Islam, vie collective, organisation sociale et politique
Des formes de solidarité urbaine favorisant une cohésion sociale ?
L’ « analyse de classes » s’applique-t-elle à Salé ?
Les études sur les villes industrielles ont largement construit des modèles, surtout en Europe, basés sur la segmentation de la société urbaine en classes hiérarchisées, marquées par l’existence d’une forte « conscience de classes », mettant de fait la ville face à un risque systémique de conflit et d’effondrement du système dominant355. Cet effondrement devait s’opérer notamment par des changements politiques ou sociaux violents et majeurs. Cette « conscience de classe », liée à un sentiment d’exploitation, d’abord économique, par une élite homogène, ne semblait pas strictement applicable au modèle des cités musulmanes non industrielles du Maghreb, notamment à Salé, qui gardait les traits d’une cité préindustrielle, au moins dans les trois premiers quarts du XIXe siècle. Néanmoins, même pour les villes préindustrielles, des analyses par classes ont été proposées356. Ainsi selon le modèle de G. Sjoberg, ces villes étaient marquées par une structure de classe bien définie et par une nette division du travail selon l’âge, le sexe et le métier357. Ces villes se caractérisaient aussi par la rigidité de la structure sociale, son absence de mobilité et un certain particularisme des groupes sociaux. Kenneth Brown s’intéresse à ce modèle pour identifier358 à Salé des « couches sociales horizontales, hiérarchiquement disposées ». En effet, selon lui les habitants musulmans « se divisaient eux-mêmes en deux catégories : l’élite et les masses », comme observé dans le modèle de Sjoberg. Mais c’est là que s’arrête la comparaison avec ce modèle, et la notion de particularismes sociaux et d’absence de mobilité sociale qu’il impliquait. En effet, les « masses » incluaient selon Kenneth Brown tant « les gens de la ville » (Ahl Sala), que des « étrangers » perçus parfois comme « campagnards » ou « primitifs » (h’jije). Aussi, les « masses authentiques » et les élites locales faisaient partie toutes d’Ahl Sala, groupe prétendument « civilisé ». Ahl Sala était le principal mode d’appartenance sociale des Slawis de souche, toutes catégories confondues. D’autre part, les élites (a’iyan), constituées principalement des fonctionnaires, des ʿulamāʾ et des commerçants et artisans aisés359 , étaient elles-mêmes loin d’être statiques : la vertu, le savoir, le prestige, l’influence, l’autorité personnelle ou la richesse étant autant de facteurs qui permettaient d’en faire partie tant pour Ahl Sala que pour des « étrangers », comme par exemple les riches agriculteurs des tribus avoisinantes, qui savaient parfois s’y intégrer. Les étrangers pouvaient « devenir et devenaient souvent vraiment civilisés et intégrés, incorporés au tissu de la civilisation urbaine en empruntant les traits bien définis de la qualité de Slawi 360 ». Aussi, comme dans les villes musulmanes d’Orient, les relations entre élites et masses se chevauchaient et s’entremêlaient d’une façon particulière. Les particularismes sociaux en devenaient réduits. D’autant plus que, si l’élite slawie semble, comme ailleurs, être un groupe plutôt homogène de personnes qui se caractérisent par un même statut social, elle se définissait plus, comme le modélise Weber, par une « estimation sociale de l’honneur » que par un aspect purement économique, comme la bourgeoisie dominante de Marx et d’Engels. Aussi, les relations et l’équilibre social étaient plus régulés par des affinités personnelles, familiales, professionnelles que par des particularismes de classes. Par ailleurs, la hiérarchisation sociale ne paraissait pas synonyme de l’existence de classes sociales statiques et en conflit361 . En effet, deux facteurs majeurs favorisaient la mobilité et la collaboration entre catégories. D’abord, la dynamique urbaine des villes musulmanes idéales impliquait l’intégration continue des masses parmi les élites, et devait permettre ainsi une forme importante de mobilité et d’ascension sociale. Celle-ci était néanmoins relative, comme le montre l’étude monographique faite par Le Tourneau sur Fès avant le protectorat362, comparable à Salé, et qui est très intéressante à ce sujet. Il observe que la ville de Fès se constituait de groupes « étrangers » notamment le Makhzen, situé géographiquement dans l’enceinte du Palais, les juifs occupant Fès Jdid, les tribus noires ou Guich au service du Makhzen et enfin les gens « authentiques » de Fès, « Ahl Fès », qui étaient eux-mêmes divisés en catégories. Les Ahl Fès, fassis de souche, se percevaient comme des citoyens ayant une « légitimé historique » pour avoir habité la ville depuis des générations. Ces derniers étaient classés selon leur richesse et leur 359 ZGHAL. A, STAMBOULI. FR, La vie urbaine dans le Maghreb précolonial (note), université d’Aix Marseille, 1972, p.211 360 BROWN, Kenneth, Op. cité, p.277 361 Ce qui demeure un sujet à débat. L’on peut également consulter le texte de GALISSOT, Réné, Les Classes sociales en Algérie au-delà de Bourdieu et Sayad, 1969, qui contribue, selon une lecture, à faire entrer l’analyse par classes sociales dans les sociétés du Maghreb, alors qu’on niait la lutte des classes dans les anciennes sociétés colonisées. 362 Cf. LE TOURNEAU, Roger, Fès avant le protectorat, Casablanca, 1947 Islam, vie collective, organisation sociale et politique dans la ville de Salé (1792-1930) 106 statut social. Aux niveaux élevés se trouvaient les savants, les lettrés, les riches négociants ainsi que les fonctionnaires du Makhzen. La catégorie inférieure était composée de petits commerçants, artisans et petits fonctionnaires. Cette dernière alimentait et renouvelait sans cesse par des processus de mobilité complexe les élites, dont la composition et la structure elle-même évoluaient. A Fès, l’on retrouvait ainsi un haut degré de perméabilité et de pénétration entre les couches et strates sociales. Ce qui semblait aussi le cas de Salé où l’on retrouvait ces catégories, à l’exception des tribus militaires Guich. Le deuxième facteur a trait au fait que ces différentes couches sociales vivaient dans une apparente harmonie dans l’espace exigu de la médina, où il n’y avait que peu de ghettos. De manière générale les habitants des cités traditionnelles du Maghreb, s’estimaient vivre dans des cités harmonieuses et solidaires, selon leur référentiel religieux. Dans le cas de Fès comparable à Salé, les couches sociales vivaient en harmonie malgré « les différences de richesses les séparant. Le capitalisme de la ville (…) ni impersonnel, était complété par une redistribution des ressources sous forme de cérémonies, dons et faveurs auxquels participaient tous les groupes. » Le Tourneau conclut alors aussi : « À ma connaissance au moins, aucun symptôme de lutte des classes. Je ne veux pas dire que les querelles intestines étaient inconnues : l’histoire prouve le contraire. Mais ces zizanies, fruits d’oppositions éphémères et changeantes entre les clans, non pas entre les classes, étaient d’ordre politique, et non d’ordre social363 . » Ainsi, Salé semblait, comme Fès, avoir été peu concernée par l’émergence de classe hermétiques et d’un modèle de « conscience et de lutte des classes », bien qu’à la fin du XIXe siècle, le nouveau paradigme induit, selon Kenneth Brown, « les groupes sociaux à se durcir en classes364 . » Il n’en demeure pas moins que tout au long du siècle, la ville a été marquée par des interactions et relations de solidarité et de mesures de redistribution sous formes diverses auxquelles participaient toutes les couches sociales conformément à l’idéal d’Ahl Sala. Ce chapitre étudie quelques-uns de ces principaux mécanismes qu’il faut pour certaines relativiser et décrire à travers leur portée symbolique, puisqu’ils n’allaient pas pour certains entraver le mouvement de précarisation d’une partie de la population que nous décrivons par la suite.
L’aumône légale obligatoire « Zakât » chez les Slawis
La zakât, mot arabe traduit par « purification » ou « croissance » est une aumône obligatoire devant être versée périodiquement par chaque musulman 363 LE TOURNEAU, Roger, Fès avant le protectorat, Casablanca, 1947, p.494 364 BROWN, Kenneth, Op. cité, p.282 Islam, vie collective, organisation sociale et politique dans la ville de Salé (1792-1930) 107 capable. Il existe deux formes de zakât obligatoires : une générale (zakât al-Mal), et une spécifique, acquittée à l’occasion de la fin du mois de ramadan (zakât al-Fitr). La Zakât al-Mal Il s’agit d’une aumône générale obligatoire qui était imposée annuellement sur les ressources financières supérieures à 85 grammes d’or365, les récoltes de certains produits agricoles, le bétail, les marchandises, les ressources extraites du sol, les fruits, légumes et les céréales. Le Coran précisait également les catégories de bénéficiaires : « Les Ṣadaqāts ne sont destinés que pour les pauvres, les indigents, ceux qui y travaillent, ceux dont les cœurs sont à gagner (à l’Islam), l’affranchissement des jougs, ceux qui sont lourdement endettés, dans le sentier d’Allah, et pour le voyageur (en détresse). C’est un décret d’Allah ! Et Allah est Omniscient et Sage. 366 » La zakât al-Mal avait plusieurs objectifs religieux, moraux, économiques et sociaux. Historiquement, la zakât était collectée par l’Etat musulman, notamment par le Royaume de Fès. Il s’agissait généralement du seul impôt auquel était assujetti le musulman à Salé dans la première moitié du XIXe siècle à l’exception des hdiya (offrandes)367. Si la zakât pouvait être facilement levée dans les villes comme Salé, où la population était consciente de son fondement islamique, la mhalla (troupe) du Sultan se chargeait elle-même de le faire dans les régions rurales rebelles et reculées. Toutefois, tout au long du XIXe et au début du XXe, suite aux pressions impérialistes et à la crise économique, d’autres impôts perçus comme arbitraires et non conformes à l’islam furent introduits, tels que le « tertib » qui a causé une véritable « zizanie » sociale et politique. Le passage à de nouveaux « impôts » séculaires368 a incité les Slawis à prendre en charge eux-mêmes le paiement de la zakât. Signe de leur « hadâra », certains Slawis montraient un grand attachement au paiement de la zakât369 , surtout lorsque l’État arrêta la collecte et changea les règles à Rabat-Salé370, au moment où les désordres sévissaient aux portes même de la ville, 365 Ou un seuil spécifique d’argent. Il existe des règles précises relatives à l’exigibilité de la Zakat. 366 Coran, Sourate 9, verset 60, traduction sur http://www.islam-fr.com/coran/francais/sourate-9-attawba-le-repentir.html 367 BROWN, Kenneth, Op. cité, p.305 368 MICHAUX-BELLAIRE, E., « Les impôts marocains », in AM, I, 1904, pp. 59-96 369 Témoignage de la série A et B. Cf. Annexe méthodologique. La Zakat était très importante et était « généralisée » chez les Slawis qu’il s’agisse des artisans, commerçants, fonctionnaires ou agriculteurs qui en payaient une partie en nature. 370 Consulter également, MERCIER, L’administration marocaine à Rabat, A.M, VII (1907), p. 353 Islam, vie collective, organisation sociale et politique dans la ville de Salé (1792-1930) 108 comme le montre la correspondance envoyée en 1911, par le Sultan aux habitants de Salé371 . Les Slawis acquittaient cette zakât annuelle à divers moments de l’année, parfois durant le mois de ramadan ou durant le début du mois de muharram (premier mois de l’année hégirienne). Les Slawis calculaient, avec l’aide d’amis ou de proches érudits, le nisâb, assiette de l’impôt à payer, puis acquittaient celui-ci, souvent aux proches parents, amis ou voisins dans le besoin. La zakât sur les récoltes était quant à elle payée le jour de celles-ci.
La fatra ou zakât al-Fitr
La deuxième forme de zakât était la « zakât al-Fitr » que les Slawis appelaient fatra. Cette zakât était acquittée à la fin du mois de ramadan, et semblait sur la base des témoignages oraux recueillis très importante pour la population slawie, bien que nous n’ayons pu consulter aucun témoignage écrit sur celle-ci. Celle-ci avait un but religieux de purification du jeûneur des pêchers éventuels survenus à l’occasion du jeûne du mois de ramadan. D’autre part, elle était décrétée comme un soutien ponctuel aux nécessiteux pour leur permettre de passer la fête de l’Aïd Sghir marquant la fin du ramadan « comme tout le monde 372 ». La quantité de la zakât al-Fitr était évaluée à un « saa’ ». Ce saa’ équivalait à quatre fois la contenance des deux mains de la denrée alimentaire la plus répandue dans la région373, telle que le blé, la farine, les dattes, l’orge, le raisin sec, les dattes, le fromage, etc. Si aujourd’hui, « la zakât a toujours drainé autour d’elle le phénomène de la mendicité » 374 au Maroc, elle semblait s’inscrire, sur la base des témoignages de nos informateurs âgés slawis, au moins dans le premier tiers du XXe siècle, dans une logique de ‘Ifa (dignité de ne pas quêter). Dès lors, la zakât al-Fitr était souvent distribuée par les Slawis à leurs proches les plus pauvres, mais dans une atmosphère de dignité, comme le rapportent plusieurs témoignages et observations375 . La préparation de la zakât al-Fitr obéissait également à une tradition précise dans certaines familles. Les femmes gardaient précieusement un moûd, ou un saa’, Témoignages recueillis essentiellement auprès d’informateurs âgés de la série A et B. Islam, vie collective, organisation sociale et politique dans la ville de Salé (1792-1930) 109 instruments de mesures des poids utilisés par le prophète376. La veille de l’Aïd, celles-ci mesuraient patiemment, avec cet ustensile, la quantité exacte de denrée alimentaire à acquitter.
L’aumône surérogatoire « Sadaqa »
La solidarité se manifestait fréquemment avec ou sans occasion. Elle se manifestait par exemple les jours de l’Aïd377, où les Slawis, assuraient la distribution de la zakât al-Fitr mais aussi partageaient leur mouton avec les pauvres. L’on était également généreux à Achoura378, le 10e jour du mois de Muharram, le mois de la naissance du prophète. L’on distribuait notamment des cadeaux aux enfants. Les vendredis, jour de la grande prière, étaient aussi des occasions de distribuer les aumônes aux pauvres. Les femmes se chargeaient de préparer des couscous qu’elles envoyaient dans les mosquées et les zaouïas. Les événements de la vie personnelle étaient également pour la plupart accompagnés de sadaqat volontaires. Ainsi, lors des naissances, des circoncisions et des mariages l’on préparait des mets que l’on distribuait aux pauvres ou aux tolba (étudiants en sciences religieuses) qui participaient aux cérémonies. Les rites mortuaires étaient également une importante occasion de partager379. Ainsi l’on préparait pendant les premiers jours des repas dans la maison du défunt et l’y on invitait proches, étudiants en religion mais aussi, tout passant ou ami du défunt, quel que soit son milieu social, était accepté. Les deuxième et troisième jours, l’on distribuait dans les cimetières du pain avec des dattes et des figues. Aussi, à chaque fois qu’il allait au cimetière, le Slawi ou la Slawie distribuait quelques pièces de monnaie aux tolba et aux pauvres .
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