Conventions et bulles spéculatives
Selon Jacques Ninet1, une bulle spéculative peut être définie comme une phase durant laquelle les prix négociés s’affranchissent de leurs relations habituelles avec les données économiques et s’inscrivent dans une tendance fortement haussière. Les périodes de bulles sont généralement caractérisées par un mimétisme des opérateurs et par un crédit abondant : les banques vont allouer des crédits à des projets qui auraient été refusés dans une période calme. Ainsi, durant la bulle asiatique, les capitaux étrangers affluaient et les banques étaient extrêmement arrangeantes avec les apporteurs de projets. De même, les fusions géantes sont fréquentes dans ces phases de marché, comme nous le verrons par la suite.
Les bulles spéculatives sont un phénomène récurrent sur les marchés financiers. Elles sont souvent considérées comme la manifestation d’une irrationalité généralisée des intervenants. Alan Greenspan, le célèbre président de la Fed, a d’ailleurs qualifié la forte hausse des marchés boursiers dans les années 1990 « d’exubérance irrationnelle des marchés ». Cette expression est restée célèbre mais elle n’a pas obtenu l’assentiment de l’école des conventions, dont les adeptes considèrent que les bulles spéculatives peuvent être rationnelles. Ils vont défendre la thèse selon laquelle les intervenants se basent sur le consensus dominant et se fient au vote du marché, pour prendre leurs décisions.
L’école des conventions explique de manière pertinente la formation des comportements moutonniers sur les marchés financiers et vient compléter2 les travaux de la finance comportementale sur la prise de décision en situation
d’incertitude. Nous nous baserons sur les travaux réalisés par cette école (notamment ceux d’André Orléan, Michel Aglietta, Marie Brière et Yamina Tadjeddine) pour étudier la faiblesse du concept de valeur fondamentale, puis nous développerons dans un deuxième temps les thèses avancées par l’école des conventions et l’intérêt qu’elles représentent dans l’étude des bulles spéculatives. Enfin, nous étudierons quelques cas d’école permettant d’illustrer la théorie des conventions.
La théorie économique classique ne permet pas de justifier les bulles spéculatives
Les bulles spéculatives, un phénomène inexpliqué
Pour la théorie orthodoxe, les décalages importants des cours boursiers par rapport à la valeur fondamentale (VF) s’expliquent essentiellement par l’émergence de crises non anticipées et autres phénomènes exogènes. De même, les bulles ne devraient même pas exister en raison d’un arbitrage permanent qui élimine toutes les inefficiences de marché.
Dans les faits, les décalages entre cours boursiers et VF sont non seulement fréquents, mais également durables. Cela donne lieu à des mouvements tendanciels (haussiers ou baissiers), qui peuvent durer une à plusieurs années, sans réelle explication solide sur le plan fondamental. Les différents experts viendront par la suite justifier ce phénomène en évoquant tel ou tel paramètre négligé, mais concrètement la situation est claire : il y a un décalage marqué entre le cours boursier d’un titre et sa VF, et il semble difficile, voire impossible, de trouver des explications plausibles à ce phénomène. Certains traders, à l’instar de J. Livermore, estiment même qu’il est inutile de rechercher des raisons, car le trader risque de brouiller son esprit inutilement.
Le concept de valeur fondamentale n’est pas pertinent
Pour les économistes néo-classiques, les cours ne doivent jamais diverger très longtemps de leur valeur fondamentale.
Les comportementalistes vont critiquer l’édifice néo-classique et mettre en évidence l’existence de biais psychologiques, ainsi que le risque en matière d’arbitrage, à l’origine des décalages fréquents par rapport à la valeur fondamentale. Néanmoins, le concept de valeur fondamentale3 n’est pas remis en cause, et la volatilité des cours boursiers serait uniquement due à l’irrationalité des intervenants.
Les conventionnalistes iront plus loin, en niant l’existence de toute valeur fondamentale, et en avançant la thèse selon laquelle l’irrationalité généralisée des investisseurs ne serait pas une condition nécessaire pour la formation d’une bulle spéculative.
Pour l’école des conventions, la valeur fondamentale n’a aucune pertinence car elle n’est pas pérenne. L’approche néo-classique repose sur le postulat selon lequel la finance met de l’huile dans les rouages économiques : elle n’aurait aucun impact sur les fondamentaux économiques et il existerait une dichotomie entre l’économie financière et l’économie réelle. Les néo-classiques considèrent que la valeur fondamentale est exogène, au sens où elle n’est pas déterminée par les marchés financiers et où elle représente simplement la valeur réelle d’un actif financier. Les marchés financiers ont comme unique fonction de valoriser au mieux les différents actifs financiers, c’est-à-dire de faire tendre les cours boursiers vers leur valeur fondamentale. Néanmoins, ils n’ont pas la capacité d’influencer et encore moins de déterminer cette valeur fondamentale.
Certains économistes (dont Michel Aglietta) et même certains traders (George Soros) vont vivement s’opposer à ce point de vue. Ils affirment que la finance a un impact réel sur l’activité économique et qu’elle influence directement les fondamentaux. Dès lors, la valeur fondamentale n’est plus une donnée exogène aux marchés puisqu’elle est sensiblement influencée par ces derniers.
Pour André Orléan, la finance comportementale a permis une percée majeure en matière de théorie financière. Néanmoins, il pointe une faiblesse de la part de cette théorie en expliquant qu’elle n’a jamais remis en cause le concept de valeur fondamentale. Il va même jusqu’à nier l’existence de toute valeur fondamentale et s’appuie pour cela sur une expérience4 menée en laboratoire en 1988, dont les résultats sont pour le moins surprenants.
Lors de cette expérience, on simule des transactions sur un marché financier virtuel dans lequel on place des intervenants en situation de rationalité parfaite, en les informant de la valeur fondamentale de l’action (100 euros). La théorie orthodoxe voudrait que le titre reste valorisé à sa valeur fondamentale, puisque les investisseurs disposent de toute l’information nécessaire. Les comportementalistes iront dans le même sens, car si tous les investisseurs disposent de la même information, alors il n’y a plus de distinction entre investisseurs professionnels et investisseurs naïfs5. Étonnamment, les intervenants se mettent à surenchérir et provoquent une forte progression de l’actif financier qui diverge de sa valeur fondamentale. La hausse marque un arrêt avec une stabilisation des cours boursiers avant un retournement baissier provoquant une vente panique des opérateurs, similaire à un krach boursier et permettant au titre de retrouver sa valeur fondamentale.
Cette expérience prouve que des individus, placés dans un état de rationalité parfaite, peuvent malgré tout être à l’origine d’un phénomène irrationnel. On imagine bien que dans le monde réel, où les opérateurs ont peu de chances de disposer de la véritable valeur fondamentale, les conditions ne sont pas réunies pour faire converger cours boursier et valeur fondamentale. Cette raison pousse de nombreux conventionnalistes à nier toute pertinence à la valeur fondamentale.
Keynes et le concours de beauté
Keynes considérait les marchés financiers comme étant myopes et irrationnels. Dans ses propres opérations boursières, il mettait au second plan l’analyse économique pour s’intéresser plutôt à la psychologie des marchés. On lui attribue d’ailleurs la phrase suivante : « Il n’y a rien de plus irrationnel que d’investir de manière rationnelle sur les marchés. »
Pour Keynes, une attitude rationnelle suppose de s’intéresser à l’opinion majoritaire du marché et pas seulement à la valeur fondamentale. Cette approche semble avoir joué un rôle important dans son succès comme spéculateur.
Keynes illustre son point de vue à l’aide de la célèbre métaphore du concours de beauté. Un journal organise un concours dans lequel plusieurs candidates sont présentées. Un prix sera accordé au lecteur qui aura fait le même choix que la majorité des votants. Dans ces conditions, la personne qui souhaite gagner a tout intérêt à se baser sur ce qu’elle estime être le consensus dominant et ne pas prendre comme référence son propre jugement. Les votants vont être incités à s’imiter les uns les autres et à adopter un comportement mimétique. Cette situation, qualifiée de « spéculaire », poussera chaque intervenant à imiter les autres qui sont également eux-mêmes en train de l’imiter.
La démarche de Keynes va influencer grandement les travaux des conventionnalistes, car il est l’un des premiers économistes à relever l’importance de la psychologie dans l’analyse et la détermination des cours boursiers.
La théorie des conventions
Après avoir défini le concept de convention, nous étudierons les déterminants d’une convention puis le phénomène des bulles spéculatives. Néanmoins, si une convention peut durer un certain temps, elle n’est jamais éternelle. Nous tenterons donc de pointer les éléments qui indiquent la fin d’une convention ou le changement d’une convention pour une autre.
Définition
Une convention peut être définie comme une règle ou un accord entre plusieurs personnes ou groupes. Cette règle peut être officieuse ou officielle (conventions collectives6).
Pour l’économiste Olivier Favereau, une convention est un système d’attentes réciproques sur les comportements futurs, conçu comme allant de soi et pour aller de soi. Autrement dit, il s’agit d’une règle de conduite que tout le monde connaît, considère comme cohérente et à laquelle tous se conforment, même si elle n’est pas nécessairement fondée scientifiquement.
La convention n’est pas forcément une vérité irréfutable sur le plan scientifique mais simplement une idée sur laquelle s’accordent les différents intervenants. Ainsi, elle représente une information précieuse car elle permet à un individu d’agir et de prendre une décision même lorsqu’il ne dispose pas de toute l’information nécessaire : sans convention, la prise de décision serait difficile car on serait dans une incertitude totale.
L’exemple le plus parlant est sans doute celui de la conduite automobile. Il va sans dire que la conduite à droite règle énormément de problèmes et que cette « convention », adoptée par tous (et renforcée par le code de la route), permet sans aucun doute de fluidifier le trafic. La conduite serait dangereuse sans l’existence de cette convention car le conducteur ne serait pas à même de déterminer la voie qui sera empruntée par les automobilistes venant d’en face.
Comment se forment les conventions ?
En situation d’incertitude, il est difficile – voire impossible – pour un opérateur de prévoir l’évolution des marchés. Par commodité, il va se baser sur le consensus dominant pour prendre sa décision. Sur le plan des indicateurs économiques, le même raisonnement pourra être appliqué. Si tous les opérateurs pensent la même chose, il est difficile d’aller contre le courant dominant.
La convention se fonde sur des connaissances communes et des règles partagées par tous les opérateurs. Elle puise sa force dans des données sociologiques qui n’étaient pas, jusqu’à présent, prises en compte par l’approche néo-classique. En effet, l’individu est inséré dans une société dont il adopte les règles contre son gré, car les rejeter, c’est prendre le risque d’être marginalisé. Sur les marchés financiers, de nombreux travaux montrent que les traders qui travaillent dans les grandes banques sont souvent issus des mêmes milieux7 et ont fait les mêmes études, du moins en France. Par exemple, en France la convention dominante veut que les traders soient diplômés des plus prestigieuses écoles d’ingénieurs (Polytechnique, Ponts et Chaussées, Mines, etc.), car on considère que la formation mathématique doit être la plus élevée possible. Dans les faits, cette convention n’est pas fondée puisque de nombreux grands traders ne sont pas nécessairement des mathématiciens de génie, et certains sont même des autodidactes.
Une convention représente une régularité d’attitude pour des opérateurs placés dans une situation similaire. Dès lors, si la convention dominante est que le cours boursier d’une entreprise qui licencie doit monter, on peut s’attendre à une hausse du cours boursier de l’entreprise qui vient d’annoncer un plan social8. Ainsi, des individus placés face à une situation similaire vont réagir de la même manière pour décider en situation d’incertitude. La convention leur permet de gérer cette incertitude et surtout de se décider, car ils savent, ou du moins pensent savoir, comment les autres intervenants devraient réagir face à une situation spécifique. Plusieurs conditions président à la formation d’une convention :
la majorité des opérateurs est supposée se conformer à une convention ;
les opérateurs, dans leur grande majorité, s’attendent à ce que les autres y adhèrent ;
chaque opérateur est convaincu que les autres intervenants vont se conformer à la convention et il s’y conforme également. Cette prophétie autoréalisatrice explique le succès de la convention, même si cette dernière n’a aucun réel fondement scientifique ;
la convention se renforce puisqu’elle a été respectée par la majorité des opérateurs, les autres ayant perdu de l’argent9. Elle prend du crédit et devient une connaissance commune dont il est presque impossible de dévier.
Sur les marchés financiers, l’existence d’une convention n’est pas suffisante en soi pour influencer les intervenants. Elle doit être validée par l’ensemble de la profession pour devenir convaincante. Ainsi, les différents écrits et interventions des analystes ou autres experts financiers permettront de convaincre l’opinion sur la légitimité d’une idée qui deviendra une connaissance commune (common knowledge).
Si l’on considère que la baisse du chômage peut provoquer un regain d’inflation et donc une hausse des taux d’intérêt, alors à chaque fois que le chômage baisse les opérateurs devraient vendre leurs titres boursiers. Le changement de convention nécessitera de persuader la majorité des intervenants qu’il est possible d’avoir une baisse du chômage sans pour autant avoir un emballement des prix.
Ce changement de convention marquera parfois les esprits : si un individu perd une forte somme d’argent en se basant sur une convention, il sera forcé de constater un changement et s’en détournera car il n’y croira plus. Toute convention trouve sa force dans la confiance que lui accordent les opérateurs.
Comme nous le verrons par la suite, certaines conventions peuvent se former contre la pensée dominante. En effet, certains spécialistes vont expliquer que les cours du pétrole vont monter ou baisser, ce qui n’empêchera pas le marché de dessiner un mouvement opposé à celui attendu par le consensus des experts. Les personnes qui suivent attentivement l’actualité économique pourront noter qu’il n’est pas rare d’observer des phases haussières ou baissières en totale contradiction avec les prévisions des fondamentalistes.
Les bulles spéculatives rationnelles
L’école des conventions apporte un éclairage intéressant sur le phénomène des bulles spéculatives et explique de manière pertinente les nombreuses tendances baissières ou haussières existant sur les marchés et qui ne trouvent pas de justifications solides par les seuls fondamentaux.
Selon la finance comportementale, l’irrationalité des investisseurs est la principale cause de l’inefficience des marchés, car elle est à l’origine de la déviation des cours boursiers par rapport à la valeur fondamentale. Pour les conventionnalistes, il n’est pas nécessaire de poser l’hypothèse d’irrationalité des acteurs pour assister à la formation d’une bulle spéculative. L’irrationalité peut jouer un rôle dans cette formation mais elle n’est pas un élément primordial.
Les intervenants sur les marchés financiers sont généralement en situation d’incertitude et d’asymétrie d’information. Ils ne peuvent déterminer à l’avance le comportement des cours boursiers et ne disposent pas tous de la même information. Malgré toutes les mesures mises en place pour favoriser l’efficience informationnelle10, les intervenants ne sont pas sur un pied d’égalité en matière d’information. Certaines institutions puissantes détiennent souvent des informations capitales avant les autres.
Les traders professionnels en ont conscience et vont se baser sur le comportement des cours boursiers pour se positionner. Dès lors, la rationalité qui domine n’est plus celle prônée par l’approche néo-classique, à savoir une rationalité parfaite permettant à un individu d’analyser toutes les informations à sa disposition et d’en tirer des conclusions, mais une rationalité mimétique, au sens de l’économiste A. Orléan de l’école des conventions.
En situation d’incertitude, les opérateurs supposent que les intervenants qui prennent une position disposent d’une information privée. Ils vont donc utiliser l’évolution des cours boursiers (censée être initiée par des intervenants informés) comme une information de premier plan. Il peut être rationnel pour un investisseur de suivre les prix au lieu de dépenser de l’argent pour rechercher de l’information. Les investisseurs qui s’intéressent aux prix adoptent un comportement mimétique qui se fonde sur l’opinion majoritaire du marché. Cela favorise les comportements moutonniers et une rationalité autoréférentielle également assimilée au phénomène des prophéties autoréalisatrices.
A. Orléan souligne que l’approche comportementaliste ne permet pas d’expliquer rigoureusement le phénomène des bulles boursières. En effet, les biais psychologiques mis en évidence par les comportementalistes fournissent une explication rigoureuse à de nombreuses anomalies boursières. La simple connaissance de la valeur fondamentale ne suffit pas à éliminer totalement les biais psychologiques. Des biais psychologiques, comme l’excès de confiance et l’ancrage, sont présents chez la plupart des opérateurs, même lorsqu’ils disposent d’une information fiable. Néanmoins, le point faible de cette analyse est de considérer que l’irrationalité des agents expliquerait à elle seule les divergences fréquentes par rapport à la valeur fondamentale. Pour les conventionnalistes, les cours peuvent fortement diverger de la valeur fondamentale en raison d’un phénomène moutonnier, qui n’est en rien irrationnel. Les individus achètent un titre car ils savent que les autres vont faire de même. Ils utilisent l’information à leur disposition pour se positionner et ne sont plus des investisseurs naïfs, victimes de leurs émotions et de leurs croyances. Pour l’école des conventions, la thèse selon laquelle les cours boursiers divergent de la valeur fondamentale en raison de la faible rationalité des opérateurs présente des lacunes.
Pour les conventionnalistes, l’irrationalité mise en avant par les comportementalistes n’est plus nécessaire pour avoir des décalages de cours importants et durables par rapport à la valeur fondamentale. L’école des conventions va développer le concept de rationalité mimétique – ou autoréférentielle – des opérateurs. Cette analyse s’inspire du concours de beauté cher à Keynes, et montre que les opérateurs vont se référer à une convention (ou croyance dominante) qui peut être en complet décalage avec la valeur fondamentale de l’actif financier. En effet, dans de nombreuses situations, il est difficile de trouver une méthode solide et avérée pour évaluer un actif financier, et seule une convention permettra de résoudre ce problème.