Itinéraires du désir dans la philosophie de Giordano Bruno

Itinéraires du désir dans la philosophie de Giordano
Bruno

Prélude Dans la sylve du désir

Labyrinthes, palais, miroirs Comme toute quête authentique, la quête critique consite, non point à retrouver son objet, mais à assurer les conditions de son inaccessibilité. (Giorgio Agamben, Stanze) En principe, il y a seulement une donzelle qui uit à travers une forêt en selle sur son palefroi. Savoir qui c’et, impote seulement jusqu’à un cetain point : c’et la protagonite d’un poème reté inachevé qui cout pour rentrer dans un poème qui vient de commencer. Ceux qui en savent plus parmi nous peuvent expliquer qu’il s’agit d’Angelica, princesse du Cathay venue avec ses sotilèges parmi les paladins de Charlemagne, roi de France, pour les faire tomber amoureux d’elle et les rendre jaloux l’un de l’autre afin de les détourner de la guerre contre les Maures d’Afrique et d’Epagne. […] Autour d’Angelica qui uit, il y a un tourbillon de guerriers qui, aveuglés par le désir, oublient les sacrés devoirs de la chevalerie et, en proie à une précipitation excessive, continuent à tourner dans le vide.1 Les strophes introductives du Roland furieux, le plus célèbre poème de la Renaissance italienne, sont devenues presque proverbiales : « Les femmes, les chevaliers, les armes, les amours ». Toutefois, comme Italo Calvino n’a pas manqué de le remarquer, le chef-d’œuvre de Ludovico Ariosto semble démarrer bien avant son commencement. Certes, le titre et le sujet du Furioso constituent une référence très explicite à Roland, neveu de Charlemagne et paladin de France, aussi bien qu’aux cycles carolingiens qui traversèrent l’Europe dès l’aube du Moyen-Âge. De plus, quelque temps avant la publication de la première édition de l’Orlando furioso (1516), Matteo Maria Boiardo avait composé l’Orlando innamorato (1483), un poème inachevé qui constitue l’antécédent du Furieux. Sans vouloir rentrer dans des discussions 1 ITALO CALVINO, Orlando furioso di Ludovico Ariosto raccontato da Italo Calvino, Mondadori, Milan, 2003, p. 35. Nous traduisons 11 concernant la fortune de l’Innamorato ou ses particularités stylistiques liées à une langue fortement influencée par les vulgaires nord-italiens, il suira de souligner ici que Boiardo a le mérite de présenter un Roland amoureux. Plongé dans l’atmosphère rainée de la cour de Ferrare, le Roland de Boiardo est très diférent du rude et chaste chevalier de la Chanson de Roland, influencée par le climat de croisade qui traversait l’Europe du XIe siècle. La Chanson de Roland est la source idéale du cycle carolingien inspiré par les actes guerriers de roi Charles et de ses paladins et très répandus en Italie (notamment parmi les couches populaires). En France et dans les cours nobiliaires, le cycle carolingien fut rapidement supplanté par le cycle breton, centré sur Arthur et les chevaliers de la Table ronde et caractérisé par son érotisme et ses expédients magiques. Si la contamination entre les deux cycles est déjà attestée par d’autres poèmes italiens et français, l’Orlando innamorato l’insère dans le cœur de l’Italie humaniste. Les aventures de l’Innamorato se déroulent dans le temps mythique du roi Charles et de ses fantomatiques guerres contre les Maures. Dans une Europe menacée par les Sarrasins, Charlemagne et ses chevaliers défendent la France, se battent en duel et se soumettent à tout genre d’épreuve. L’action dramatique, outre que par la guerre menée par les infidèles, est déclenchée par l’arrivée d’Angelica, princesse du Cathay, à la cour de France. Le gaillard et sage Roland est à tel point emporté par l’amour pour la femme qu’il oublie tous ses devoirs et la suit jusqu’en Orient. Angelica et sa magie (due à la fois à sa beauté charmante et aux sortilèges dont elle est experte) sont l’énergie qui vivifie et qui meut le poème entier. De plus, la princesse est très consciente du pouvoir qu’elle utilise pour réaliser ses plans. La beauté d’Angelica est une puissance matérielle qui traverse le livre et suscite l’action dramatique. C’est elle qui transforme de purs grumeaux de paroles en personnages, situations et actions. Après de nombreuses aventures d’amour, de magie et de guerre qui séparent Roland et Rinaldo, rivaux en amour, le roi Charles décide de confier la princesse au vieux Namo de Bavière qui la remettra au chevalier qui aura le mieux combattu lors de la bataille décisive contre les musulmans, près des Pyrénées. Même si le livre de Boiardo  continue encore quelque peu avant de s’interrompre, c’est à partir de ce point que Ludovico Ariosto poursuit. L’Orlando furioso s’ouvre donc avec une donzelle qui fuit ou, pour mieux dire, avec la fuite d’une donzelle. Le personnage d’Angelica s’esquisse en fait en quelques traits essentiels. D’elle, nous saurons seulement qu’elle est « belle » (Angelica bella) et qu’elle a la peau blanche. Même quand il la figure nue, liée à un récif dans l’île d’Ebuda, l’Arioste passe très vite sur sa description physique. Pour le reste, elle est une pure puissance qui semble exister surtout dans la relation que les autres entretiennent avec elle. Angelica est avant tout la figure du désir qui traverse et anime le poème. Elle court et après elle courent aussi les paladins chrétiens ou musulmans qui, en poursuivant l’objet de leur désir, finissent par se perdre eux-mêmes. C’est notamment le sort de Roland « qui devint furieux et insensé/ d’homme si sage qu’il était estimé avant » (Roland furieux, chant I). Le livre de l’Arioste débute ainsi avec la course du désir qui règle la vie des hommes. Cette force, en réalité, prend forme bien avant la première lettre du poème ; elle lui préexiste, elle le constitue en le traversant. En ce sens — la course d’Angelica qui se lance du déjà-accompli vers le pas-encore nous le rappelle —, la création (artistique comme ontologique) n’est jamais une creatio ex nihilo et ne s’exprime guère comme le passage du rien à l’être. Cette traversée se répand ensuite dans une pluralité de ruisseaux qui s’enterrent et resurgissent sans cesse tout au long du poème pour converger seulement à la fin dans le port ou fera son entrée le bateau-livre. En fait, les paladins — comme Calvino l’observe avec ironie — sont toujours « à la recherche de », même s’ils interrompent souvent leur quête pour poursuivre un objet nouveau. Tout comme un prisme, l’Orlando furioso fragmente et réfracte le flux du désir dans une multiplicité de forces convergentes ou divergentes. En l’interprétant (ou, mieux, en l’incarnant) chacun à sa manière, les personnages croisent leurs chemins dans des bois, des châteaux et des villes, concrétions architecturales d’un désir qui se fait labyrinthe. Les trajectoires individuelles et les destins personnels résultent de la réalisation d’une unique force 13 propulsive. Le Roland furieux est un “champ de forces” que chacun personnifie à sa manière. Le Roland urieux et une immense patie d’échecs qui se joue sur la cate géographique du monde ; une patie démesurée qui se ramifie dans beaucoup de paties simultanées. La cate du monde et bien plus vate qu’un échiquier, mais sur elle les coups de chaque personnage se succèdent selon de règles figées, comme pour le jeu des échecs2 

Une nouvelle herméneutique du désir

Au cours de cette section, nous étudierons le désir comme force sous-jacente au déploiement du réel. Pendant un laps de temps assez prolongé, et dans des contextes très diférents, Giordano Bruno reformule sans relâche cette question, en l’abordant de plusieurs perspectives. La structure sympathique et relationnelle qui lie toutes les parties du cosmos dans un organisme unitaire est un aspect central des philosophies et du “sens commun” à la Renaissance. Toutefois, dans le cadre du système brunien, cette thématique acquiert une profondeur et une relevance spéculatives inédites et tout à fait remarquables. La théorisation d’un univers infini et dépourvu de centre ou de périphérie, la matière comme substrat créatif, autoproductif et vital, la nature intellective de tout vivant sont les grilles théoriques à la base d’une nouvelle herméneutique du désir. « Outrepassé les limites du monde, dissipé les murailles imaginaires des première, huitième, neuvième, dixième et autres sphères qui auraient pu leur être ajoutées selon de vains mathématiciens et suite à l’aveuglement des philosophes vulgaires » 1 , les corps célestes ne sont plus destinés à un mouvement fixe imposé par un moteur extérieur. De la même manière, loin d’être le réceptacle amorphe ou l’amas inerte de la tradition péripatéticienne, la matière décrite par Bruno est la substance vitale qui réalise l’infinité du principe premier. Dans les deux cas, le mobile ou la cause eiciente et formelle ne sont pas à chercher ailleurs, car ils agissent de l’intérieur, expression de l’esprit qui pénètre et anime l’univers. Les étoiles et les planètes, comme n’importe quel autre organisme vivant, se   meuvent poussées par leur propre désir de perpétuer et de réaliser leur état. De même, en donnant vie à l’infinité des formes qui se succèdent sans cesse « sur son dos » 2 , la matière n’envisage aucun autre but que la réalisation de la totalité unitaire et infinie dont elle est la manifestation. Dans le substrat comme dans les êtres contingents, dans les corps célestes comme dans l’esprit humain, le désir est l’énergie qui accomplit l’Un à travers la totalité. Nous prendrons ici en compte des textes appartenant à des périodes et à des contextes très diférenciés. La Lampas triginta statuarum (Lampe des trente statues) est un traité mnémotechnique composé en Allemagne entre 1586 et 1587, mais qui n’a jamais été publié par Bruno. Les dialogues italiens appartiennent en revanche au séjours anglais du philosophe (1584-1585) et leur édition a été soigneusement suivie par l’auteur. Ici, nous avons choisi de privilégier une approche logico-discursive plutôt que chronologique. La Lampas est abordée en premier, car sa nature mnémotechnique (au sens brunien) et donc ontologique nous semblait jeter les prémisses et déployer les termes de la question dans toute son ampleur. En plus, son lexique archaïsant et cryptique met en scène une espèce de théogonie de l’univers avec toute la solennité des mythes fondateurs. Le désir se révèlera comme le fil rouge capable d’unir l’opus magnum de l’univers et la dynamique de l’esprit humain. 2. Lampas triginta statuarum : une cosmogonie du désir 1. La Lampas triginta statuarum est une œuvre de maturité de Bruno. Sa composition remonte au séjour du philosophe à Wittenberg (1586-1588), bien qu’elle n’ait été publiée qu’en 1891 par Felice Tocco e Girolamo Vitelli dans le troisième volume des Opera latine conscripta. Ce traité latin est le fruit d’une période de profonde systématisation de la pensée de l’auteur et de confrontation étroite avec les sources. En efet, pendant son séjour à Wittenberg, Bruno peut finalement se consacrer à ses  études et enseigner la logique, la rhétorique et la philosophie naturelle d’Aristote à l’université de la ville. L’écriture de la Lampas triginta statuarum (contemporaine des trois autres lampades bruniennes : De lampade combinatoria lulliana, De progressu et lampade venatoria logicorum et Animadversiones circa lampadem lullianam) correspond à un moment tout à fait central dans la vie de son auteur. À cette époque, Bruno a déjà publié de nombreux traités mnémotechniques ainsi que la totalité des dialogues italiens. De retour à Paris, il a constaté l’alliance mortifère entre dogmatisme politico-religieux et pédantisme scientifique. La dispute qui a lieu en 1586 au Collège de Cambrai (dont nous conservons les Centum et viginti articuli de natura et mundo adversus peripateticos) est probablement le moment culminant de la prise de conscience de cette crise. Seul, sans la moindre possibilité de tisser des liens intellectuels dans une ville déchirée par les guerres de religion, Bruno décide alors de partir pour l’Allemagne. Après six ans de travaux et de pérégrinations entrecoupées parfois de quelque moment de stabilité – ce sera le cas de Wittenberg – le philosophe publiera les trois imposants poèmes de Francfort, véritables summæ lyriques de sa pensée. La Lampas triginta statuarum se situe exactement entre ces deux moments. Sensible aux thématiques exposées dans le corpus en langue italienne, elle constitue une transition idéale vers les œuvres lulliennes, mnémotechniques et de philosophie naturelle auxquelles il travaille vers la fin de sa vie. Les œuvres élaborées avant les trois poèmes latins ont donc un caractère tout à fait remarquable dans l’économie de la pensée du Nolain. Nées suite à une période au cours de laquelle le philosophe éprouve une profonde exigence de réexposition des noyaux thématiques de sa pensée, elles se configurent comme un chantier constamment ouvert. Caractérisées par un latin extrêmement complexe et expérimental, par une compénétration des thématiques qui défie tout classement disciplinaire et par une ferme volonté de pousser la réflexion toujours plus loin, les travaux de cette période nous ofrent un aperçu de la pensée de Bruno en train de se faire. La Lampas triginta statuarum est une œuvre emblématique de cette phase. Écrit énigmatique ne serait-ce qu’en raison de son titre, nous ne saurions donner une 23 définition univoque de son contenu. Si elle partage l’appellation de « lampe » avec d’autres textes d’inspiration lullienne du même moment, elle n’est pourtant pas une simple réexposition de l’Ars magna du moine catalan. Certes, le « mécanisme » qui l’anime élabore et développe de nombreux éléments typiques du lullisme de la Renaissance. Cependant, comme c’est toujours le cas dans l’ars memoriæ de Bruno, la combinatoire qui en résulte donne vie à un système remarquablement productif et inventif. La Lampas triginta statuarum est donc à la fois un art de la mémoire et une ars inventiva, une extraordinaire machine permettant d’organiser, d’articuler et de découvrir le réel. Avec ce traité, l’auteur « se proposait de perfectionner les lampades précédentes, en élaborant une nouvelle ars inventive, un art de la mémoire qui était en même temps un art de la pensée et une méthode pour philosopher. Son utilité (comme Bruno le déclare dans le paragraphe « Utilitas Lampadis huius ad alias ») consiste non seulement dans l’organisation des discours et des argumentations d’orateurs et de logiciens, mais aussi dans la production de connaissance nouvelle. Comme le remarquait Felice Tocco, “elle sert non seulement à se souvenir de ce que nous connaissons déjà, ma aussi pour découvrir ce que nous ignorons” 3 » 4 . Loin d’être un simple casier dans lequel insérer des éléments repérés préalablement, elle a l’ambition d’émuler l’esprit humain ainsi que la nature. Mieux, elle se configure comme un outil opératoire en mesure de conformer la mens humaine au rythme vital de la natura. Si le parallélisme entre la vicissitude de la matière et l’activité intellective des hommes est une constante de la réflexion de notre auteur, la Lampas est un texte où la synthèse de ce deux plans est réalisée au plus haut degré. Pour cela, Bruno s’appuie sur les catégories cusaniennes de complicatio et d’explicatio qu’il intègre de manière indissociable dans son système philosophique. Certes, à la base de la métaphysique du Nolain il y a la position d’un seul principe unitaire et absolu. C’est à la lumière de ce postulat que le philosophe s’était naturellement tourné, dès ses  écrits de jeunesse, vers un auteur comme Parménide5 , « ignoblement traité par Aristote » 6 . Bruno partage avec le philosophe d’Élée la thèse de l’unité de l’être, de même que ses positions infinitistes mais aussi un postulat épistémologique important comme l’homogénéité entre la structure de l’être et celle de la pensée7 . À cet égard, la Lampas triginta statuarum est un point de vue fort stimulant sur la philosophie de l’auteur car le degré de synthèse des diférents plans de sa spéculation est très accompli. Si la Lampas se veut une œuvre mnémotechnique au sens brunien, cela parce qu’elle est aussi un extraordinaire abrégé d’ontologie. Dans le cadre de la Nolana filosofia, il ne peut y avoir une vraie science de la mémoire que dans la perspective d’une ontologie unitaire du réel. Comme toutes les formes infinies qui se succèdent « sur le dos » de la matière, la pensée n’est qu’une explicatio du premier principe. À l’instar de tout le reste, la mens humaine est traversée par la même force vitale qui fait jaillir chaque chose du sein de la matière infinie. Sa destinée est donc commune à celle de toutes les formes de vie qui signifient de façon infinie et multiforme la puissance de l’Un infini au-delà du temps et de la forme.

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Table des matières

Note introductive
Prélude
Dans la sylve du désir. Labyrinthes, palais, miroirs
Parcours I
Mécanique du désir
1. Une nouvelle herméneutique du désir
2. Lampas triginta statuarum : une cosmogonie du désir
3. Les dialogues italiens
3.1 Le Souper des Cendres : l’essence du mouvement
3.2 De la cause, du principe et de l’un : l’iris de la Monad
3.3 De l’infini, de l’univers et des mondes : espace matériel et désir infini
Parcours II
Morphologie du désir : désir et forme de vie
1. Cantus Circæus : physiognomonie du désir
2. De vinculis : les liens du désir
Parcours III
Le Chandelier ou Naples comme topographie du désir
Réouveture
Devenir désir
Épilogue.
Bibliographie.

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