La bascule de la renormalisation des prescriptions

La bascule de la responsabilité assumée des événements de la classe

La manière dont les PEFI se sentent responsables des événements de la classe explique leur passage par cette bascule. D’un côté de cette bascule, on trouve des stagiaires qui se déresponsabilisent de leur mission et s’en remettent à autrui pour enseigner aux élèves. Ils délèguent leur responsabilité en se plaçant en retrait par rapport aux élèves. C’est par exemple le cas de Tom et de Sam qui « laissent » la première séance de natation au maître-nageur. Pourtant, le maître-nageur est un employé communal. Malgré l’agrément dont il dispose et qui l’autorise à enseigner aux élèves, il n’est pas employé par l’éducation nationale et ne bénéficie pas d’une formation spécifique à l’EPS à l’école ni à ses valeurs. Alors qu’il appartient aux stagiaires d’enseigner à leurs élèves, ils délèguent la responsabilité des contenus d’enseignement ainsi que celle de la sécurité du groupe classe. Leurs observations les amènent l’un et l’autre à s’interroger sur les manières de faire. Confrontés à leurs motifs et aux opérations qu’ils connaissent, ces observations leur permettent de se responsabiliser à nouveau des élèves la fois suivante.
La manière dont les PEFI caractérisent les élèves est une autre manière d’assumer / ne pas assumer la responsabilité des événements de la classe. Agir avec des élèves identifiés comme éducables suppose ne pas interpréter la classe en termes « d’élèves insupportables » avec lesquels les PEFI ne peuvent rien faire en qualité d’enseignant. Par exemple Sofi débute l’année en développant cette activité et insiste encore au mois de janvier sur le fait que les élèves sont « des gamins quand même super agités (…) terribles, (…) super bruyants, agités, qui papotent entre eux, [n’] écoutent pas (…) qui sont mal assis », etc (Sofi, ACS du 22.01, UA 7, 8, 11, 13, 23). Pendant de longues semaines, elle revient à plusieurs reprises sur cette caractéristique de la classe en même temps qu’elle se sent étudiante, perdue, puis démunie. Ses actions ne peuvent être en lien avec des opérations d’enseignant. Les PEFI se déchargent de leur responsabilité d’enseignant et attribuent à l’élève son manque de réussite dans les apprentissages, ou son manque de motivation, ou encore son comportement perturbateur. Ils considèrent qu’ils ne disposent d’aucune opération pour intéresser les élèves qui n’en ont « rien à faire ». Cette formule qui concerne l’activité des élèves, traduit d’ailleurs assez bien, dans l’activité des enseignants débutants, le sentiment d’impuissance dont on ne sait vraiment s’il est à l’origine ou s’il est la conséquence d’élèves perçus comme non éducables. Il conduit à un manque de reconnaissance de leur activité par les PEFI, qui évoquent de manière récurrente des jugements d’utilité à valence négative : « j’avais l’impression que rien ne les atteignait », « on sait plus quoi faire ». Ce positionnement peut être rapproché du parcours professionnel décrit par Clot (2008c) à propos d’un novice entrant dans le métier. Le cas des PEFI qui se déchargent de leur responsabilité se situe à l’opposé de la dimension personnelle du métier. L’individu ne peut conduire ses actions et les remet à autrui. L’« efficacité malgré tout » visée par le PEFI se traduit par une compensation synonyme d’une déresponsabilisation de ses actes.
Cette désignation des élèves selon des profils stables relève en partie du contexte et du fait que cette classe était peut-être effectivement agitée. Mais ces éléments de contexte subissent un effet de loupe (sinon on ne pourrait expliquer que cette perception évolue chez le même enseignant, ni que d’autres PEFI, affectés en ZEP avec des classes difficiles également, ne portent pas le même regard) qui conduit à un sentiment d’impuissance. Ce sentiment est sans doute le facteur principal de l’impuissance elle-même car il introduit une dépossession dans l’esprit du professeur débutant qui se dessaisit du problème et s’empêche d’agir (par exemple, Sofi précise que « t’as beau répéter, tu vas le faire deux fois, trois fois, … puis ça servait à rien, ça servait à rien de continuer »).
Le fait d’attribuer l’origine des événements à des éléments de contexte indépendants de leur activité est constaté chez les enseignants débutants jusqu’à ce qu’ils mettent en lien ces contraintes, qui pouvaient être perçues auparavant comme des traits de personnalité des élèves, avec leurs propres actions (non modifiables). L’enjeu de cette bascule est donc en effet de percevoir le lien entre les actions du PEFI et leurs effets sur les actions des élèves.
La première bascule que nous identifions à partir de l’analyse des données intervient quand, sur l’autre versant du processus que nous venons d’analyser, le stagiaire s’attribue la responsabilité de ce qu’il se passe dans la classe, quand il perçoit l’impact qu’il peut avoir sur la vie de celle-ci et s’engage dans des actions visant à l’infléchir. Il reprend la main. « Ce qui arrive dépend de lui ». Cette bascule implique un bouleversement des faisceaux de motifs qui traversent l’activité des professionnels en formation. C’est par exemple le cas de Tom qui, malgré l’avis contraire de l’ATSEM, personne expérimentée, propose le travail qu’il avait prévu aux élèves. En ce sens, il prend la décision finale et assume ses responsabilités, quels que soient les effets de la situation qu’il propose. Si nous nous référons aux systèmes d’activité développés par Engeström (1999b), la situation traduit une organisation du travail dans laquelle Tom se positionne comme enseignant. Même s’il demande conseil à l’ATSEM, il s’attache à décider lui-même et refuse par là même le « boundary crossing » (franchissement de frontières).
C’est également le cas de Toni, qui, dès le mois d’octobre après une leçon d’EPS qu’il considère comme manquée, « est énervé à un point ! » mais « pas après eux [les élèves] mais après [lui] ». Autrement dit, Toni impute cette leçon manquée à son intervention en classe. En même temps, il ne doute pas de pouvoir y faire quelque chose plus tard, et proposera d’ailleurs à nouveau une leçon sur le même thème la semaine suivante. Certains enseignants débutants dès le mois d’octobre (peut-être depuis le début de l’année, voire encore plus tôt) réfutent l’origine contextuelle, externe, des événements en classe. Dans le cas de Toni, le stagiaire évoque comment il a pris conscience des responsabilités qui lui étaient confiées au moment où il est allé chercher les élèves rangés dans la cour de récréation, le jour de la rentrée à 8h. Nos résultats conduisent à mettre en exergue cette bascule, sorte de passage obligé, qui porte directement et de façon fondamentale sur la prise de responsabilité des événements de la classe (étymologiquement, « capacité à « respondre » de ses actes »), une responsabilité professionnelle qui, entre autres, dessine la frontière entre les gens de métier et les autres. Il y a donc façonnage de l’IP parce qu’il y a prise de responsabilité du PEFI.

La bascule de la mise à l’épreuve des opérations des autres

De façon constante, l’analyse des données montre que l’IP des PEFI est liée à la construction et la maîtrise d’opérations. Le sentiment partagé d’un « déficit technique » en début d’année trouve sans doute son origine dans un métier dont l’essentiel des tâches sont discrétionnaires (c’est-à-dire dont les objectifs sont dictés sans que les actions ni les opérations ne soient définies) (Maggi, 2003). Ce qui n’est pas sans impact : dire « ce qu’il faut faire » sans préciser « comment faire » est une façon habituelle de traiter les travailleurs dans les métiers de service mais cette habitude recèle néanmoins une grande brutalité.
Tous les participants de l’étude se rejoignent sur le besoin premier d’opérations, que ce soit pour exercer un contrôle qui ne soit pas coûteux sur la classe (élever un peu la voix, se grandir en étant debout devant le bureau et en mettant les bras sur les hanches, donner un avertissement écrit avant la croix, s’approcher de certains élèves repérés en circulant dans les rangs, marquer le coup en mettant des petites croix, etc) ou pour faire apprendre (faire reformuler les consignes en reprenant systématiquement ce que l’enfant venait de dire, en expliquant tout, en répétant soi-même les consignes si elles n’étaient pas reformulées avant, etc) ou encore pour récupérer l’attention des élèves (en rejoignant son bureau, en leur disant de poser les mains sur les tables, la tête sur les mains, en s’asseyant à son bureau, en se taisant, en ne faisant plus rien, en regardant, en balayant avec le regard ses élèves, etc.). Dans les résultats de notre étude, l’apprentissage de ces gestes minuscules, de ces techniques et savoir-faire précis, contextualisés, circonstanciés, représente une dimension centrale du façonnage identitaire des PEFI.
Cette préoccupation omniprésente de l’enseignant débutant à propos de son inefficience se manifeste aussi par la crainte de ne rien avoir à proposer aux élèves, une sorte de peur du vide qui pourrait apparaître publiquement aux yeux des usagers comme le signe de l’amateurisme. Pour ne pas avoir à faire face à de telles situations, les PEFI se constituent, à leur manière, une « trousse de secours » parce que « le problème, c’est toujours d’avoir des idées » (Tom), et parce que « les idées ne [leur] viennent pas comme ça sur le coup » (Sofi).
Les PEFI cherchent à prendre en compte « les circonstances », les spécificités de leur contexte d’enseignement. Ainsi ils attendent et apprécient les conseils, notamment lors des visites, lorsque ceux-ci portent sur les opérations. Les visites (particulièrement celle de l’inspecteur) offrent l’opportunité de se constituer un répertoire d’opérations. L’analyse des données démontre que les « prescriptions-opérations » sont davantage attendues que les « prescriptions-motifs », parce qu’elles sont plus accessibles et répondent directement aux préoccupations des stagiaires. Parce que les motifs prégnants sont « occuper les élèves », « éviter à tout prix le vide », « toujours avoir des idées », les prescriptions-opérations énoncées par les interlocuteurs de la situation tutorale prennent dans l’activité des PEFI paradoxalement davantage de sens que les prescriptions-motifs. Ces prescriptions-opérations sont ainsi particulièrement suivies, d’autant plus qu’elles ont été énoncées par une personne connaissant l’environnement proche de la classe (la titulaire, l’inspecteur ayant observé le travail du PEFI dans la classe, les visiteurs). Par exemple, Tom apprécie le bilan effectué par l’inspectrice suite à son observation, en ce sens qu’il peut profiter de la précision des opérations qu’elle détaille pour gérer le tableau (« espacer les lignes », « respecter les codages en fonction des lignes », etc) et alterner les phases orales et écrites (« prendre l’ardoise », « écrire le chiffre », etc). Il en est de même pour Toni : les conseils de l’inspecteur pour améliorer le graphisme sont suffisamment précis, contextualisés, pour être directement appliqués (« il m’a conseillé de fixer la feuille à la table (…), il faut que ce soit un travail du poignet, (…) la longueur du tracé ne doit pas dépasser 25 ou 30 cm… »).
Tout au long de l’année, les stagiaires « picorent », cherchent à calquer, à reproduire les techniques des chevronnés. C’est leur carence d’opérations, ou du moins le sentiment de leur carence, tel qu’il émerge des entretiens, qui explique sans doute le fait assez incompréhensible au premier abord des emprunts des PEFI aux personnes qui ne sont pas du métier. Pourquoi accorder tant d’importance à ce que fait l’ATSEM, l’EVS ou le MNS ? Parce qu’ils ont les gestes, les techniques, les outils, les instruments. La confusion de rôles n’est toutefois que momentanée (Malo, 2008). Elle n’empêche pas le libre arbitre, comme en témoigne le scepticisme de Tom par rapport au temps de pratique en natation lorsque le MNS conduit la séance, la perplexité de Sofi sur la gestion de classe selon une collègue, ou la recherche par Eve et Tom de plus d’outils en « photocopi[ant] des outils laissés à disposition dans la salle des maîtres ».
Notons de ce point de vue que cette efficience en construction, cette habileté à agir de façon adaptée, ne se résume pas à l’accumulation de gestes stockés dans une mémoire professionnelle quelconque. L’efficacité de chacun de ces gestes tient avant tout à son adéquation aux circonstances de sa réalisation. A partir de là, il ne s’agit pas ici d’un strict apprentissage moteur de « skills ». Derrière chacune de ces opérations se cache un repérage fin des circonstances de sa mise en œuvre potentielle, une sélection d’indices pertinents, un travail d’interprétation qui aboutit à des adaptations de l’outil emprunté sous pression temporelle en classe. En s’inspirant des outils des autres, il ne s’agit pas pour les PEFI de « faire comme … », mais bien de « faire à peu près comme… en fonction des circonstances spécifiques dans lesquelles ils se trouvent ».
C’est la raison pour laquelle sans doute ils ne calquent pas toutes les opérations qu’ils observent chez les chevronnés, ou du moins pas immédiatement. Parfois même observent-ils des éléments qu’ils se refusent à mettre en œuvre au regard du contexte. C’est par exemple le cas d’Ani qui observe « une attitude assez détendue » de la titulaire dans sa classe en début d’année, qu’elle-même ne peut reprendre parce qu’elle fait ses premiers pas dans la classe. Au contraire, elle décide de faire attention à son attitude les premiers jours. Mais le refus de copier l’attitude de la titulaire n’est que momentané et même très court. Ce n’est qu’au cours des « deux premiers jours de classe » qu’Ani veille à ne pas s’asseoir sur un coin de table. Elle reconnaît même le faire « de temps en temps », comme la titulaire, une fois qu’elle connaît les élèves.
L’analyse des données permet d’éclairer la façon dont se passe cet affranchissement, qui caractérise cette bascule. Les PEFI cherchent à valider ou invalider les opérations d’autrui en classe. Par exemple, Eve « picore partout » et essaie en classe : « j’ai déjà testé plusieurs choses, plus ou moins efficaces ». Si les opérations qu’elle met en œuvre lui donnent satisfaction, elle les conserve, sinon elle les réfute. Par exemple, elle juge inefficaces les rappels à l’ordre constants, les menaces, la mise à l’écart du groupe (envoyé en salle de sieste avec les élèves de petite section, un élève faisait le bruit du criquet et réveillait les autres enfants) ou l’exclusion dans le bureau de la directrice. Elle essaie alors une autre opération, et « teste la responsabilité ».
Ce processus se retrouve également chez Toni, qui cherche à s’affranchir de ce qui s’impose à lui, comme les conseils de la titulaire et des collègues concernant les rituels en maternelle, l’attitude très stricte à tenir parce qu’il est en ZEP. Il suit d’abord ces conseils mais souhaite rapidement s’en échapper pour faire ses propres tentatives. Tout se passe comme s’il suivait un processus de remise en question pour tester la validité de ce qui lui est conseillé. La plupart du temps, il finit par suivre les conseils qui lui sont prodigués, notamment parce que les manières de faire qu’il expérimente ne lui donnent pas satisfaction sur la durée. Par exemple, en s’éloignant du conseil d’être strict avec les élèves, le stagiaire s’est « repris une claque la fois suivante » et a dû recommencer à être strict. Il a ainsi dû « quand même, petit à petit, reprendre ce que la titulaire avait mis en place ». Toni s’intéresse aussi au travail d’autres stagiaires. Il va « piquer plein d’idées à ME [l’autre stagiaire] ». Les opérations semblent plus accessibles dans une relation symétrique que celles trouvées dans une relation dissymétrique (auprès des collègues). Ce processus de validation est nécessaire dans son façonnage identitaire.

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