L’art comme expérience transformatrice
Parmi les réflexions qui nourrissent celles développées dans ce mémoire, la pensée du philosophe allemand Hans-Georg Gadamer, se déployant dans plusieurs ouvrages phares de l’herméneutique dite philosophique, est particulièrement influente. Pour Gadamer (1995), l’œuvre d’art nous interpelle toujours ainsi: « Tu dois changer ta vie! » (p. 149). Il entend par là que ce n’est pas l’œuvre qui doit se plier à notre perspective, mais, bien au contraire, que notre perspective se voit métamorphosée, amplifiée en sa présence, et que « cette révélation, qui transforme la réalité, « transfigurée » et » reconnue » dans une œuvre d’art, nous transforme aussi» (Grondin, 2006, p. 53). Ainsi, « l’art, quel qu’il soit ( … ), est une forme de reconnaissance à laquelle on recourt pour approfondir la connaissance qu’on a de soi (Selbsterkenntnis), et, par là aussi la familiarité avec le monde» (Gadamer, 1992, p. 122).
Abreuvée par Husserl et Heidegger, l ‘herméneutique de Gadamer cherche à «décrire, phénoménologiquement, la manière dont se produit la compréhension» (Grondin, 2008, p. 50). L’expérience de l’art est donc un « vécu à l’intérieur du vécu», où l’imaginaire se réalise « en tant qu’horizon du monde réel, dont il dégage un sens caché ou nouveau », affirme le philosophe Hans Robert Jauss (1978, p. 142), à la suite de Gadamer. Il s’agit d’un événement d’interprétation qui ne se borne pas à l’identification d’un sens reconnaissable: l’œuvre énonce quelque chose qui se révèle, se découvre, se décèle (Gadamer, 1991/1964, p. 146) et, par le fait même, nous confronte avec nousmêmes.
C’est là l’une des thèses centrales de 1 ‘herméneutique philosophique: « en toute interprétation, c’est notre conception de nous-mêmes qui se trouve enrichie, interpellée, mise au défi» (Grondin, 2008, p. 42). Et c’est précisément ce qui constitue le caractère expérientiel de la rencontre avec l’œuvre d’art, imposant à chacun.e la tâche de« l’intégrer à la totalité de sa propre connaissance du monde et de la compréhension propre qu’il a de lui-même» (Gadamer, 1991/1964, p. 146).
Ces idées rejoignent celles de John Dewey, philosophe pragmatiste américain et pionnier de l’éducation nouvelle, qui, un demi-siècle plus tôt, soutient que la spécificité de l’art ne provient pas de qualités esthétiques ou de pratiques culturelles précises, mais de l’expérience particulière à laquelle l’art donne accès (Dewey, 1979/1934). Pour lui, « l’essence et la valeur de l’Art résident non pas dans les objets en tant que tels, mais dans l’expérience dynamique et évolutive à travers laquelle ils sont façonnés et perçus » (Shusterman, 1999, p. 24-25) .
Dans Art as Experience (1979/1934), Dewey conceptualise l’expérience de l’art comme fondamentale dans notre rapport à la matière brute de l’existence: elle est l’expérience par excellence, une expérience pleine et authentique, à retrouver, à redécouvrir dans l’expérience de la vie de tous les jours. C’ est dans cette pratique d’attention à l’expérience que Dewey perçoit une activité nous permettant de nous relier au monde qui nous entoure, une activité au cœur-même de l’idéal éducatif.
Le moment-clé de la rencontre avec l’œuvre d ‘art
Renvoyant à la pensée herméneutique, la rencontre avec l’ œuvre signifie, au-delà d’un simple contact, une véritable entrée en relation avec l’œuvre d’art. C’est en entrant dans le mouvement que l’œuvre déclenche en nous et en prenant conscience de notre liberté face à ce qui nous est donné que la rencontre avec l’œuvre peut se vivre comme une expérience émancipatrice. Le propre de l’œuvre serait précisément d’activer cette liberté, affirme Gadamer (1976). L’œuvre nous aspire dans son jeu, alors qu ‘ elle« trouve son être véritable quand elle accède à une expérience qui transforme celui qui la fait» (p. 98). La rencontre avec l’œuvre induirait, en effet, de manière ontologique, une construction de sens : « [ … ] l’acte de lui découvrir un sens serait certes lié au caractère contraignant de l’œuvre mais ne dépendrait pas seulement de lui. II serait en même temps libre face à ce dernier dans la mesure où il contribuerait à apporter dans cette rencontre de l’œuvre un moment de sens où se prolongerait l’ouverture de ce sens et son inachèvement potentiel ». (Gadamer, 1992, p. 93) .
C’est donc dans la rencontre avec l’œuvre d’art que « se produit de façon exemplaire ce que nous faisons tous du seul fait de notre existence : une construction constante du monde» (Gadamer, 1992, p. 127).
Plus encore, la rencontre avec l’œuvre d’ art évoque la possibilité d’ une rencontre avec l’Autre. Cette Autre n’apparait pas uniquement dans la sensibilité de l’artiste qui pointe à travers l’œuvre, mais aussi, plus largement peut-être, dans la communication qui s’amorce lorsqu’on s’engage dans l’expérience de l’œuvre. En effet, si l’ art rapproche l’humain.e de la nature, affirme Dewey (1979/1934), il rend également les humain.e.s « conscient.e.s de ce qui les unit les un.e.s avec les autres, tant dans leur origine que leur destinée » (1979/1934, p. 275). Pour Dewey, il y a donc un fort lien entre l’expérience de l’art et la démocratie. Sa pensée politique ne s’appuie pas sur l’idée que « l’ appréciation esthétique est en mesure de s’adresser à la démocratie en tant qu’objet, mais bien que la démocratie, envisagée comme véritable manière de vivre, est de nature fondamentalement appréciative » (Robins, 2015, p. 25). En ce sens, l’appréciation des œuvres contribue directement à une forme d’éducation au vivre ensemble et à l’ affirmation de soi au sein de la communauté. Pour le philosophe et pédagogue québécois Normand Baillargeon (2016), c’est d’ailleurs dans l’élargissement de notre connaissance de ce qui nous fait humain.e.s et dans le développement de l’empathie que la rencontre avec les œuvres d’art prend toute sa dimension politique.
Ce rapport à l’expérience, que capture de façon paradigmatique la rencontre avec l’œuvre d’art, est donc le nœud de la possibilité d’émancipation prônée par des philosophes comme Dewey (pour l’éducation et la démocratie) ou Gadamer (pour l’aventure humaine de compréhension du monde et de soi-même). En envisageant l’expérience de l’art comme « lieu de rencontre avec l’autre» (Morel, 2016, p. 10), comme une expérience qui « fait société, réunit tous ceux qui la partagent en une même communauté, et même, potentiellement, en appelle à cette communauté» (Kerlan, 2018, p. 136), on comprend mieux la pertinence de s’y pencher pour mettre à jour et maximiser son caractère transformateur, sur le plan individuel autant que collectif .
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