La biodiversité agricole et forestière des Ribeirinhos de la Forêt Nationale du Tapajós (Pará, Brésil)
La gestion des abattis
Succession culturale dans les abattis (manioc et autres espèces) De façon générale, les Ribeirinhos réalisent trois mises en culture successives sur une même parcelle avant de la laisser en jachère. Le manioc, principale plante cultivée, est généralement récolté après un an ou un an et demi, mais selon les variétés (cf. partie suivante 5.2.3), la récolte peut s´effectuer plus précocement vers six mois, ou plus tardivement vers deux ans. Les agriculteurs arrachent les pieds selon le degré de maturité des tubercules, leurs besoins et la main d´œuvre disponible. Au fur et à mesure de l’arrachage ou arranca dans la roça velha, l´agriculteur, aidé des autres membres de sa famille, va replanter l’espace libéré, c’est la mamaipoca ou deuxième mise en culture. De même, cette mamaipoca sera récoltée en moyenne un an plus tard et 121 replantée au fur et à mesure donnant lieu à la soca ou deuxième mamaipoca. Si la fertilité du sol est jugée encore suffisante, ou si un autre abattis n’est pas encore disponible par manque de main d’œuvre par exemple, il pourra y avoir un quatrième cycle : c’est la troisième mamaipoca. L´utilisation des abattis pour la production agricole varie ainsi entre trois et six ans en fonction du nombre de cultures successives réalisées et de la durée de maturation de ces dernières (dépendant des variétés de manioc plantées). Il a cependant été observé une variante à ce cycle cultural qui consiste à brûler les adventices après chaque récolte de manioc, avant de replanter les boutures sur la même parcelle. Cette pratique est cependant minoritaire dans la communauté puisque seules deux familles la pratiquent (l’une étant originaire de Manaus, l’autre étant une famille «traditionnelle» de la Flona). Les nouvelles cultures ne sont d’ailleurs pas considérées par les autres villageois comme étant des mamaipocas mais plutôt comme étant des roças novas. Le temps de jachère est en moyenne de quatre ans, temps nécessaire pour que le mato soit jugé suffisamment développé pour « bien brûler » (« O mato cresce alguns anos e fica melhor para queimar depois »/ »Le mato pousse quelques années et devient plus faciles à brûler ensuite »). La terre est de plus jugée faible (fraca) une fois l’abattis travaillé (« depois de três plantios, a terra não agüenta »/ »Après trois plantations, la terre ne supporte plus ») et doit redevenir « forte et mature » (forte e madura). La capoeira (et donc le mato) va alors « se reconstituer pour devenir plus grosse et prendre la force de la terre » (« vai ficar reformada até ficar mais grossa para pegar a força da terra »). Certaines parcelles sont cependant mises au repos plus d´une dizaine d’années avant d´être à nouveau défrichées, soit parce que l’agriculteur possède d’autres abattis disponibles, soit parce qu’elles ne sont plus suffisamment fertiles après plusieurs cycles de cultures, l’agriculture préférant alors les laisser plus longuement récupérer. Outre le manioc, d´autres cultures sont plantées dans les abattis : riz (arroz), maïs (milho), haricots rouges (feijoão), pastèques (melancia), ananas (abacaxi), potiron (jerimum), maxixe, quiabo, caras et batatas (patates douces), etc… (Tableau 18). Le riz par exemple est une culture pionnière qui précède celle du manioc dans un nouvel abattis. Le maïs peut se combiner au manioc lors du premier cycle de culture alors que les autres espèces sont en général des accompagnatrices du manioc que cela soit lors du premier ou des autres cycles de cette espèce principale. 122 La culture du maïs, du riz et des haricots se fait rare puisque seule une famille d’Acaratinga continue à en planter. Deux récoltes annuelles de maïs sont réalisées : en avril (pour une mise en culture fin décembre ou début janvier) et fin août (mise en culture à la fin de la saison des pluies, en juin). Le riz et les haricots sont récoltés en juin bien que plantés à des mois différents (janvier et avril). Les cucurbitacées jirimum, maxixe, melancia sont plantés encore plus tôt dans le calendrier agricole, en octobre ou novembre, avant le manioc qui est principalement planté en janvier. La diversité variétale des espèces autres que le manioc est relativement restreinte. Trois variétés de haricots sont cultivées : deux sont adaptées aux terres sableuses (feijão vinagre et feijão palha bajiroxe) et une est plantée dans les terres argileuses (feijão leite). L’appellation des variétés de riz et de maïs est imprécise et fait davantage appel à leur temps de maturation : le riz qui pousse en trois mois est nommée arroz três meses, celui qui ne dépasse pas les six mois est dit arroz seis meses, un maïs de 45 jours est appelé milho branco, celui poussant en trois mois, milho três meses. Les espèces pérennes des abattis sont soit des individus épargnés au moment de l’ouverture de la parcelle ou du sarclage, soit des individus plantés. Dans le cas d’individus plantés ou épargnés lors du sarclage, les agriculteurs parlent de « reforestation des abattis » (reflorestamento da roça). Il s’agit de la formation d’un système agroforestier qui compromet de façon définitive la possibilité de réintégrer la parcelle dans le cycle agricole. “Essa capoeira aqui pode voltar de novo derrubar, por causa que ela está reflorestada pelas árvores da natureza mesmo, não foi plantando nenhum. Mas se fosse no meu roçado, que tivesse plantado cajueiros, seringueiras, mangueiras, bacabeiras, não posso mais derrubar porque ela está reflorestada. Mais tarde aquilo vai dar outra produção. Não pode mais derrubar.” (Mateus, 50 anos, Acaratinga, novembro 2006). “Cette forêt secondaire post agricole peut à nouveau être coupée parce qu’elle a été reboisée par les arbres de la nature, aucun [d’entre eux] n’a été planté. Mais si c’était dans mon abattis, [et] que j’avais planté des anacardiers, des hévéas, des manguiers, des bacabeiras, je ne peux plus abattre [des arbres] car l’abattis est reboisé. Plus tard, ceci va donner une autre production [référence à la fructification des arbres]. On ne peut plus couper les arbres.” (Mateus, 50 ans, Acaratinga, novembre 2006). Cette stratégie de replantation de l´abattis provient de la volonté de segurar a terra (littéralement « assurer la terre », c’est-à-dire assurer le droit d’exploiter le terrain et d’accéder aux ressources) car ces plantations pérennes donnent une plus grande valeur financière aux concessions d´usage et assurent, de ce fait, une « sécurité » pour la descendance. Au total, 74 morphotypes ont été recensés dans les abattis de la 123 communauté, avec, pour la plupart, une fin alimentaire (Tableau 18). Certains d’entre eux se retrouvent en forêts de terre ferme et/ou dans les jardins. Nous avons considéré les variétés de manioc, de maïs et d’haricots rouges comme des morphotypes à part entière puisqu’ils sont distingués et nommés différemment par les villageois. Dans le cas du manioc doux, nous n’avons comptabilisé que les quatre variétés « traditionnellement » plantées par les Ribeirinhos, excluant volontairement huit variétés relevées dans l’abattis d’une seule famille non originaire de la Flona Tapajós qui ne sont ni nommées ni même distinguées par les autres villageois.
Manioc et circulation des variétés
On rencontre dans les abattis le manioc amer (dénommé localement mandioca brava) et le manioc doux, appelé macaxeira ou mandioca mansa). Le terme maniva désigne la partie aérienne de l’arbuste, celui de mandioca est réservé à la partie souterraine. Cette différence n’est cependant pas opérée pour la macaxeira, celle-ci désignant à la fois la partie aérienne et le tubercule (bien que celui-ci est parfois désigné sous le terme mandioca da macaxeira). Le manioc est à la base de l’alimentation des Ribeirinhos. Il est consommé sous divers aspects (photographies 9 à 16): semoule torrefiée (farinha), beiju (petite galette à base de macaxeira), tucupi (jus de manioc détoxifié après 130 cuisson), tapioca (gomme du manioc), tarubá… Peu de familles commercialisent la farine de manioc, la majorité travaille seulement pour son autoconsommation. Au total, vingt variétés de maniva et douze de macaxeira ont été relevées à Acaratinga (auxquelles s’ajoutent six autres variétés de maniva nommées mais aujourd’hui perdues, Figure 8). Pour les agriculteurs, « une variété est un ensemble d’individus perçu comme suffisamment homogène et suffisamment différent d’autres groupes d’individus pour recevoir un nom propre et être l’objet d’un ensemble particulier de pratiques et de savoirs. Il s’agit de l’unité minimale de perception et de gestion de la diversité agricole » (Emperaire, 2000, 2004). Les noms attribués aux variétés de manioc (maniva et macaxeira) procèdent de plusieurs registres, descriptif ou métaphorique : l’une d’entre elles est nommée curupira52 du fait de l’absence de production de tubercule, une autre fait allusion à la manière dont un villageois aurait récupéré cette variété dans l’abattis d’un voisin en catimini et la façon dont le propriétaire de l’abattis, fâché, l’aurait malmené en retour (três porradas, « trois coups »), une troisième est dénommée en fonction de la durée minimale de maturation au terme de laquelle les tubercules sont récoltés (seis meses), etc… Certains font référence au port de la plante (bem baixa), à la taille des feuilles (acarizinho, acari grande) ou à la taille et la couleur des tubercules (milagrosa grande, milagrosa amarela…). Le troc de boutures est pratiqué à l´échelle familiale, communautaire et intercommunautaire (Figure 8 et Figure 9). Sur les 26 variétés de manioc amer (maniva) recensées dans les abattis d’Acaratinga, ou cultivées par le passé et encore mentionnées, 14 proviennent d’autres communautés de la Flona et quatre de villages situés aux alentours de l’aire protégée (Belterra, Porto novo, Alem quer, Aramanai, ces deux dernières communautés faisant partie de la zone tampon). Deux de ces variétés sont également présentes dans les abattis des autres communautés de la Flona (variétés bentevi et tucumã). L’origine des dix autres variétés de mandioca n’est pas connue, huit étant cultivé dans le village depuis au moins trois générations, et deux ayant été perdues depuis plusieurs années (variétés mulatinha, et apetuca). Dans le cas de la macaxeira (manioc doux), huit des douze variétés relevées proviennent de l’abattis d’une seule 52 La curupira est considéré comme « le maître de la forêt et des animaux » chez les Ribeirinhos (cf chapitre 7). A l’image de la curupira, cette variété de manioc ne développe que la partie aérienne de l’arbuste (maniva) mais pas de tubercules, d’où son nom. Les villageois attribuent cette absence de production à des facteurs pédologiques, prétendant que les sols de la communauté ne sont pas adaptés à cette variété de manioc (celle-ci ayant été « importée » d’un village situé en périphérie de la Flona Tapajós). 131 famille non originaire de la Flona Tapajós (les colons provenant du sud du pays). Ces variétés, issues de différentes régions du Brésil, ont été nommées en fonction de leurs lieux d’origine. Elles ne se trouvent actuellement qu’à Acaratinga, le troc de leurs boutures n’ayant pas dépassé l’échelle de la communauté. D’autres variétés « autochtones » ont en revanche été exportées vers des villages parfois distants (cinq variétés de manioc amer et une de manioc doux, Figure 8). Le nombre de variétés de manioc amer recensé dans cette communauté est très inférieur à celui observé dans un village du moyen Rio Negro où 61 variétés ont été recensées auprès de 5 agricultrices (Emperaire et al., 1998). En revanche, le nombre de manioc doux inventoriés à Acaratinga est plus important (12 contre 6 dans le moyen Rio Negro). D’autres études (citées dans Emperaire et al., 1998) ont révélé par ailleurs une très grande amplitude dans la diversité variétale cultivée en Amazonie par différents groupes Indiens (entre une vingtaine et plus d’une centaine). Néanmoins, la variation observée entre ces résultats provient en partie des conditions de récolte de données comme le soulignent ces auteurs. Les variétés de manioc sont échangées sous la forme de boutures qui sont en fait des segments du tronc de l’arbuste. Ces boutures sont appelées localement mudas ou, par simplification, « graines » (sementes). Si la multiplication par graines (issues de la multiplication sexuée et non végétative) est connue, elle est cependant tout à fait secondaire53 . “A semente verdadeira da maniva, quando ela cai no chão, se enterra e passa um tempão antes de nascer. Nasce só uma guia para cima e uma batata só. Por isso que é melhor plantar pauzinhos que a semente porque ela não consegue germinar como as outras plantas. A gente prefere usar as mudas, que são esses pauzinhos da maniva.” [12] “La vraie graine du manioc, quand elle tombe au sol, s’enterre et passe un très long moment avant de germer (naître). Seule une tige pousse et un seul tubercule apparaît. C’est pour cela que c’est mieux de planter des boutures (petits bâtons/petits arbres) que la graine car celle-ci n’arrive pas à germer comme les autres plantes cultivées [végétaux plantés]. Nous préférons utiliser les boutures qui sont ces petits morceaux de tige de manioc.” [12] Les échanges de boutures s´effectuent à travers le réseau de parenté biologique ou symbolique ou encore d’alliés. Le don de boutures est avant tout conditionné par la disponibilité de plants de manioc dans les abattis. Dans tous les cas étudiés, ces échanges de boutures s’inséraient dans des réseaux de relations déjà établies (Figure 10). Certaines variétés rencontrées à Acaratinga proviennent ainsi de communautés parfois assez distantes (plusieurs dizaines de kilomètres) au gré des déplacements des villageois pour visiter les membres de leur famille. Le lien à un même territoire est également mis en valeur. Ainsi, en 2004, de nombreux villageois originaires de diverses communautés de la Resex (rive gauche du Tapajós) ont traversé le fleuve pour venir se réapprovisionner en boutures dans les communautés de la Flona. La perte d’une variété, à l’échelle d’un abattis, survient lorsque les tiges de manioc (maniva ou macaxeira) coupées lors de la récolte des tubercules se dessèchent faute d’avoir été mises en jauge ou rapidement transplantés sous forme de boutures dans un autre abattis, ou en raison d’une sécheresse qui perturbe le cycle agricole. Le don est la forme plus générale de cette circulation, bien que des cas de vente de boutures dans les villages du nord de l’aire protégée aient été relatés (cas néanmoins exceptionnels). La réciprocité du don n’est pas obligatoire, du moins sur la base du matériel végétal, une personne peut donner des boutures sans en demander d’autres en échange. Mais la réciprocité peut s’inscrire dans un processus à plus long terme, et intervenir des années plus tard en fonction des besoins en boutures de l’agriculteur dans ses abattis.
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