Inversion d’une marge hyper-amincie
Composition et rhéologie de la lithosphère continentale
La lithosphère est définie par la base de l’isotherme 1300°C qui correspond au point de fusion de l’olivine, principal composant du manteau. La position de cette isotherme et donc l’épaisseur de la lithosphère dépend avant tout de sa nature océanique ou continentale, de son âge et de son type craton ou marge (Poudjom Djomani et al., 2001). Par exemple, l’épaisseur de la lithosphère continentale varie de 250 à 180 km dans le cas d’un craton archéen, de 180 à 150 km pour une lithosphère d’âge Protérozoïque et de 140 à 60 km pour une lithosphère d’âge Phanérozoïque (Poudjom Djomani et al., 2001). La croûte continentale peut être subdivisée en 3 régions : une croûte inférieure, moyenne et supérieure (Smithson, 1978 ; Rudnick et Gao, 2003). La croûte supérieure a une composition semblable à celle d’une diorite ou d’une granodiorite (Smithson, 1978). Elle présente des faciès métamorphiques de faible degré de type schistes verts, voire schistes bleus. Sa composition en oxyde varie d’une étude à l’autre mais reste dominée par SiO2 (66,6 %) et Al2O3 (15,4 %) (Rudnick et Gao, 2003) pour une densité d’environ 2,7. Elle est riche en éléments incompatibles, pauvre en éléments compatibles et riches en éléments radiatifs. La croûte moyenne possède une composition globalement acide (comme pour une migmatite) et un métamorphisme amphibolitique voire granulitique tandis que la croûte inférieure possède une composition plus mafique (semblable au gabbro) et est caractérisée par un métamorphisme de faciès éclogitique et granulitique. D’une composition en oxyde dominée par SiO2 (63,5 %) et Al2O3 (15,0 %), (FeO : 6,02 % et MgO : 3,59 %) pour la croûte moyenne (Rudnick et Gao, 2003), on passe progressivement à une composition toujours dominée en SiO2, en baisse (54,3 %), en Al2O3 (16,1 %) et une augmentation en FeO (10,6 %) et MgO (6,28 %) dans la croûte inférieure (Taylor et McLennan, 1985, 1995). La densité de la croûte moyenne est d’environ 2,8, et celle de la croûte inférieure est de 2,8 à 2,9. Le manteau lithosphérique sous-continental (SCLM en anglais) est constitué de roches ultramafiques se rangeant entre les pôles lherzolitique, dunitique et harzburgitique. Cependant il existe de nombreuses variations selon la zone d’étude car sa composition dépend beaucoup de l’âge thermotectonique de la croûte sus-jacente. Ainsi, le SCLM est très appauvri sous les vieux cratons et moins appauvri sous des cratons phanérozoïques (Griffin et al, 2003). Globalement, sa composition en oxyde est dominée par MgO (environ 45 %), SiO2 (environ 45 %) et FeO (environ 7 %). Sa densité varie également avec l’âge entre 3,31 pour 22 une lithosphère archéenne et 3,36 pour une lithosphère phanérozoïque (Poudjom Djomani et al., 2001). La composition de la lithosphère et de la croûte continentale varie donc en fonction des hétérogénéités liées à l’histoire tectono-magmatique et à la présence d’eau ou de roches fondues. De plus, la résistance de la lithosphère est directement liée à sa composition ainsi qu’à sa structure et au contexte géologique. Pour évaluer la résistance de la lithosphère sur le long terme (>1-10 Ma) on s’intéresse à sa réponse flexurale à une charge connue (glacier, sédiments, volcans). Pour cela, on détermine sa rigidité flexurale (D) qui s’exprime au travers de son épaisseur élastique effective (Te) via l’équation suivante (Burov et Diament, 1995 ; Burov, 2011) : D = E (12(1- ))-1 où E représente le module de Young et ν est le coefficient de Poisson. Cette valeur de Te traduit la résistance de la lithosphère au début du raccourcissement. Cependant, plusieurs auteurs considèrent que ces estimations de Te, parfois très élevées, sont surestimées à cause d’une mauvaise interprétation des résultats obtenus par l’analyse des anomalies de Bouguer et de gravité à l’air libre (McKenzie et Fairhead, 1997). Il y a deux manières de déterminer Te. La première consiste en une modélisation directe des données gravimétriques et topographiques dans les orogènes. « Te » estimée par ces méthodes consiste à comparer la géométrie de la déflection contrainte pas des données de puits (e.g. dans un avant-pays) ou des anomalies gravimétriques. La seconde méthode permet de mesurer Te par méthode « spectrale » et consiste à comparer la flexure lithosphérique observée en un point où elle est chargée sur le long-terme avec la valeur que donnerait cette même charge sur une plaque définie comme élastique. Cette dernière approche est inverse. Elle revient à modéliser la cohérence/admittance entre l’anomalie de Bouguer observée et l’anomalie créée par la topographie. Par définition, la première méthode présente l’avantage de comparer directement les données acquises sur un profil ou un bassin mais le désavantage d’être limité aux données elle même. La deuxième méthode peut être appliquée à l’échelle du globe. Cependant, elle dépend fortement de la longueur d’onde de l’étude qui est elle-même dépendante de la valeur de Te. 23 Dans le cas de la lithosphère continentale, il est possible de distinguer deux groupes de Te qui correspondent à des lithosphères d’âge différent (Watts, 1992 ; Pérez-Gussinyé et Watts, 2005 ; Audet et Bürgmann, 2011 ; Mouthereau et al., 2013) (Fig. 1-1) : – des Te faibles inférieures à 30 km correspondant à des marges jeunes, – des Te élevées supérieures à 60 km en moyenne pour des cratons pouvant atteindre plus de 120 km pour les plus anciens. Te dépend avant tout de l’âge thermique de la lithosphère (Burov et Diament, 1995 ; Poudjom Djomani et al., 1995 ; Mouthereau et al., 2013). Son épaisseur, son gradient géothermique de même que le type de lithosphère continentale étudiée (marge ou craton) sont également fonction de l’âge (Mouthereau et al., 2013).Il y a actuellement deux modèles qui s’opposent sur la résistance long-terme de la lithosphère continentale et sur la distribution de ses propriétés rhéologiques. En profondeur, l’augmentation de la pression et de la température, couplée aux différences de composition dans la croûte et dans le manteau, implique une forte structuration rhéologique et mécanique. 24 La croûte supérieure est généralement mécaniquement résistante, cassante. Elle est en équilibre frictionnel avec des failles actives qui limitent sa résistance. Cette loi (Byerlee, 1978) est linéaire et ne dépend que de la pression. Elle est cependant limitée en profondeur par des processus de fluage ductile qui s’activent à de fortes températures. Les lois de fluage ductile ont été dérivées expérimentalement en laboratoire, puis extrapolées à l’échelle géologique (Ma). Ainsi, la rhéologie de la lithosphère varie entre un comportement cassant ou fragile (déformation froide, accommodée par des failles, des fractures) et ductile (déformation chaude, accommodée par du cisaillement, sans fracture). Lorsqu’on atteint la transition fragile/ductile d’un minéral, on peut y localiser la déformation. La température à laquelle cette transition fragile/ductile est atteinte varie généralement entre 300°C et 500°C et dépend principalement de l’assemblage minéralogique considéré. Pour étudier le comportement de la croûte ou du manteau, on l’assimile à celui de son composant le plus faible (Fig. 1-2) face à l’ensemble des processus de déformation mis en œuvre lors de la déformation (fluage diffusion, fluage dislocation, migration aux joints de grains, …) et qui sera donc le plus favorable pour localiser la déformation (Jolivet et Nataf, 1998 ; Bürgmann et Dresen, 2008 ; Précigout et al, 2007 ; Burov, 2011 ; Lowri et Pérez-Gussinyé, 2011).
De l’amincissement à l’épaississement lithosphérique
Cycle de Wilson
La théorie de la tectonique des plaques suggère que depuis la formation du premier supercontinent, l’histoire de sa dislocation et la formation d’un nouveau supercontinent se répète. Il apparait de plus que les domaines en divergence, où l’amincissement se localise, et les domaines en convergence à l’origine de la formation des chaînes de montagnes se forment de manière cyclique souvent au même endroit malgré de grands intervalles de temps. C’est ce qu’on appelle le cycle de Wilson. Cela s’accompagne par l’inversion « positive » de bassins extensifs et la réactivation de failles et autres structures formées lors d’épisodes tectoniques antérieurs (Wilson, 1966 ; Sykes, 1978 ; Lowry et Pérez-Gussinyé, 2011) à l’origine de la notion d’« héritage ». Les Pyrénées sont un exemple évident illustrant cette cyclicité et le rôle de l’héritage tectonique/magmatique/thermique dans la construction orogénique (voir Chapitre 2). 29 Ces zones affaiblies agissent comme des cibles préférentielles vis-à-vis des déformations ultérieures (Pérez-Gussinyé et Watts, 2005 ; Audet et Bürgmann, 2011). C’est en grande partie pour cette raison que les cratons peuvent être considérés comme stables dans le temps par rapport aux marges plus jeunes qui sont plus facilement impliquées et recyclées lors de ces déformations (Pollack, 1986).
Modes d’extension et processus d’amincissement lithosphérique
Les modèles anciens
L’extension de la lithosphère continentale se traduit par du cisaillement à l’échelle de la lithosphère. Le débat s’articule autour de deux types de cisaillement possibles impliquant deux modèles extrêmes et un modèle intermédiaire : Le modèle de McKenzie (Fig. 1-6A) prévoit un amincissement homogène symétrique de la lithosphère (cisaillement pur, McKenzie, 1978). Il consiste en une phase d’étirement rapide de la lithosphère, ce qui produit une remontée passive de l’asthénosphère. Cette phase s’accompagne d’une individualisation de blocs (failles à fort pendage, >60°) et d’une subsidence importante. Ensuite, le remplacement progressif de l’asthénosphère peu dense par un manteau lithosphérique plus dense en raison de la diminution du flux de chaleur provoque une subsidence lente, non tectonique et l’épaississement de la lithosphère. Le modèle de Wernicke (Fig. 1-6B) appliqué tout d’abord à la région des Basin and Range (USA) considère un amincissement asymétrique de la lithosphère (cisaillement simple, Wernicke, 1981). La déformation extensive est localisée notamment le long de grandes failles normales à très faible pendage (<30°, détachement plat) délimitant de nombreux blocs basculés. Ces détachements séparent le domaine fragile du domaine ductile sur toute l’épaisseur de la lithosphère. Il existe de nombreux modèles intermédiaires avec notamment celui de Lister et Davis (Fig. 1-6C) qui considère que le cisaillement simple est limité à la croûte alors que le cisaillement pur se distribue dans le manteau lithosphérique. Dans ce modèle, la croûte supérieure s’amincit par le développement de failles normales (blocs basculés) qui s’horizontalisent ou s’enracinent sur un détachement plat localisant ainsi des contraintes cisaillantes (développement de mylonites) dans une croûte d’abord fragile et qui s’affaiblit par la suite. Ce 30 front de cisaillement permet de faire remonter à la surface du matériel plus profond (Metamorphic Core Complex, MCC) (Lister et Davis, 1989). Figure 1-6 : Représentation schématique d’une lithosphère affectée par les trois modèles vus précédemment : A) McKenzie, B) Wernicke et C) Lister et Davis (modifié d’après Keen et al., 1989).
Nouveaux modèles d’extension
Le modèle de McKenzie explique bien l’évolution des marges passives proximales, mais il reproduit mal l’évolution des marges distales qui se caractérisent par un taux extrême d’amincissement crustal allant parfois jusqu’à l’exhumation de manteau sous-continental. Ce domaine de marge distale se positionne entre un domaine crustal aminci et un plancher océanique (Transition Océan-Continent, TOC, Boillot et al., 1980, 1987 ; Lemoine et al., 1987). Les modèles de formation des MCC en domaine intracontinental fortement étirés (Wernicke, 1981 ; Lister et Davis, 1989) sont à l’origine des modèles de cisaillement simple accommodant l’amincissement crustal par le jeu d’un détachement plat. Ils permettent d’expliquer l’exhumation mantellique et une certaine asymétrie observée dans de nombreuses marges conjuguées. Cependant, ces modèles monophasés n’expliquent pas la coexistence et la mise en place temporellement distincte des domaines proximaux et distaux des marges et encore moins l’amincissement précoce (jusqu’à 10 km d’épaisseur) de la croûte continentale avant la mise 31 en place de ces détachements plats (Manatschal et al., 2001 ; Pérez-Gussinyé et Reston, 2001). L’étude des forages profonds au niveau de ces marges amincies a apporté des informations fondamentales sur la composition des différents niveaux de croûte impliqués dans ces zones de transition. On a pu alors en déduire un comportement rhéologique des croûtes supérieure et inférieure cassant et un comportement plus ductile de la croûte moyenne (Manatschal, 2004 ; Lavier et Manatschal, 2006). Ces derniers ont proposé un modèle numérique thermomécanique d’amincissement de la lithosphère se développant en trois phases distinctes (Fig. 1-7) : – une phase d’étirement caractérisée par le développement de failles listriques et de blocs basculés permettant la formation de bassins en demi-grabens (développement du domaine proximal), – une phase d’amincissement qui permet d’amincir la croûte de 30 à 10 km d’épaisseur par le jeu d’une zone cisaillante ductile couplant la croûte supérieure avec la croûte inférieure et le manteau sous-continental. Cet amincissement se fait brutalement au travers d’une zone d’étranglement (necking zone), – une phase d’exhumation qui fait remonter à la surface le manteau sous-continental serpentinisé par le jeu d’une faille concave vers le bas évoluant en détachement plat.
Introduction |