Jeux de pouvoir pour l’accès aux ressources et devenir de l’élevage en Afrique soudanienne
Les dynamiques de recul des espaces de parcours
Pour évaluer les dynamiques de recul des espaces de parcours, il faut au préalable en préciser la définition. Des références reconnues sont couramment utilisées pour définir ce qu’est un pâturage. Plusieurs sources de données seront ensuite mobilisées, à la fois quantitatives et qualitatives, pour tenter d’appréhender les changements dans l’occupation des sols à l’échelle régionale depuis une cinquantaine d’années.
Une première appréhension des espaces de parcours
Les parcours peuvent être définis dans un premier temps comme l’ensemble des espaces que les troupeaux parcourent assez librement pour pâturer et s’abreuver (Daget et Godron 1995). Les écologues les caractérisent habituellement par la flore (espèces) et la végétation (hauteur, volume, stratification et pérennité des plantes). Pour appréhender l’évolution de ces espaces, il faut au préalable les définir de manière fine, en s’appuyant sur les classifications conventionnelles existantes qui sont le plus couramment utilisées. Deux typologies seront présentées. La première est une typologie générale des paysages africains dont l’un des critères essentiel est l’état de la strate herbacée. La deuxième est une typologie spécifique des pâturages tropicaux. Les pâturages dans les faciès paysagers Un regard technicien sur les paysages. Du 29 juillet au 8 août 1959, une réunion s’est tenue à Yangambi au Congo Belge à l’initiative du Conseil Scientifique pour l’Afrique au sud du Sahara (CSA) dépendant de la Commission de Coopération Technique en Afrique au sud du Sahara (CCTA)36 et sur l’invitation de l’Institut National pour l’Etude Agronomique du Congo Belge (INEAC)37. De nombreux experts des pays colonisateurs étaient présents. L’objectif était d’établir une nomenclature commune aux scientifiques des différents pays colonisateurs et valable pour toute l’Afrique des faciès paysagers que l’on rencontre sur le continent. Cette typologie des paysages, construite à partir des critères des scientifiques européens, traduit donc leur regard sur l’environnement africain. Bien que critiquée sur le plan technique à plusieurs reprises, elle est toujours largement utilisée par les écologues et autres spécialistes de l’environnement. Par exemple la Base de Données de l’Occupation des Terres (BDOT) élaborée pour le Burkina en 36 La CCTA est un organisme de coopération scientifique entre puissances coloniales et gouvernements blancs d’Afrique subsaharienne : France, GrandeBretagne, Belgique, Portugal, Fédération de la Rhodésie et du Nyassaland et Union d’Afrique du sud. L’INEAC a été créé en 1933 par la Belgique pour promouvoir le développement de l’agriculture, et notamment des plantations du Congo. Dans les publications sur le pastoralisme, on assimile souvent les espaces de parcours à des types de paysages (savane, steppe…). Les pâturages et les types de paysages. Les critères retenus par les conférenciers de Yangambi pour distinguer les différents types de pâturage sont la densité du couvert végétal, la hauteur de la strate herbacée et la hauteur des ligneux. Les principaux types sont :le désert. Il est dépourvu de végétation. les steppes. Seule la strate herbacée est présente, elle ne dépasse pas 80 cm. Plus il pleut, plus le couvert est dense. Quelquefois, une végétation arbustive est présente sous forme de fourrés. les savanes arbustives. Le couvert herbacé fait au moins 80 cm de hauteur. Les ligneux ne dépassent pas 7 mètres et sont espacés. les savanes boisées à forêt claire. Les ligneux font plus de 7 mètres de hauteur. Dans la savane, le tapis herbacé est dense. Dans la forêt claire, les cimes des arbres sont plus ou moins jointives (le recouvrement atteint au moins 40%) et le tapis graminéen est lâche et discontinu. les forêts denses humides. C’est un peuplement fermé, avec plusieurs strates ligneuses à plusieurs hauteurs. Le tapis graminéen est généralement absent. La strate herbacée des écosystèmes de steppe et des différents types de savane leur confère une bonne valeur fourragère. Les arbustes et arbres fournissent un pâturage aérien d’appoint. C’est pourquoi à l’échelle continentale les pâturages sont souvent assimilés à ces types de paysages. A grande échelle, ces catégories ne sont toutefois pas suffisantes pour caractériser avec finesse un pâturage. Une typologie technicienne des pâturages Critères utilisés pour classer les pâturages. Boudet (1975) définit les pâturages tropicaux à l’aide d’une typologie construite à partir des critères suivants : La pluviométrie (quantité de précipitations annuelles et durée de la saison pluvieuse). On distingue classiquement les zones guinéennes (pluviosité supérieure à 1500mm, période active des pâturages de 7 à 10 mois), soudanienne (400 – 1500 mm, période active de 4 à 7 mois) et sahélienne (pluviosité inférieure à 400 mm, période active inférieure à 3 mois). Les sols, définis d’abord selon leur situation topographique. On distingue les sols minéraux bruts, dans les zones hautes ou érodées, sur les cuirasses affleurantes ; les sols squelettiques ou lithosols, où la rochemère se trouve à moins de 30 cm de profondeur, ils se situent sur les parties hautes des versants et les zones de replats ; les sols hydromorphes, dans les dépressions mal drainées. Les sols sont ensuite définis selon le climat et l’on distingue de nouveau des sols bruns et brunrouge dans les régions arides où la pluviosité ne dépasse pas 500 mm, formés à partir des dépôts éoliens ; des sols ferrugineux, entre 500 et 1200mm ; et enfin des sols ferralitiques très altérés, à plus de 1200mm. La physionomie de la végétation. La typologie de Yangambi est reprise ici. La structure des formations herbeuses. Différents types biomorphologiques sont distingués en fonction du caractère vivace ou annuel de la plante, de sa taille et de son implantation (en touffe, en tige…).La liste floristique, avec mention des différentes espèces de graminées vivaces ou annuelles et des ligneux, ainsi que leur fréquence d’apparition dans l’écosystème. C’est le Code international de la nomenclature botanique qui est utilisée. La productivité d’un pâturage. On prend en compte seulement la production des plantes appétées, qui est étroitement liée à la durée de la saison pluvieuse. Les différents types de pâturage. A partir de cette liste de critères Boudet définit différents types de pâturages. Il reprend comme critère principal celui de la pluviométrie pour distinguer les pâturages sahéliens, soudaniens et guinéens. Pour affiner ces types, il distingue pour chaque zone des soustypes en fonction de la nature du sol et des souszones climatiques. Pour chaque type et soustype, il détaille ensuite les physionomies de végétations, les structures de formations herbeuses et les listes floristiques les plus communes. Je synthétise ici les caractéristiques des trois principaux types de pâturages : Dans les pâturages de type sahélien, les graminées annuelles dominent. Elles peuvent atteindre un mètre. Les steppes et les savanes arbustives sur dunes et pénéplaines sableuses sont les principaux paysages. La productivité des pâturages est extrêmement variable d’une année à l’autre en fonction de la pluviométrie. Dans les pâturages soudaniens, les sols ferrugineux dominent. Les pâturages varient beaucoup si les sols sont squelettiques à cuirasse, à gravillon, sur des plateaux ou hydromorphes. Les savanes sont omniprésentes. Les graminées annuelles dominent au nord de la zone, les vivaces et les ligneux au sud. La productivité est variable d’une année à l’autre, mais moins qu’au Sahel. La valeur dépend de l’activité agricole : sur les jachères, la végétation qui repousse est très différente de la végétation originelle. Les pâturages guinéens sont sur des défriches des forêts originelles. Les graminées vivaces sont les principales espèces appétées ; elles sont très productives. Boudet a voulu construire une typologie sur l’ensemble des pâturages tropicaux (même si les critères retenus sont définis à partir de l’Afrique de l’Ouest et que les types s’appliquent seulement aux pâturages de cette région du monde). Les types distingués et les critères retenus constituent toujours un cadre de référence pour les agropastoralistes, écologues et géographes. A l’instar de Benoit (1977, 1978), ils affinent les critères pour les adapter à l’échelle régionale ou locale. Un regard technicien sur les pâturages. Pour Boudet « l’agropastoraliste a eu pour vocation initiale l’inventaire des pâturages naturels afin d’en estimer les potentialités (capacités de charge) » (1984, p. 161). La capacité de charge peut être définie simplement comme le nombre de têtes de bétail (ramené à une unité standard, l’UBT, unité de bétail tropical) qu’un pâturage peut nourrir pendant une certaine durée. In fine, le calcul de la capacité de charge a pour but d’éviter la dégradation des pâturages par la fréquentation trop importante des troupeaux. Il s’agit de réguler l’accès des troupeaux aux pâtures en fonction d’un critère objectif. Les agropastoralistes veulent ainsi donner les moyens de résoudre scientifiquement un problème dont les éleveurs sont, depuis Hardin (1968), tenus responsables : le surpâturage et la désertification. A « l’irrationalité » des éleveurs africains (Faye 2006) dans la conduite de leurs troupeaux sur les parcours est opposée la « rationalité » d’une approche agropastorale scientifique occidentale, chiffrant précisément les caractéristiques des pâturages. « L’agropastoraliste demeure donc un chercheur ‘technicien’ soucieux de la conservation de l’écosystème pâturé avec des préoccupations portant sur : la typologie et le zonage des formations végétales pâturables l’estimation de la productivité de ces unités, l’estimation de l’évolution de ces unités la recherche d’innovations susceptibles d’améliorer la production de ces unités » (ibid, p. 162). Toujours selon Boudet, le géographe pastoraliste, quant à lui fait le lien entre les savoirs techniciens et les savoirs locaux des éleveurs : « Le géographe pastoraliste enquêtait auprès des éleveurs pour connaître comment ils estimaient leurs pâturages et en assuraient la gestion […]. En élevage traditionnel [l’agropastoraliste] n’apporte que ses connaissances techniques au géographe pastoraliste qui est à l’écoute de l’éleveur dont il doit pouvoir détecter les besoins prioritaires et les acceptations ou les refus d’innovations proposées par l’agropastoraliste » (ibid, p. 162). La typologie des pâturages proposés par Boudet (1975) répond aux critères de la rationalité occidentale. Elle est le reflet du regard extérieur, que l’on peut qualifier de technicien, du scientifique étranger. Il est opposé par Boudet luimême aux représentations des éleveurs que le géographe pastoraliste serait chargé de comprendre. Par exemple les agropastoralistes utiliseront pour nommer la flore les noms latins, plus stables, plus universels et plus précis car ils rattachent un individu à un genre et à une espèce, plutôt que les noms vernaculaires utilisés par les éleveurs locaux. Les critères de Boudet et de Yangambi sont largement utilisés pour définir les espaces de parcours dans l’Ouest par Benoit et la BDOT, les deux sources utilisées pour décrire les dynamiques de changement d’utilisation des sols durant la phase pionnière.
L’évolution des parcours depuis l’ouverture du front pionnier (1970 – 2002)
A l’aide des travaux du géographe Benoit et d’une base de données établie en 2002, l’évolution des espaces de parcours au début puis en plein cœur de la période du front pionnier seront appréhendés de manière d’abord qualitative, puis quantitative. L’état des espaces de parcours à l’ouverture du front pionnier agricole Des pâturages abondants. Quatre travaux de Benoit sur le pastoralisme dans l’Ouest de ce qui s’appelait encore la HauteVolta, sont publiés entre 1977 et 1979. A cette époque, l’essentiel des éleveurs de la région est encore concentré dans le nord du pays bobo, autour des anciennes principautés peules de Barani et Dokuy. Les publications de Benoit sont très utiles car elles dressent un tableau à l’échelle régionale des pâturages au moment où les grandes vagues de migrants agriculteurs et éleveurs commencent juste à arriver dans l’Ouest. On a ainsi un aperçu des pâturages disponibles juste au moment de la mise en place du front pionnier, avant que la pression agricole ne les modifie profondément. Les facteurs qui déterminent alors le choix des parcours ne sont pas les mêmes qu’aujourd’hui, maintenant que la pression foncière est haute. Ainsi, Benoit peutil écrire que le taux d’occupation du sol par les cultures est « toujours modeste, il n’est jamais très contraignant pour l’éleveur tant que les champs ne ceinturent pas les points d’eau » (1978a, p. 16). Les bergers ont accès à « de grandes brousses déshumanisées » (Benoit 1979, p. 111). Dans le nord de la région, où sont présents les pasteurs peuls, les densités maximales de populations sont alors de 20 hab/km² (Savonnet 1968). En l’absence de grands espaces cultivés, les contraintes qui limitent l’accès aux pâturages sont de deux types : A l’échelle de l’ensemble de la région Ouest, le principal facteur limitant l’accès aux pâturages à la fin des années 1970 est la trypanosomiase. La mouche tsétsé est présente dans toute la région (carte 3) (Benoit 1977). Au nord, la prévalence de la trypanosomiase est plus faible et les zébus peuvent la supporter. Au sud d’une ligne FaramanaKoukaBondoukui, les glossines porteuses de la trypanosomiase empêchent l’élevage de zébu. Seuls les taurins, espèce trypanorésistante, peuvent subsister dans les pâturages méridionaux.Dans la région de Barani, l’accès à l’eau est difficile durant toute la saison sèche. La nappe est à 5060 mètres de profondeur et le nombre de puits est réduit ; ils sont prioritairement réservés aux besoins de la population. L’eau de surface est accessible pour l’abreuvement des animaux dans les bourgoutières de la rivière Sourou, sur les rives du Mouhoun ou plus au sud, dans la région de BoboDioulasso.
Introduction |