Lʼintroduction DU PERSAN EN ÉPIGRAPHIE MONUMENTALE

L’introduction DU PERSAN EN ÉPIGRAPHIE MONUMENTALE

Usages du persan dans des inscriptions bilingues (première moitié du Ve/XIe siècle)

Les inscriptions en arabe et pehlevi des tours funéraires du Ṭabaristān À une époque contemporaine ou peu antérieure à lʼapparition du persan moderne dans lʼépigraphie monumentale, un phénomène caractéristique sʼest produit dans la région historique du Ṭabaristān, aux bords méridionaux de la mer Caspienne (Pl. LXI.1). Nous nous referons à la pratique dʼorner les mausolées avec des inscriptions bilingues arabepehlevi, un usage qui est associé à un modèle architectural bien précis, à savoir celui des « tours funéraires » bâties par les membres de la lignée bāwandide.998 Les Bāwandides, qui revendiquaient une descendance directe des Sassanides, régnèrent sur le Ṭabaristān pendant six ou sept siècles (VIIe -XIVe ), de manière indépendante ou comme pouvoir vassal des dynasties musulmanes des Būyides et des Seljuqides. 999 Le corpus de tours funéraires bāwandides consiste en trois monuments : la tour de Rādkān ouest (407-411/1016-1021), située dans la zone sud-ouest de la province iranienne du Gulistān, à 40 km de la ville actuelle de Gurgān ; 1000 les tours de Lājīm (413/1022-23) et de Risgit (début VI/XIIe s. ?) qui se dressent dans la région du Mazandéran, respectivement à 35 et à 45 km au sud de Sārī. Les premières études consacrées à lʼarchitecture et à lʼépigraphie de ces monuments remontent à la première moitié du XXe siècle.1001 Des contributions plus récentes sont celles de Sheila Blair, qui fournit une révision des textes et une traduction des inscriptions arabes, et de Melanie Michailidis, qui propose une réinterprétation globale de lʼesthétique et de la fonction de ces monuments. 1002 Nous signalons également une nouvelle lecture de lʼinscription pehlevi de Lājīm par Ḥasan Reẓāʾī Bāġbīdī ; enfin, Carlo Cereti sʼest récemment intéressé aux inscriptions pehlevi du Ṭabaristān et à leur contexte linguistique et culturel.1003 Michailidis a énuméré les caractéristiques spécifiques des tours funéraires bāwandides : elles ont toutes une structure en brique cuite composée par un corps cylindrique et une coupole conique ou conique-sphérique ;1004 elles sont localisées dans des sites isolés et montagneux ; lʼentrée est rehaussée ; lʼintérieur est sombre et non décoré ; aucun corps nʼest enterré dans la chambre funéraire. Ces éléments suggèrent que ce type de mausolée nʼétait pas conçu en tant que destination dʼun pèlerinage dévotionnel. À ces particularités sʼajoutent la présence dʼinscriptions bilingues arabe-pehlevi et, au moins dans deux cas, lʼindication de la date dʼaprès les deux calendriers lunaire (islamique) et solaire (zoroastrien).1005 Dans le cadre de notre analyse, nous allons nous concentrer sur les aspects épigraphiques, sans nous attarder sur les caractéristiques architecturales de ces monuments.

La tour de Rādkān ouest 

La plus ancienne et la plus haute (35 m) des tours bāwandides se dresse à Rādkān ouest (Pl. LXII.1). Deux inscriptions en stuc ornent le monument : la première, presque complètement disparue aujourdʼhui, était sculptée sur une plaque placée au-dessus de lʼentrée et contenait un texte de fondation en arabe composé en rime (Rādkān 1, Pl. LXII.2) ; 1006 la deuxième trouve place dans un bandeau épigraphique qui entoure le corps de la tour à la base du toit conique (Rādkān 2). Une partie de ce bandeau contient une inscription sur une ligne horizontale correspondant à un texte de fondation en arabe dont la formulation diffère de celle de lʼinscription de lʼentrée. Dans la section restante, plus courte, est exécutée une inscription en pehlevi, dont le texte est réparti sur deux lignes superposées (Pl. LXIII.1).1007 Les inscriptions mentionnent le commanditaire de lʼédifice, Abū Jaʿfar Muḥammad b. Vandarīn Bāvand, auquel sont attribués des titres courants dans le formulaire arabomusulman (al-amīr al-sayyid al-ḫaṭīr, cf. Rādkān 1 ; Mawlā amīr al-muʾminīn, cf. Rādkān 1 et 2). Cependant, ce personnage est appelé aussi ispahbad (cf. al-isbahbad dans le texte arabe / spahpet [sic] dans la version pehlevi), titre dérivé du persan et employé pour désigner le « chef dʼarmée» depuis lʼépoque achéménide. 1008 Jusquʼà présent, aucune mention explicite de Muḥammad b. Vandarīn nʼa été décelée dans les sources narratives ou numismatiques ; malgré cela, les chercheurs ont tendance à identifier ce personnage avec un souverain de la branche principale des Bāwandides. 1009 Lʼinscription nous informe quʼil entama la construction du mausolée de son vivant : les dates du début et de la fin des travaux sont données dans lʼinscription bilingue et correspondent aux années 407 et 411 de lʼhégire / 383 et 387 du calendrier solaire yazdgirdī [1016 – 1020/21 de lʼère chrétienne].1010 La date de lʼinscription de lʼentrée est très peu lisible, mais Herzfeld et Blair ont identifié une référence à lʼannée 407 qui coïncide avec la première date de lʼinscription supérieure.

La tour de Lājīm

La tour de Lājīm diffère légèrement de la précédente par son aspect : elle a une hauteur assez réduite (env. 18 m) et une coupole de forme conique-sphérique, à la base de laquelle deux bandeaux épigraphiques font le tour du monument (Pl. LXIII.2). Le bandeau supérieur (Lājīm 1) contient un texte en pehlevi, le bandeau inférieur en arabe (Lājīm 2). Les deux inscriptions sont réalisées avec des briques en saillie sur un fond de plâtre ; les lettres pehlevi ont des dimensions inférieures par rapport aux lettres arabes (Pl. LXIII.3).1012 Chaque bandeau comporte un texte de fondation, mais la formulation adoptée dans les deux langues diffère sur plusieurs points. Le défunt porte le nom dʼAbū al-Fawāris Šahryār b. al-ʿAbbās b. Šahryār et ne peut pas être associé avec certitude avec un personnage historique particulier.1013 Le nom est précédé par les épithètes al-kiyā aljalīl dans la version arabe (kiyā signifie en persan « roi, seigneur ») et šāh tuwānmand dans la version pehlevi ; le titre de Mawlā amīr al-muʾminīn suit le nom dans les deux textes. Cette fois-ci, le commanditaire du mausolée nʼest pas le souverain lui-même, mais la mère du défunt, Čihrzād fille de Sīspuhr. 1014 La fin de lʼinscription arabe semble contenir la mention dʼun architecte, al-Ḥusayn b. ʾAlī (?) ; la lecture de ce nom est pourtant douteuse, cette section de lʼinscription étant déjà très endommagée à lʼépoque de Godard. Des incertitudes subsistent également sur lʼidentification de la date islamique avec lʼannée 413[/1022-23]. Toutefois, cette date a récemment été confirmée par Bāġbīdī qui a décrypté dans le texte pehlevi lʼannée 389 du calendrier yazdgirdī, correspondante à lʼannée 413 de lʼhégire. Nous remarquons que, dans la version persane, à la place du nom de lʼarchitecte sont indiqués un mois et un jour précis, se référant probablement à la construction du monument.

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La tour de Risgit (Ve/XIe ou VIe/XIIe siècle ?)

 La tour de Risgit se dresse à une courte distance de la précédente ; la forme du monument est similaire (Pl. LXIV.1), mais ses décors en plâtre sculpté montrent des particularités stylistiques qui peuvent être attribuées à une production artistique un peu plus tardive.1016 Lʼinscription circulaire qui court à la base de la coupole (Risgit 2, Pl. LXIV.3) est entièrement en arabe et contient deux citation coraniques (Coran XXI, 36 et CXII).1017 En revanche, sur une plaque en plâtre placé au-dessus de lʼentrée est sculpté un texte de fondation (Risgit 1, Pl. LXIV.2) : il se compose de trois lignes et demi en arabe et dʼune demi-ligne en pehlevi, presque complètement effacée dès lʼépoque des premiers relevés. Lʼinscription contient deux noms propres dʼorigine persane qui posent des problèmes dʼinterprétation : ils semblent désigner deux frères, Hurmuzdyār et Ḥabūsyār (ou Ḥanūsyār ?), fils de Masdarā.1018 La partie finale du texte arabe est très peu lisible à cause des endommagements du relief : Godard a suggéré la présence dʼune date, dont il a identifié le mois (šawwāl) et lʼannée 400[/1010],1019 mais Adrian D.H. Bivar a réfuté cette lecture et reporté dʼun siècle la datation du monument (env. 500/1106).1020 Cette dernière attribution chronologique a été généralement acceptée par les chercheurs ultérieurs ; 1021 cependant, certaines études récentes relancent lʼhypothèse dʼune fondation dans la première moitié du Ve /XIe siècle, sur la base des similarités architecturales et épigraphiques avec les deux autres tours bāwandides. 1022 En dépit de difficultés qui affectent la lecture de la dernière ligne de lʼinscription Risgit 1, il nous semble assez vraisemblable que le texte arabe se terminait par une date. Si cela était le cas, nous pouvons supposer que, dans la courte section en pehlevi qui suivait, désormais illisible, cette même date était reformulée d’après le calendrier solaire. 

Observations paléographiques 

Les inscriptions arabes des trois tours funéraires sont assez similaires du point de vue du contenu : elles correspondent toutes à des textes de fondation et emploient un formulaire assez standard, à lʼexception de lʼinscription Risgit 2 qui contient deux citations coraniques. En revanche, lʼanalyse paléographique révèle des choix stylistiques assez variés : deux styles de coufique tressé et fleuri sont employées à Rādkān 1 et 2 (Pl. LXII.2, LXIII.1), l’inscription Lājīm 2 est en coufique simple (Pl. LXIII.3), tandis que Risgit 1 et 2 sont exécutées dans un coufique fleuri souple et très orné (Pl. LXIV.2, 3).1023 Cette variété nous montre que, en dépit des nombreuses similitudes et du caractère conservateur de lʼarchitecture des tours bāwandides, les lapicides qui ont réalisé leurs inscriptions se sont inspirés de modèles différents et conformes aux « modes » paléographiques répandues à lʼépoque (voir aussi 8.3.2). 1024 En ce qui concerne les deux inscriptions pehlevi de Rādkān et Lājīm, Cereti a remarqué à quel point ces textes représentent un témoignage original du point de vue linguistique et paléographique. En premier lieu, elles attestent dʼune variante régionale peu connue de cette langue et, en deuxième lieu, elles sont exécutées dans une écriture cursive qui les distingue de la plupart des textes monumentaux en pehlevi, pour les rapprocher des textes manuscrits. Une autre caractéristique intéressante est que la graphie du pehlevi semble imiter certaines formes propres aux inscriptions arabes : cela apparaît assez clairement dans lʼinscription Rādkān 2, où les mêmes motifs tressés ornent la partie supérieure des bandeaux épigraphiques contenants les textes arabe et pehlevi, tandis que lʼinscription en pehlevi Lājīm 1 montre, comme sa correspondante arabe, une écriture plus sobre.1025 Cette influence de la graphie arabe sur les textes en pehlevi semble démontrer que ceux-ci avaient une place « secondaire » dans le décor épigraphique des tours bāwandides. Une telle affirmation est renforcée par lʼobservation des dimensions inférieures des lettres et de la longueur réduite des bandeaux en pehlevi. Malgré cette « hiérarchisation » apparente des deux langues, la fonction globale des inscriptions bāwandides semble être celle de célébrer le pouvoir de la dynastie tout en affirmant, dʼune part, la légitimation reçue par le califat (cf. le titre Mawlā amīr al-muʾminīn) et son appartenance à la communauté musulmane (cf. les formules religieuses et les citations coraniques), et, dʼautre part, ses liens étroits avec la royauté sassanide et la culture persane (cf. la traduction des textes et de la titulature en pehlevi). 

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