Itinéraire d’un enfant… courageux !

Rémunérer les dirigeants à l’aune de l’exemplarité

Associée gérante d’August & Debouzy depuis 2001, Emmanuelle Barbara est inscrite au barreau depuis 1993 en qualité d’avocate spécialiste de droit social. Elle a créé le groupe de droit social au sein du cabinet, qui compte aujourd’hui une trentaine d’avocats, dont cinq associés.
Dans sa pratique du droit du travail pour des groupes d’entreprises français ou étrangers, outre son expertise dans les domaines de l’épargne salariale, de la rémunération en général et des restructurations d’entreprises, elle est sollicitée par les entreprises pour la désignation ou la révocation des manda-taires sociaux. Ces dernières années, consacrées à l’adoption des normes Afep-Medef dans la fixation de la rémunération des dirigeants, lui ont permis d’examiner en pratique les questions très diverses suscitées par ce sujet sensible tant par son contenu que par son retentissement médiatique, le tout conduisant à réfléchir à d’autres pistes d’évolution.
Faut-il rémunérer les patrons à l’aune de leur exempla-rité ? Ou bien faut-il qu’ils renoncent d’eux-mêmes à per-cevoir une rémunération « substantielle » comme preuve de leur exemplarité ? Telle est bien la question en ces temps mouvementés.
Sont visés sous le vocable de « patrons », dans le langage médiatique et courant, les « grands » patrons, à savoir les seuls mandataires sociaux des sociétés cotées, à l’exclusion de ceux des sociétés non cotées et a fortiori des chefs de PME au capital familial.
Le propos se bornera donc ici aux seuls mandataires sociaux des sociétés cotées.
Commenter ce sujet sensible oblige à faire preuve de mesure et de prudence, le dérapage outrancier étant par trop aisé.
Force est de constater que non seulement la rémunéra-tion des mandataires sociaux est placée sur la sellette mais encore qu’au travers de ce délicat problème, c’est bien de leur statut qu’il s’agit. L’opinion publique d’aujourd’hui voudrait que soit impulsée une limite à la rémunération des mandataires sociaux des sociétés cotées et, en même temps, que des sanctions puissent être prises en cas de dérive. Or, cela revient à refuser de reconnaître que ces patrons occu-pent une situation différente de celle des autres cadres diri-geants, malgré l’exercice d’un mandat social qui leur a été confié. Ajoutons que les récents exemples de « dérives » et leurs excès ont à ce point abîmé leur image que certains finissent par leur contester une légitimité dans ce rôle.
N’est-ce pas là la manifestation d’un contresens, accentué par un raisonnement manichéen ? Si l’accent était mis sur les qualités requises qui différencient les manda-taires sociaux des cadres dirigeants plutôt que sur les moyens de tempérer leur éventuelle cupidité financière, on serait mieux armé pour exiger d’eux une conduite exem-plaire et l’on pourrait dans le même temps répondre à leurs légitimes attentes en matière de rémunération.
Il est hautement improbable qu’en multipliant les lois culpabilisantes sans valoriser la fonction, la nation par-vienne à se réconcilier avec ses mandataires sociaux. Au passage, soulignons que même la renonciation à toute forme de rémunération pour exercer un tel mandat ne ser-virait non pas à défendre la cause de l’exemplarité du diri-geant mais simplement à administrer la preuve que le travail du mandataire social, susceptible d’être gratuit, serait dès lors dénué de valeur… ce qui n’est pas une démarche pédagogique.
On a désormais décidé de mesurer la rémunération des patrons à l’aune de la morale, paramètre pour le moins risqué et éminemment relatif : le quantum de la « juste » rémunération commandé par le sens des responsabilités a remplacé le système de la négociation secrète de gré à gré, qui a montré ses limites. Pour donner un vague critère objectif à la notion, le consensus s’est formé sur l’impé-rieuse nécessité de rémunérer uniquement la « perfor-mance ». Vaste programme…
À cette fin, depuis 2001, les lois successives relatives à la transparence et à la gouvernance en matière de rémunéra-tions ont eu pour objet non pas tant de limiter directement leur montant mais de parier sur le fait que, par un niveau de publicité toujours croissant, émergerait une attitude vertueuse limitant l’octroi d’avantages sans cesse en pro-gression.
Pari bien naïf ! L’opinion, les actionnaires et les pou-voirs publics n’ont pas été convaincus. Les scandales se sont succédé et la crise a rendu saillants les insupportables effets des distorsions de rémunérations entre les mandataires sociaux des grandes entreprises et les salariés, surtout à l’occasion des dernières crises, qui ont entraîné de larges plans sociaux.
Les éléments de décryptage nécessaires à la compréhen-sion de la situation d’aujourd’hui conduisent à proposer la refonte du statut juridique des intéressés en leur conférant celui qui coïncide réellement avec leur mandat social, de manière à favoriser une communication apaisée entre les diverses parties prenantes : le citoyen, le salarié, l’action-naire, le consommateur. Cette refonte participerait de la RSE (la responsabilité sociale de l’entreprise), notion qui connaît de nos jours une prospérité insolente.

Décryptage du système statutaire des dirigeants

L’histoire du droit des dirigeants s’est construite autour de pratiques extrapolant les raisonnements de la jurispru-dence de façon à limiter la portée des conséquences du principe fondateur du droit des sociétés, celui de la révoca-bilité ad nutum des mandataires sociaux. On a autorisé la pratique des passerelles entre droit des sociétés et droit du travail pour assurer la sécurité financière des intéressés grâce au droit du licenciement, qui exige, lui, le versement d’une indemnisation et le respect d’un préavis, inexistants en droit des sociétés.
Cette sécurisation du sort des mandataires sociaux a entraîné le sentiment aujourd’hui très répandu que ces der-niers ne courent « aucun risque » à exercer leur fonction.
En effet, les liens entre contrat de travail et mandat social se sont révélés incestueux en ce qu’il a été possible soit de les conjuguer dans le même temps (cumul) soit d’appliquer leur régime respectif de manière successive (suspension du contrat de travail), afin de favoriser une sortie financière rendue confortable par le jeu du droit du licenciement. Jamais, avant les recommandations Afep-Medef (voir infra), il n’a été question de supprimer le contrat de travail à l’occasion de la nomination de son titu-laire comme mandataire social. Cette suppression aurait peut-être évité les dérives observées que l’on déplore.
Ces techniques de cumul ou de suspension du contrat de travail revenaient à atténuer l’effet du principe de la révocabilité ad nutum des mandataires sociaux puisque, au jour de la fin de leur mandat social, ils retrouvaient leur contrat de travail et de ce fait pouvaient faire l’objet d’un licenciement assorti des indemnités de préavis, de congés payés, d’indemnités conventionnelles de licenciement, transactionnelles ou de non-concurrence, etc.
À la faveur de cette construction protectrice – sans doute trop –, les contractualisations d’avantages entre la société et l’intéressé ont fait florès, sans que les conseils d’administration interviennent officiellement (jusqu’à la loi Breton, voir infra).
Par ailleurs, divers avantages accessoires sont venus s’ajouter à ce qui devenait un package attractif. Le premier d’entre eux s’est porté sur le bénéfice d’une retraite supplé-mentaire, dite « chapeau », entièrement financée par l’entreprise.
Peu à peu, la retraite chapeau devenait un « avantage (futur) acquis », pourvu que l’intéressé liquidât sa retraite après avoir quitté l’entreprise.
Autre avantage : les rémunérations des mandataires sociaux se sont diversifiées. On y a inclus des plans de stock-options ou des plans d’attribution gratuite d’actions.
Enfin, à la fin du XXe siècle, les rémunérations brutes ont été notablement augmentées au motif que les patrons français accusaient en ce domaine un retard important par  rapport à leurs homologues sinon mondiaux, du moins européens.
Ces phénomènes cumulés ont contribué à l’amélioration de la situation des dirigeants pendant que les salariés connaissaient une tout autre fortune.
On observe que de 1998 à 2006 les rémunérations des salariés n’ont progressé que de 5,3 %, pendant que les revenus de capitaux mobiliers sur la même période progres-saient de 30,7 %. Notons que l’explosion du coût des contributions sociales de 1959 à 2007 a vu un taux de coti-sations sociales, part salariée, bondir de 4,9 % en 1959 pour s’établir à 16,1 % en 2007, si bien que la progression du pouvoir d’achat des salariés a été principalement absorbée par le financement de la protection sociale14.
Ce qui signifie que le coût des « amortisseurs sociaux » a été financé au fil du temps par la part la plus substantielle de l’augmentation nette des salaires.
Pour résumer, les mandataires sociaux des sociétés cotées ont 1) obtenu des promesses de retraites supplémen-taires sans condition de performance ; 2) accédé au capital des entreprises sans risque de perdre le capital investi (stock-options) ; 3) vu leur salaire réévalué substantielle-ment et 4) atténué la dureté de leur éviction grâce au contrat de travail.
Depuis l’an 2000, les magazines économiques et finan-ciers habitués à faire partager des actualités plus austères ont pris des airs de magazines people, lorsqu’ils ont fait connaître à l’opinion publique les montants accordés aux patrons à l’occasion de leur départ.
La crise actuelle a obligé dernièrement certains manda-taires sociaux à renoncer à divers avantages comme bonus ou stock-options, mais il ne semble pas que l’opinion publique ait reconnu cet effort.
La loi sur les nouvelles régulations économiques du 15 mai 200115 a eu essentiellement pour objet d’imposer de plus grandes mesures de transparence en matière de pré-sentation du rapport à l’assemblée générale des action-naires.
Ce premier pas étant insuffisant, la loi Breton du 26 juillet 200516 a créé pour les sociétés cotées une conven-tion réglementée « renforcée » portant sur toute promesse de toute nature relative au versement de quelque somme que ce soit pendant ou à l’issue du mandat social, quel que soit son support (contrat de travail compris).
Pour les sociétés cotées, la loi Tepa du 21 août 200717 a conditionné le versement éventuel d’une indemnité de révocation à la « performance » de l’intéressé. L’idée étant de réserver une telle indemnisation à ceux des patrons qui ont réellement eu une action positive au sein de l’entre-prise, alors qu’ils sont priés de la quitter… En fait, l’argu-ment téléologique fonctionne a contrario : il s’agit d’interdire le versement d’indemnités à tout mandataire ayant « échoué ». On imagine aisément que la notion de « performance » appliquée à l’indemnisation du dirigeant remercié risque de susciter à l’avenir bien des débats judi-ciaires…
Par la suite, d’autres lois de finances ou de financement de la Sécurité sociale sont venues limiter la déductibilité des sommes versées aux mandataires sociaux.
Enfin, les recommandations de l’Afep-Medef du 6 octobre 2008 ont eu pour objet de promouvoir une transparence accrue pour les sociétés cotées, en prohibant le cumul contrat de travail/mandat social, en plafonnant à vingt-quatre mois les indemnités de départ dans l’hypo-thèse d’une performance constatée (voir supra), en limitant le montant des retraites chapeau et en renforçant l’encadre-ment de l’attribution des plans de stock-options.
Cependant, l’encadrement de la rémunération des man-dataires sociaux ainsi élaboré concourt-il à plus d’exempla-rité ? Sans doute, au moins au plan formel, mais il reste un pas à franchir, le plus symbolique, qui à lui seul mettrait un terme à une confusion préjudiciable entre le statut du man-dataire social et celui des salariés, même cadres dirigeants. Ce pas, c’est tout simplement le réexamen du statut des mandataires sociaux.

Penser plutôt à la refonte du statut

L’ambiguïté du statut des mandataires sociaux des sociétés cotées tenait essentiellement au possible cumul des avantages du mandat social avec ceux du contrat de travail. Sortir de cette ambiguïté exige alternativement soit de rendre les mandataires sociaux exclusivement salariés de l’entreprise, soit de leur conférer le statut de mandataire social sans interférence aucune avec le droit du travail. La première solution impliquerait de renoncer à la construc-tion du droit des sociétés selon laquelle le chef d’entreprise est le mandataire des actionnaires et n’est pas subordonné au conseil d’administration au sens du droit du travail. Cette évolution impliquerait une restructuration très pro-fonde du droit des entreprises…
Reste donc la solution de conférer aux mandataires sociaux le statut excluant toute assimilation aux salariés.
À ce titre, les recommandations de l’Afep-Medef consti-tuent à l’évidence une étape vers l’abandon de l’apparte-nance des mandataires sociaux au monde des salariés.
Précisément, il s’agit dès lors de conduire la réflexion jusqu’au bout de sa logique en créant une distinction sub-stantielle entre le mandataire social et le salarié au titre du régime d’assujettissement à la Sécurité sociale et à l’impôt sur le revenu. À ce double titre, le mandataire social est à l’heure actuelle considéré comme un salarié et dispose d’un bulletin de paie, privé toutefois des cotisations au régime d’assurance chômage, régime qui lui est fermé.
Compte tenu de la détérioration de son image – son statut est perçu par l’opinion comme trop confortable, donc injuste –, le patron d’aujourd’hui doit prouver qu’il mérite les avantages dont il est gratifié.
À y regarder de plus près, que reproche-t-on aux manda-taires sociaux de ces sociétés ? Ils ne seraient pas respon-sables dans leur action et quitteraient toujours l’entreprise très largement indemnisés, à la différence des salariés.
Comme il est vain de croire que ces mêmes dirigeants sont prêts à faire don de leur intelligence, de leur dévoue-ment et de leurs efforts pour un prix qu’ils jugeraient insuf-fisant, il est tout aussi vain de vouloir édicter des normes plafonnant leur rémunération, au risque de voir émerger une génération de patrons low cost avec ce que l’on peut attendre de pareille situation.
Une solution est envisageable, qui suppose de considérer trois objectifs :
– on renoue impérativement avec la part de « risque » consubstantielle à l’exercice du mandat social, ce risque étant moins avéré en cas de contrat de travail en raison de l’application du droit du licenciement ;
– on rend toute son effectivité à la révocabilité ad nutum du dirigeant, sans promesse de versement d’indem-nité en cas d’éviction. La question de l’indemnisation sera ainsi renvoyée à la date et aux circonstances auxquelles l’événement surviendra, conformément à ce qui se prati-quait antérieurement à l’émergence de la pratique de pro-messes de golden parachutes. Ce point de moralité participe aussi de l’exemplarité de la conduite du dirigeant ;
– mais, en revanche, on restitue à la notion de manda-taire social toute sa noblesse en assumant que le titulaire d’une telle fonction n’est, en contrepartie de ce qui pré-cède, rémunéré ni dans les mêmes conditions ni au même prix que le cadre le plus supérieur de l’entreprise, c’est-à-dire que l’on assume que sa rémunération soit impor-tante, et ce sans faux-semblant.
La conséquence directe est évidente : le mandataire social cesse, d’une part, d’être assujetti au régime général de Sécurité sociale et, d’autre part, d’être imposé dans la caté-gorie des traitements et salaires pour l’impôt sur le revenu. Ce faisant, le mandataire social se différencie réellement et totalement du salarié, même cadre dirigeant de l’entreprise.
En effet, on ne peut à la fois proclamer que le contrat de travail n’est plus susceptible de s’appliquer aux manda-taires sociaux et leur maintenir dans le même temps le régime qui s’applique au personnel salarié au titre de la protection sociale et des impôts. Les mandataires sociaux des sociétés cotées devraient rejoindre le régime applicable aux professions libérales.
La cessation pure et simple de toute référence au droit des salariés consisterait à modifier l’article L. 311-3 du Code de la Sécurité sociale en supprimant l’assujettis-sement des mandataires sociaux au régime général de Sécurité sociale.
En conséquence, si le mandataire social n’appartient pas au monde des salariés, il doit alors cotiser auprès de l’autre grand régime de Sécurité sociale, celui des travailleurs non salariés, le RSI. De même, il s’acquitte de l’impôt sur le revenu au titre des bénéfices non commerciaux.

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