme il s’en explique dans les lignes qui suivent. Évoquant les trois moments narratifs qui constituent selon lui tout film de la route, Moser observe qu’ : Ils ont une configuration si prégnante qu’on peut les reconnaître dans des films qu’on ne désignerait pas nécessairement comme des films de la route. Cela nous permettrait de parler du road movie dans la forme grammaticale d’un partitif. Même si Grapes of Wrath (John Ford, 1940), par exemple, n’est pas rigoureusement parlant un road movie, il n’en comporte pas moins du road movie : le départ de la côte Est, les travellings sur les grandes routes des États-Unis, le franchissement des frontières entre les États américains, la reprise répétée de la route89 . Et plus loin, il complète son propos en exposant toutes les implications possibles de cette hypothèse en termes de périodisation du genre cinématographique : 89 Walter Moser, « Présentation. Le road movie : un genre issu d’une constellation moderne de locomotion et de médiamotion », p. 18. 49 Cette distinction entre « un road movie » et « du road movie » nous permettrait peut-être aussi de reconsidérer la question de l’origine et de la périodisation du genre. Il serait alors possible de situer cette origine, comme cela semble acquis par un grand nombre de spécialistes, dans les années 1960 avec Easy Rider (Dennis Hopper, 1969) et Bonnie and Clyde (Arthur Penn, 1967), mais en même temps d’admettre que, dans bien des films antérieurs, il y a déjà « du road movie », en considérant, de ce fait, ces films comme des précurseurs du genre. […] Cela nous donnerait plus de souplesse et dans la périodisation du genre road movie, et dans la classification des genres90 . Aussi intéressante qu’elle soit, cette introduction du partitif et surtout des avantages qu’il présuppose demande à être nuancée. Nous suivons l’auteur dans sa démarche dans la mesure où dire d’un film qu’il comporte « du road movie » permet effectivement de clore la question de l’hybridation : une œuvre cinématographique telle que The Getaway de Sam Peckinpah par exemple peut autant être perçue comme un film de gangsters que comme un road movie et son appartenance à un genre plutôt qu’un autre n’est pas réellement décidable : si la scène de braquage et les échanges de coups de feu font basculer le film du côté d’une intrigue criminelle, la fuite en automobile, le franchissement de la frontière mexicaine et d’autres éléments qu’il restera à déterminer ramènent immanquablement l’œuvre dans le champ du récit de la route. Considérer que The Getaway présente « du road movie » permet en fin de compte de résoudre le dilemme tout en admettant la relative impureté des genres cinématographiques. L’acceptation de cette formulation partitive achève ainsi de rendre caduque l’entreprise de catégorisation menée par les différents chercheurs précités, dans la mesure où la caractéristique « road movie » est d’emblée envisagée comme l’une des composantes d’une œuvre complexe, pouvant relever simultanément d’autres tonalités. Cependant, là où nous avons tendance à nous démarquer du point de vue de Moser, c’est dans son extension de l’expression « du road movie » à d’autres films d’errance, comme The Grapes of Wrath qui est explicitement nommé, mais aussi à tous les précurseurs d’Easy Rider. Selon l’auteur, des éléments sémanticosyntaxiques tels que la route, la traversée de la frontière, les travellings, etc. viendraient 90 Ibid. 50 indéniablement rattacher le film de John Ford et d’autres œuvres annonciatrices au genre qui nous intéresse. Or, nous ne pouvons que questionner la pertinence des indices ici mentionnés : en effet, ces derniers ne semblent pas appartenir exclusivement au road movie mais permettent de renvoyer à d’autres types de films tels que le western, par exemple, qui se développe également le long de la frontière et multiplie les plans en mouvement (lors des attaques de train, notamment). Par ailleurs – et c’est la question à laquelle nous chercherons à répondre dans le cours de ce travail – peut-on ramener le cinéma de la route à un ensemble de thèmes ou de figures de style ? Ainsi, faute d’un véritable questionnement sur la signification du road movie dans l’histoire du cinéma, l’expression partitive déployée par Moser nous semble susceptible de faire l’objet d’une dérive et de contribuer à l’amalgame entre des œuvres pourtant fort différentes : dire d’un film qu’il comporte « du road movie » ne nous semble donc pertinent qu’à partir du moment où l’on aura pris soin d’établir ce qui distingue réellement le récit de la route d’autres récits d’errance. Il est possible de conclure, à partir de ce bref tour d’horizon, que les diverses tentatives de classification du genre cinématographique s’avèrent décevantes et peu productives. La démarche consistant à passer en revue les différentes actualisations possibles d’un genre cinématographique extrêmement protéiforme a en effet quelque chose d’arbitraire et de vain, et ne peut se substituer à une véritable interrogation sur ce qui permettrait de distinguer le road movie d’autres récits d’errance. La permanence d’amalgames et d’approximations, de même que l’écueil des catégorisations nous conduisent ainsi à rechercher une approche permettant d’embrasser le récit de la route dans ses versions littéraire et cinématographique sans devenir pour autant trop prescriptive. Nous souhaitons par ailleurs rendre compte des spécificités du road novel et du road movie sans avoir à confectionner une liste de critères trop disparates, conduisant à une définition arbitraire. Au regard de ces différentes exigences, le concept de chronotope mis au jour par Bakhtine semble à même de répondre à nos besoins.