Isolement reproductif et architecture génomique de la différenciation chez deux espèces du complexe Jaera albifrons (isopodes marins)
Barrières à la reproduction
Les mécanismes permettant l’isolement reproductif par la réduction de flux de gènes entre populations sont nommés barrières à la reproduction et sont nombreux, divers (e.g, isolement physique, sélection de partenaire, ou encore isolement génétique) et peuvent intervenir à différents stades du cycle de vie (Figure I.1). La compréhension de ces mécanismes d’isolement reproductif est nécessaire pour appréhender la divergence entre espèces. Ainsi Coyne and Orr (2004) proposent de classer les barrières en trois grandes classes : i) les barrières à la reproduction pré‐copulatoires, telles que l’isolement comportemental, écologique ou encore mécanique ; ii) les barrières prézygotiques post‐copulatoires, en particulier de type gamétique ; et iii) les barrières post‐zygotiques de type extrinsèques (mauvaise adaptation à la niche écologique, ou « stérilité comportementale ») ou intrinsèques (hybrides souffrant d’une viabilité ou d’une fertilité réduite). L’isolement reproductif peut être composé de plusieurs de ces barrières. Ainsi, l’hybridation entre les espèces Mytilus edulis et M. galloprovincialis en Europe, est régulée par une fécondation préférentielle (Bierne et al., 2002), une sélection par l’habitat (Bierne et al., 2003a) et une contre‐sélection des hybrides (Bierne et al., 2006).
Isolement prézygotique
On appelle barrière pré‐zygotique tout obstacle à la reproduction ayant lieu avant la formation de zygotes. Ces barrières soutenues par la sélection naturelle sont nombreuses et diverses. On peut citer par exemple l’isolement comportemental (choix de l’habitat, choix du partenaire), temporel (fécondation décalée), mécanique (phénotypes non compatibles pour la copulation), ou encore gamétique. Elles sont néanmoins généralement classées dans 2 groupes : pré‐copulatoire (e.g., isolement écologique) ou post copulatoire (e.g., isolement gamétique). Je n’aborderai ici à tire d’exemple que l’isolement écologique, temporel, comportemental et gamétique. L’isolement écologique est une barrière qui a lieu via une sélection divergente de gènes ou traits particuliers entre populations conduisant à des adaptations aux ressources ou milieux différentes. Il s’agit donc d’un processus limitant le flux de migrants, l’adaptation d’hybrides ou encore le choix de partenaires se trouvant dans un même environnement. Un exemple est le stress thermique du au balancement des marées et la résistance à la dessiccation des organismes sessiles ou sédentaires vivant sur l’estran. Zardi et al. (2011) ont ainsi montré que trois espèces d’algue (Fucus sp.) ont des morphotypes adaptés à une plus ou moins grande tolérance à l’émersion selon leur emplacement sur la zone de balancement des marées. Enfin, le nombre et la qualité des partenaires vont varier selon l’habitat choisi, contribuant donc à l’isolement reproductif. L’isolement temporel est défini comme un asynchronisme de la période de reproduction entre deux espèces, par exemple lors de l’émission des gamètes pour les espèces à fécondation externe. Par exemple, la zone intertidale pose des contraintes sur la synchronisation de la fertilisation externe liée au balancement des marées, car les gamètes sont rapidement dilués dans le milieu et leur mélange est bien sûr empêché en phase d’émersion. La fécondation externe chez les espèces intertidales est donc limitée par une fenêtre d’opportunités due aux cycles, marées, saisons (Monteiro et al., 2012). L’isolement comportemental est basé sur le choix préférentiel pour un partenaire conspecifique reconnu sur la base de critères phénotypiques. Par exemple chez les insectes, la communication chimique est primordiale, et chaque espèce de drosophile crée un bouquet hormonal qui lui est propre (Ferveur, 2005). Ce processus évolutif peut être entrainé par la sélection sexuelle qui est alimentée par de rares mutations, ce qui va introduire de la variation dans la capacité de choix des femelles, et dans les caractères sexuels secondaires des mâles, favorisant l’évolution des préférences envers des ornements qui peuvent signaler entre autres une meilleure adaptation locale ou une bonne santé si le signal est honnête, et qui améliore ainsi la force de la sélection (van Doorn et al., 2009). D’autres mécanismes de sélection sexuelle (tels que le processus de Fisher‐Lande, également appelé runaway) peuvent également entrainer une divergence entre espèces. Un cas particulier est le conflit sexuel qui peut mener à une rapide évolution des barrières à la reproduction. Généralement une reproduction pour être efficace nécessite que mâles et femelles aient des traits relativement proches pour se lier. Cependant, le conflit sexuel a lieu quand l’augmentation des chances de se reproduire pour l’un des deux sexes diminue la fitness, voire conduit à la mort des individus de l’autre sexe. Gavrilets (2000) a montré en modélisant les dynamiques de coévolution entre les traits liés à la reproduction chez mâles et femelles qu’une rapide évolution des mécanismes d’isolement reproductif conduite par le conflit sexuel peut avoir lieu lorsque les taux de spéciation augmentent après une colonisation de nouveaux habitats. Il y a une coévolution dans laquelle les femelles essaient de diminuer le taux de rencontre et les mâles tentent de l’augmenter. En général, l’accouplement avec un partenaire adapté au même habitat est bénéfique car augmente la probabilité pour la descendance d’avoir un phénotype optimal (Van Doorn et al., 2009). La sélection naturelle et la sélection sexuelle associées permettent donc un isolement reproductif et une adaptation locale malgré un flux de gènes parfois important (van Doorn et al., 2009). Enfin, une variation de compatibilité entre gamètes peut également être source d’isolement. Deux individus ou gamètes sont compatibles lorsque l’accouplement et la fertilisation ne sont pas empêchés par des mécanismes d’isolement (Gavrilets, 2000). Suzuki and Fukami (2012) ont montré un isolement génétique et reproductif intraspécifique entre deux morphotypes du corail Acropora solitaryensis, dû à une incompatibilité gamétique entre les deux formes. Il y a donc un fort isolement pré‐zygotique et un isolement inter‐espèce dus à une incompatibilité unidirectionnelle (diminution de fertilité) entre sperme et œufs. Cet isolement peut être renforcé par d’autres barrières, comme ici par une asynchronie des pontes et une ségrégation environnementale.
Isolement postzygotique
Les barrières post‐zygotiques interviennent après la fécondation en limitant l’homogénéisation du flux de gènes. Elles sont de l’ordre des mutations génétiques, causant une mauvaise expression ou l’absence d’expression des gènes. On parlera ici d’une part des incompatibilités génétiques en général (réarrangements chromosomiques, incompatibilités de Dobzhansky‐ Muller), et d’autre part de deux mécanismes pouvant influer sur l’isolement global : le renforcement et l’introgression. La dépression hybride intervient lorsque la valeur sélective des génotypes hybrides est inférieure à celles des génotypes parentaux (Thomas et al., 2010). Si cette valeur sélective est inférieure sur l’ensemble des environnements utilisés par les morphes parentaux alors il y a sélection exogène. Un isolement postzygotique extrinsèque basé sur une sélection divergente a par exemple été mis en évidence chez les épinoches a trois épines (Gow et al., 2007). Une inadéquation entre phénotype hybride et environnement a été notée, conduisant à une diminution du nombre d’hybrides tout au long des différentes phases du cycle de développement, et s’intensifiant au fil des générations. L’isolement post‐zygotique intrinsèque peut être classé en trois catégories temporelles selon (Dobzhansky, 1970). La létalité (les zygotes hybrides ne sont pas capables de survivre dans leur environnement ou n’atteignent pas la maturité sexuelle) et la stérilité (les hybrides ne produisent pas de gamètes fonctionnels ou ne sont pas en mesure de produire les signaux comportementaux nécessaires pour permettre leur reproduction) des hybrides de première génération ainsi que la dégénérescence hybride si la réduction de la valeur sélective apparait dans les générations suivantes. La règle de Haldane (1922) prédit que seul l’un des deux sexes, généralement celui qui est hétérogamétique, va s’avérer létal ou stérile. Cela peut être lié en particulier à la dominance des allèles (les allèles responsables de la stérilité et/ou de la contre‐sélection sont récessifs).
Remaniements chromosomiques
Les remaniements chromosomiques modifient la position et donc les distances des locus sur le caryotype ce qui modifie le taux de recombinaison chez les hétérozygotes (Navarro & Barton, 2003). Chez ces derniers, lors de translocations et d’inversions, le crossing‐over de certaines régions des chromosomes crée des lacunes dans le contenu de gènes et l’accumulation de tels remaniements entraine l’isolement post‐zygotique. La force d’un réarrangement délétère agissant comme barrière de reproduction est proportionnelle au niveau de sous‐dominance, mais le taux de fixation d’un réarrangement est inversement proportionnel au niveau de sous‐dominance. Les obstacles les plus forts sont donc les moins susceptibles d’être fixés dans une population, c’est ce qui est appelé paradoxe de la spéciation chromosomique (Navarro & Barton, 2003). Les remaniements peuvent aussi agir comme barrière intrinsèque au flux génique par diminution de la recombinaison entrainant une divergence (Thomas et al., 2010). Les réarrangements se divisent en trois grands groupes (Figure I.2): ‐ les inversions. L’inversion d’un segment chromosomique fait suite à une cassure. Une inversion est péricentrique si le segment inversé comprend le centromère, ou bien paracentrique. Lors de l’appariement des régions homologues, une boucle d’inversion va se créer (Figure I.2) et 50% des gamètes produits montreront alors des délétions ou duplications de gènes. Une étude portant sur la drosophile a ainsi montré que la localisation de la majeure partie des traits impliqués dans l’isolement reproductif pouvait être due à une inversion (Noor et al., 2001). Il semblerait également que les espèces en sympatrie montrent de plus grandes différenciations chromosomiques qu’en allopatrie (Noor et al., 2001, Chang & Noor, 2007). Un autre exemple est celui de la mouche de la pomme Rhagoletis pomonella, dont les inversions ont permis un certain isolement reproductif et ainsi la formation de nouvelles espèces (Feder et al., 2005). ‐les fusions/fissions.
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