La classe moyenne en Turquie
Regimes de croissance et stratification sociale en Turquie
angement structurel et politico institutionnel Régimes de croissance et insertion internationale Après la création de la République en 1923, la Turquie était un pays dont la production était essentiellement agricole. Le but de Mustafa Kemal et des révolutionnaires kémalistes était d’instaurer une république laïque basée sur le développement de la classe urbaine. Cette orientation politique s’est basée sur une industrialisation planifiée acharnée qui a été engagée dans les années 30 et qui fît passer la part de la valeur ajoutée de l’industrie dans le PNB de 8,4 à 14,7 % entre 1929 à 1938 (Şahinkaya, 2012). Plus tard, après le coup d’Etat de 1960, la mise en place d’une politique planifiée d’industrialisation par substitution aux importations, largement appuyée par les institutions de Bretton Woods, a assuré une croissance continue et élevée à la Turquie (en moyenne + 6,7 % par an entre 1963 et 1977, ITO, 1989-91) et a porté la part des travailleurs de l’industrie dans la population active de 9,6 à 12,5% entre 1960 et 1980. Ce mouvement s’est accompagné d’une urbanisation progressive et d’une très forte augmentation des salaires réels qui, combinée à une relative stabilité des prix agricoles, a grandement bénéficié aux milieux urbains (Boratav, 2005). Pour autant, il apparaît que les bénéfices de la phase de substitution aux importations n’aient pour l’essentiel bénéficié qu’aux grands industriels et à leurs 8 travailleurs bien organisés, ne générant ainsi pas de réelle « classe salariée ». Est plutôt apparue, parmi les travailleurs, une différence marquée entre ceux exerçant dans les grandes entreprises, formant une « aristocratie ouvrière », et ceux travaillant dans la masse des petites entreprises (Keyder, 2013). La crise de la dette du début des années 80 a mis fin à cette période en condamnant les politiques de substitution aux importations et a ouvert une nouvelle ère pour le pays. Durant les années 1980, ce sont principalement les exportations de produits industriels vers les marchés extérieurs qui ont été promues pour permettre à la Turquie de rembourser ses dettes externes. Cette période a toutefois aussi vu les taux d’intérêts internes s’accroître afin d’encourager l’épargne des ménages, ce qui a eu un impact négatif sur le financement des investissements industriels. Le pouvoir politique de l’époque a essayé de résoudre ce problème en procédant à une libéralisation économique et financière qui a grandement favorisé l’entrée de capitaux étrangers attirés par les taux d’intérêts réels élevés du marché financier turc. Les années 90 furent marquées par une croissance très instable due, pour l’essentiel, à une inflation élevée, chronique, menant à des taux d’intérêt réel très élevés. Ceci explique une croissance de l’époque caractérisée par un fort contenu en importations du fait de l’appréciation continue de la Livre turque provoquée par l’afflux de capitaux extérieurs. Par ailleurs, l’absence de réforme de la Banque centrale, qui a continué lors de cette décennie à financer directement une partie des déficits de l’administration publique, a contribué à aggraver les dettes publiques sans réellement améliorer la santé économique du pays (hausse des taux d’intérêts, forte inflation et baisse des investissements productifs dans le secteur privé), conduisant à une crise dès la fin des années 90. Selon Gursel et al. (2011), la crise majeure de 1999-2001 a obligé les responsables à tourner le dos à des pratiques discutables : financement des dépenses par un recours excessif au système bancaire, envolée des déficits publics et de la dette, recours à des fonds extra-budgétaires à faible lisibilité, intervention de type clientéliste des pouvoirs publics dans la vie économique. En 2001, à la suite de la crise financière et monétaire, le PIB s’est contracté de près de 6 % et les faillites en cascade des banques bénéficiant d’une garantie publique complète pour les dépôts ont fait exploser la dette publique. Le sur-ajustement de la livre turque (une dépréciation de plus de 100 %) a également contribué à cette explosion, une partie appréciable de la dette étant libellée en devises. Face à de telles difficultés, la Turquie n’a cependant suivi la voie de l’Argentine mais, au contraire, celle de la stabilisation. De façon surprenante, la sortie de crise s’est même révélée relativement rapide et s’est articulée autour (i) de l’assainissement et de la consolidation du système bancaire, (ii) de l’indépendance de la Banque centrale et (iii) de l’appui massif du FMI en contrepartie d’un plan de stabilisation et d’une forte discipline fiscale (Gursel et al., 2011). Le premier pilier a reposé sur une discipline budgétaire stricte. Il s’agissait de rendre la dette publique soutenable. Dans cette perspective, la nécessité de dégager un excédent primaire a réclamé un effort social très important, caractérisé par une politique fiscale restrictive. Le pilier de l’indépendance de la Banque centrale a de son côté permis la mise en œuvre d’une stratégie de ciblage d’inflation dont la réussite fut liée au regain de crédibilité de la Banque centrale acquis, avec l’appui du FMI, au fur et à mesure que la discipline fiscale était respectée par le 9 Gouvernement et par une politique monétaire restrictive. Enfin, le recours à un taux de change flottant et la fin de la dépréciation de la Livre turque et de la baisse des taux d’intérêt réels ont mécaniquement rendu la dette publique soutenable. Ainsi, sous la contrainte du FMI, le policy mix adopté a permis de stopper les dérapages et de remettre l’économie turque sur la voie de la croissance dans un cadre budgétaire et monétaire mieux contrôlé (Gursel et al., 2011). Suite à la crise de 2001, la Turquie a pu bénéficier d’un régime de forte croissance (+ 7 à + 8 % par an) qui s’est poursuivi jusqu’au milieu de l’année 2006. Cette croissance a pour l’essentiel été soutenue par la demande intérieure, la consommation et l’investissement privé en ayant été les principaux moteurs. Dans le même temps, la contribution du secteur public à la croissance est restée faible du fait du maintien de la politique fiscale restrictive et la contribution du commerce extérieur a été négative, les importations augmentant plus vite que les exportations. Cette période toutefois très favorable s’est achevée en mai 2006 lorsqu’une brutale dépréciation de la Livre turque a déclenché une spirale inflationniste par les coûts. En réaction, la forte et rapide augmentation du taux directeur de la Banque centrale turque a fait entrer l’économie turque dans un régime de croissance plus faible. La crise a affecté l’économie turque à partir du printemps 2008, avec la chute des investissements privés puis de la consommation. La récession s’est approfondie à partir de l’automne avec la crise internationale dont les effets ont probablement été accentués par l’appréciation systématique de la livre turque après le choc de mai 2006, du fait de la hausse des taux d’intérêt. La forte contraction de la croissance de 2008 et 2009 a toutefois été suivie d’une très forte reprise en 2010. La Turquie possède une économie ouverte aux échanges extérieurs, le commerce y représentant près de 50% du PIB selon la Banque mondiale. Les fers de lance du commerce extérieur turc sont les industries automobiles et le textile et les principaux produits importés sont des véhicules (un tiers des importations de biens de consommation en 2015, TUIK), des hydrocarbures, des médicaments et des produits chimiques. Dépendante des importations de biens intermédiaires pour sa production, la Turquie présente un déficit commercial malgré une progression continue des exportations, lesquelles possèdent toutefois une valeur ajoutée relativement faible. Dans la période récente, le pays pâtit de la faible reprise de la zone euro, destination de près de la moitié des exportations turques malgré les relations tumultueuses que le pays entretient avec l’Europe, et de l’instabilité politique des pays du Moyen-Orient. Toutefois, dès le début des années 2010, une évolution notable provient d’une réorientation assez forte des exportations turques de l’Union Européenne (UE) vers les pays de l’Organisation de Coopération Islamique (OCI). La part des exportations turques vers l’UE baisse en effet d’une dizaine de points en faveur de la part des exportations turques vers les pays de l’OCI lors de la période récente. Une partie non négligeable du dynamisme économique récent du pays repose par ailleurs sur la demande des investisseurs étrangers attirés par les marchés financiers turcs qui offrent des produits intéressants. Malgré le déficit du commerce extérieur, la Banque Centrale règle son émission monétaire sur les entrées de devises étrangères et conserve ainsi intacte l’attractivité du marché financier turc pour les investisseurs. Ainsi, le flux total des investissements directs étrangers qui avait atteint près de 10 15 milliards d’USD entre 1993 et 2002 s’est élevé à 174 milliards entre les années 2003 et 2016 (données TUIK, Türkiye Istatistik Kurumu, Institution de Statistique de la Turquie). En définitive, les grandes dynamiques de la croissance turque au cours des 50 dernières années peuvent être caractérisées par le graphique suivant. La figure 1 montre bien qu’après avoir été longtemps portée par la consommation des ménages puis soutenue par l’investissement à partir des années 80, le renouveau de l’économie turque suite à la crise de la fin des années 90 doit principalement à l’investissement (essentiellement privé) et à la dépense publique, venus soutenir une consommation des ménages stagnante. Suite à la crise de 2008, c’est à nouveau la consommation des ménages qui redevient le principal moteur de la croissance turque, mais cette fois accompagnée par l’investissement et soutenue par la dépense publique. On remarquera par contre que sauf en de très rares exceptions la contribution du commerce extérieur au PIB turque est négative, en particulier depuis le milieu des années 2000
Les classes moyennes en Turquie
Methodologies de mesure et principaux résultats d’identification des classes moyennes
Le rapport de l’İGİAD (2015) intitulé « Le calcul du salaire minimum : un modèle pour la Turquie » propose un « revenu humain » à la place du salaire minimum. En calculant le coût de revenu humain qui sera utilisé ensuite dans le calcul du salaire minimum viable, ils utilisent comme base la part de la consommation des produits alimentaires dans le revenu du deuxième quintile des ménages, équivalant aux classes moyennes-pauvres (TUSİAD, 2014). Ce rapport élaboré par İGİAD3 , une association islamo-conservatrice, exclut les boissons alcoolisées dans la consommation alimentaire pour calculer le salaire minimum viable (İGİAD, 2015, p. 41). Il utilise comme source de données les enquêtes sur le budget des ménages préparées par le TUİK, une institution publique. Les classes moyennes recouvrent les trois quintiles centraux des revenus des ménages (« moyen-pauvre », « moyen » et « moyen-riche »), à l’exclusion donc des 20% les plus pauvres et des 20% les plus riches. La part de revenu de ses trois quintiles appartenant à la classe moyenne augmente de 44,8% en 2002 à 50,3% en 2007, pour se stabiliser ensuite à 49% en 2011 (TÜSİAD, 2014, p.75). Köse et Bahçe dans leur article intitulé « La médiocrité de la littérature sur la pauvreté : penser avec les classes sociales » définissent les classes moyennes en utilisant une méthodologie marxiste. Selon eux les classes moyennes sont incluses dans les classes urbaines propriétaires qui sont des petits bourgeois capitalistes et professionnels. La part du revenu de cette classe augmente de 13,7% à 17,4% entre 2002 et 2004 (Köse et Bahçe, 2012, p. 404). Selon un autre article des mêmes auteurs (avec F.Y. Günaydın : Türkiye’de toplumsal sınıf haritaları : sınıf oluşumlar ve sınıf hareketliliği üzerine karşılaştırmalı bir çalışma), le nombre des petits bourgeois ne cesse d’augmenter de 2004 à 2009. Leur part augmente de 7,6% à 11,1 % dans la population4 . Cependant, sur la base des définitions de Thurow (1987) et de Easterly (2001), nous ne pouvons pas affirmer la réalité d’une augmentation de l’importance des classes moyennes par rapport aux autres classes sociales en Turquie ces derniers temps. Thurow considère comme classe moyenne les ménages qui ont un revenu situé entre 37,5% et 62,5% de la distribution des revenus des ménages ; Easterly (2001) considère pour sa part comme classe moyenne les ménages qui sont situés entre les 20% les plus démunis et les 20% les plus riches. Considérée comme telle, la classe moyenne représente une proportion constante de 25 ou de 60 % de la population selon l’approche retenue. Mais de quelle manière a évolué la part du revenu captée par cette classe 3 Voir son site Internet : http://igiad.com/ (İGİAD signifie : Association pour l’Entrepreneuriat Economique et pour l’Ethique dans le Travail) 4 http://www.eatonak.org/siniflar/downloads-2/files/ahmethasim.pdf p.16 16 moyenne lors des années récentes ? Si on considère l’intervalle récent compris entre les années 2006 et 2013, on constate que les revenus réels des classes moyennes ont eu tendance à stagner voire à diminuer entre ces deux dates. L’une des raisons du plafonnement des revenus de la classe moyenne lors de cette période réside indéniablement dans la crise des subprimes aux Etats-Unis et dans ses répercussions sur les revenus des ménages en Turquie entre 2007 et 2008. Concernant l’identification de la classe moyenne en Turquie, il importe d’évoquer également les indicateurs de Statut Socio-Economique (SES) et les récents changements opérés en la matière. En effet, la construction des indicateurs SES a subi des modifications en 2012. Pour la définition des SES, trois critères fondamentaux sont pris en compte : le revenu, l’éducation et la profession. Dans la définition de 2006, la profession et le niveau d’éducation de l’épouse et des parents étaient pris en considération. Mais l’application de ces critères fut très difficile en tant qu’elle nécessitait de poser des questions très longues. Aussi pour l’élaboration du nouveau SES en 2012 il a été entre autre décidé de se limiter au revenu de la personne qui assurait le revenu principal et à son niveau d’éducation. Derrière ces modifications, on trouve les vifs débats de l’époque relatifs au système de mesure des audiences télévisuelles qui détermine l’organisation du marché des publicités à la télévision5 . L’Association des Sociétés d’Etude de Marché de Turquie (ou TÜAD : http://tuad.org.tr) a publié en 2012 les résultats de sa recherche sur les SES menée avec l’aval des sociétés d’étude de marché présentes en Turquie.