Inventions de soi et partages réflexifs

Inventions de soi et partages réflexifs

À l’exception des sites explicitement tournés vers la rencontre sexuelle tels qu’adultfriendfinder ou easyflirt dans sa version « sexy », les sites de rencontre sont, pour la plupart d’entre eux, orientés vers la promesse d’une rencontre avec un partenaire de vie244. À ce titre, ils fondent leur fonctionnement sur une série de mécanismes identitaires par lesquels leurs utilisateurs, hommes ou femmes, examinent leurs relations à l’autre sexe comme à leur propre sexe. Il s’agit de s’y décrire au moyen d’un questionnaire, de se présenter, de s’y représenter et de s’y dévoiler progressivement à l’autre au moyen d’une médiation essentiellement écrite. Ainsi, au-delà des analyses portant sur leurs effets possibles sur les formes de conjugalité ou sur les rapports entre genres, quels que soient les espoirs et les craintes qu’ils suscitent du fait de leur insertion dans les thématiques du progrès technique, de la domination masculine ou de la subordination féminine, de la marchandisation ou de la mondialisation, les sites de rencontre méritent d’être étudiés conjointement dans leurs dimensions relationnelles et identitaires, par l’entrée de leurs publics. Cette prise en compte des publics revient en fait à questionner les modalités de la définition de l’identité sociale et culturelle convoquée par les individus pour séduire autrui. En effet, c’est bien un travail sur la personnalité que les sites de rencontres proposent aux internautes, derrière des promesses a priori plus terre à terre (consulter des annonces en ligne, obtenir un rendez-vous avec une personne correspondant à ses critères de choix,

etc.). Le fonctionnement de ces sites repose essentiellement sur la proposition qui est faite aux internautes de se définir sexuellement, socialement et culturellement. Les dispositifs proposés par ce type de sites web permettent le choix d’un partenaire sur des critères essentiellement physiques en première instance. Cependant, un examen plus approfondi des procédures d’inscription, de consultation et de choix révèle déjà combien le travail de présentation de soi qui y est requis, entre maniement de stéréotypes et personnalisation, excède largement la simple mise en relation d’internautes (voir sections 2.2.1 à 2.2.3). Sur les sites de rencontre, tout ne se limite pas à la complétion et au maniement de fiches standardisées de présentation (de soi et d’autrui). La dimension identitaire de ces sites, qui n’est pas nécessairement perçue comme étant centrale par leurs utilisateurs, n’intervient pas uniquement en réponse à ces procédures informatisées. Elle se déploie dans les médiations écrites qui sont susceptibles d’être nouées à partir des sites de rencontre et peut se prolonger entre deux conversations électroniques, entre deux échanges de messages. Or ces formes d’écriture de soi qu’exposent les sites de rencontre témoignent, il en sera question dans ce chapitre, d’une subjectivité plurielle, nourrie de la réception littéraire, télévisuelle et filmique ou musicale des hommes et des femmes qui cherchent à se définir à un hypothétique partenaire (voir sections 2.2.5 et 2.2.6). La multiplicité des échanges, des communications possibles avec un partenaire potentiel met en quelque sorte les individus en demeure de se (re)découvrir au travers d’une forme d’écriture intime. Comme le rappelle Emmanuel Ethis, la personnalité culturelle d’un individu se construit progressivement dans les échanges qu’il est susceptible d’entretenir avec les autres :

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Les spécificités de la médiation numérique sur laquelle reposent les écrits produits dans les sites de rencontre démultiplient, complexifient et parfois brouillent les moyens par lesquels un individu peut être amené à se définir lui-même au travers de l’actualisation de ses pratiques culturelles. Mais, peut-être plus encore que les formes d’écriture exposées dans des journaux intimes en ligne ou des blogs, les écrits produits sur les sites de rencontres traduisent la capacité qu’a le numérique à mobiliser les individus autour de ces problématiques de construction et de reconstruction identitaires. En effet, ces dispositifs numériques permettent d’abord d’ajuster ces écritures de soi et d’y revenir indéfiniment. Mais en plus d’être actualisées au cours des échanges, ces écritures se trouvent en outre présentifiées (sur le site, sur les plateformes de dialogue en ligne ou dans les courriels échangés), soumises à l’appréciation et au jugement d’autrui. Comme cela a été dit dans le chapitre précédent, cette forme de présentification en ligne et en réseau génère des tensions contraires, tour à tour conformistes ou authentiques. En principe, la relation amoureuse doit être favorable à la confession, à l’expression de sentiments intimes et par conséquent authentiques. Mais la présence massive des internautes susceptibles d’entrer en interaction – même lorsque l’on appréhende cette présence sous un angle communautaire – tendrait au contraire à favoriser les comportements conformistes (voir chapitre 2.1). Les modèles théoriques susceptibles d’être convoqués pour appréhender les formes de sociabilités nouées par les individus orientent bien évidemment la compréhension de ces phénomènes. Si l’on a recours à un modèle d’analyse de type conformiste, à l’image de celui élaboré par David Riesman, on lira dans l’avènement du numérique et le développement des sociabilités électroniques un renforcement du cadre de contraintes sociales, une restriction des curiosités, voire une tendance à l’uniformisation culturelle. En effet, pour l’auteur de La Foule solitaire, qui s’attache à décrire la naissance de la société de consommation dans les Etats-Unis des années quarante – cinquante, l’augmentation du nombre de relations interpersonnelles et de communications de masse exerce une influence diffuse sur les individus. Ces derniers adoptent alors des caractères sociaux « extro-déterminés », ils conforment leurs comportements sous le regard des autres et sur la base des modèles qui leur sont proposés par les médias :

 

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