La catégorie quasi-contractuelle, de Rome aux projets français et communautaires

Le quasi-contrat peut être défini de la manière suivante: « […] fait juridique, source extracontractuelle d’obligation, plus spécifiquement d’une obligation […] qui naît, pour celui qui en profite […], d’un fait accompli par une autre personne […], en dehors de tout contrat, de toute obligation, de toute libéralité et donc de tout fondement juridique […]; fait “purement volontaire” […] qui engendre des conséquences comparables à celles qui naîtraient d’un contrat […] ». Cette définition rappelle la perception des  quasi-contrats dans le cadre du droit romain, bien que le terme de « quasi-contrat » ne soit apparu que bien plus tard. Cette locution date du droit romain tardif, puisqu’elle a été employée pour la première fois par le juriste romain du VIe siècle, Théophile. Toutefois, si Rome est reconnue pour la qualité de son droit, ce n’est certainement pas grâce aux quasi-contrats que cette réputation s’est construite. Ces derniers sont issus d’une catégorie créée par défaut par le juriste Gaïus, qui avait pour rôle d’accueillir des reliquats de la catégorie contractuelle, devenue trop étroite pour les prendre en compte. Cette catégorie a d’abord été cantonnée à un simple rôle d’analogie quant à ses effets propres et aux effets du contrat.

L’approche historique de la notion quasi-contractuelle

L’imperfection de la notion quasi-contractuelle en droit romain

L’imperfection de la notion quasi-contractuelle en droit romain est tout d’abord illustrée par le fait que celle-ci a été créée par défaut . Cela ne l’a toutefois pas empêchée de se hisser au rang de source d’obligations, notamment avec Justinien .

Une catégorie créée par défaut
Si la catégorie quasi-contractuelle romaine peut être dite par défaut, c’est d’abord parce qu’il y a eu un changement de vision dans le droit romain de la catégorie contractuelle (§1), ce qui a entraîné la classification des reliquats de cette dernière dans une troisième catégorie, distincte du contrat ou du délit (§2). Le droit romain a également donné un fondement à cette troisième catégorie (§3).

§1: Le changement de vision de la catégorie contractuelle romaine 

Jusqu’au Ier siècle, il n’y a, en droit romain, que deux sources d’obligations. La première englobe celles dont l’origine est licite alors que la seconde englobe celles qui tirent leur origine d’un fait illicite. Ce sont les contrats et les délits qui sont ainsi visés. À la fin de l’époque classique (qui représente les 250 premières années de notre ère), une assimilation a été opérée entre catégorie contractuelle et échange des consentements, ce qui a contribué à restreindre le champ d’application des contrats. Cette idée a été exprimée par Pedius et reprise par Ulpien: « il est vrai que le terme de convention est général, que Pedius avance avec raison, qu’il n’y a aucun contrat, aucune obligation qui ne renferme une convention ». Il faut non seulement que l’obligation soit  licite mais également qu’elle résulte d’un échange des consentements. Dès lors, tous les contrats résultent d’une situation licite, mais toutes les situations licites ne sont pas des contrats. Pour qu’une situation soit reconnue comme contractuelle, il faut qu’elle obéisse à un double critère: licéité et échange des consentements entre les deux parties .  Cela a pour conséquence la chose suivante: un grand nombre de situations, qui avaient pourtant des effets de droit similaires à ceux des contrats, mais dont les conditions de formation n’obéissaient pas aux nouveaux critères contractuels, étaient exclus de cette catégorie . Le contrat tel que défini comme une situation licite pouvait permettre  d’appréhender les situations qui formeraient plus tard des éléments de la catégorie des quasi-contrats. Mais, dans la mesure où il y a un glissement de l’identification du contrat vers un échange des consentements, les situations envisagées ne pouvaient plus y entrer. Le problème vient du fait que le consentement n’est, certes, pas un élément suffisant pour identifier une situation contractuelle mais il n’en reste pas moins que c’est un élément nécessaire.

Le changement de vision de la catégorie contractuelle a entraîné la classification des éléments qui n’y entraient plus dans une troisième catégorie, ce qui permet de dire que cette dernière a un caractère correctif.

§2: Le caractère correctif des variae causarum figurae 

Nécessité ou pas de classer les reliquats de la catégorie contractuelle quelque part, Gaïus (juriste romain du IIe siècle) a jugé opportun de créer une catégorie hybride, les situations y entrant n’étant pas des contrats puisqu’aucun échange des consentements ne pouvait être relevé. Mais ce ne pouvait pas non plus être des délits car « l’opération n’est ni prohibée ni dommageable . La catégorie créée par Gaïus aurait donc pour fonction de corriger le caractère trop restrictif de la première. En créant cette catégorie, Gaïus bouscule donc la traditionnelle summa divisio du droit romain et qu’il rappelle dans ses Institutes: « la grande division des obligations est celle qui distingue les obligations qui naissent d’un contrat et les obligations qui naissent d’un délit ». En effet, dans le Digeste de Justinien, un texte attribué à Gaïus étaye cette idée: « les obligations naissent des contrats ou des délits ou de quelqu’autres causes particulières ». Cette dernière catégorie semble donc être une  catégorie par défaut puisqu’elle ne se définit que de manière négative. Elle existe, mais elle n’existe que parce que ce type d’obligation ne peut ni relever du contrat, ni relever du délit. Dans cette catégorie, Gaïus range la gestion d’affaires, le paiement de l’indu, le cas de l’héritier devant délivrer un legs en vertu d’un testament et la tutelle. Après donc avoir invoqué la raison pour laquelle cette catégorie peut être dite par défaut, on peut en examiner la conséquence majeure. Celle-ci est la suivante: il y a un manque « d’unité conceptuelle ». Aucun régime juridique ne semble pouvoir être  applicable puisque cette catégorie a justement pour fonction d’accueillir des éléments disparates, ne trouvant pas leur place dans la notion contractuelle. Il ne peut en résulter qu’un éclatement notionnel. D’autant plus qu’aucune définition n’est donnée de cette catégorie, ce qui en fait non pas une catégorie délimitée, mais une catégorie « ouverte », dont la seule spécificité serait de ne pouvoir être appréhendée par la  catégorie des contrats purs. Si définition il y a, elle n’est donc que négative. D’ailleurs, ce manque d’homogénéité se reflète dans la dénomination donnée par Gaïus à cette catégorie nouvellement créée: « variae causarum figurae » . Celle-ci regroupait  initialement aussi bien les actes qui présentent les effets d’un contrat que ceux qui présentent les effets d’un délit .

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§3: Le fondement romain de la notion quasi ex contractu 

Si l’on peut dire que dans le droit romain, les quasi-contrats sont dans l’ensemble fondés sur une idée d’ordre moral, cette notion est surtout illustrée avec l’enrichissement injuste. Il sera donc essentiellement question, dans ce paragraphe, de ce dernier, tel qu’envisagé par le droit romain. Il convient également de préciser ici que le paiement de l’indu entre dans la catégorie de l’enrichissement injuste . Dès lors, il  est lui aussi soumis à cette idée d’ordre moral. Pomponius (juriste romain du milieu du IIe siècle) édicte le principe suivant: « […] l’équité naturelle demande que personne ne s’enrichisse aux dépens d’un autre ». Cela  n’est pas sans rappeler le rôle joué par la justice commutative, développée dans l’Éthique à Nicomaque par Aristote. Pour Aristote, la justice revêt le sens selon lequel chacun doit recevoir ni plus ni moins que la bonne mesure, de façon à préserver une certaine égalité. La justice revient à attribuer à chacun le sien: suum cuique tribuere. En termes d’égalité, Aristote distingue l’égalité arithmétique qui fait référence à la justice commutative, et l’égalité géométrique, qui renvoie à la justice distributive. Or, dans le raisonnement qu’il suit, la justice distributive doit être opérée en premier. Cette égalité géométrique vise à une juste proportion, justement en ce qu’elle repose sur une idée de proportionnalité. Ce qui sera distribué ne sera donc pas strictement égal selon les personnes puisque l’égalité réside ailleurs, à savoir dans le rapport de proportionnalité. Ce n’est que s’il y a un déséquilibre après cette répartition proportionnelle que la justice commutative intervient. Normalement, la justice distributive doit avoir pour résultat un certain équilibre. Si cet équilibre n’est pas atteint, la justice commutative est convoquée, afin de corriger ce déséquilibre. Or, cette correction se fait par une restitution égale à la perte de valeur subie. Cela rejoint donc directement la maxime de Pomponius, en ce qu’il y a un refus, aussi bien d’un côté que de l’autre, d’un déséquilibre dans le patrimoine des individus et ce refus repose bien sur une idée d’ordre moral. Chez Pomponius, cette dernière est illustrée par l’équité. Chez Aristote, elle est matérialisée par le rôle joué par la justice.

Table des matières

Introduction
Partie I – L’approche historique de la notion quasi-contractuelle
Chapitre 1 – L’imperfection de la notion quasi-contractuelle en droit romain
Section 1: Une catégorie créée par défaut
§1: Le changement de vision de la catégorie contractuelle romaine
§2: Le caractère correctif des variae causarum figurae
§3: Le fondement romain de la notion quasi ex contractu
Section 2: La progressive qualification de source d’obligations
Chapitre 2 – Les conséquences de la création d’une source d’obligation
Section 1: La nécessaire recherche d’un fondement justificatif
§1: Le conflit entre équité et consentement fictif
§2: Le glissement vers un fondement légaliste
Section 2: La difficile définition de la catégorie quasi-contractuelle
Partie II – L’appréhension contemporaine de la notion quasi-contractuelle
Chapitre 1 – Les quasi-contrats en droit français: une notion unitaire?
Section 1: La consécration quasi-contractuelle dans le Code civil ou la réduction de la
conception romaine
Section 2: La diversité des quasi-contrats créés par la jurisprudence
§1: L’enrichissement sans cause: la confirmation d’une conception unitaire des quasicontrats
§2: Les loteries publicitaires: un élargissement détourné de la catégorie quasicontractuelle
A- La « “foire aux qualifications” »
B- Le recours problématique à la notion quasi-contractuelle
C- Le possible abandon de la loterie publicitaire comme quasi-contrat avec la réforme de 2016
Chapitre 2 – La perception de la notion quasi-contractuelle dans les autres pays européens
Section 1: L’isolement de la France quant à la consécration du quasi-contrat
§1: Le droit anglais: l’assimilation du quasi-contrat à l’enrichissement sans cause
A- La traditionnelle division entre actions fondées sur le contrat et actions fondées sur le délit
B- La progressive émergence de la notion quasi-contractuelle
C- L’absorption progressive du quasi-contrat par l’unjust enrichment
§2: Le droit allemand: le rejet strict de la notion de quasi-contrat
A- L’absence de référence faite à la notion quasi-contractuelle usuelle
B- La spécificité de la notion quasi-contractuelle en droit allemand
§3: Le droit italien: la réutilisation du contenu de la notion et le rejet du contenant
Section 2: Une situation confirmée par le droit européen
Conclusion

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