Le mythe des Enfers, objet de multiples récritures, prend de nouveau forme dans le roman de Laurent Gaudé , La Porte des Enfers, écrit en 2007 et publié chez Actes Sud. À travers ce roman des « seuils », le narrateur invite le lecteur à une double descente : chute vertigineuse jusqu’au bout de la douleur, à l’intérieur de soi et descente périlleuse aux Enfers, ceux de jadis, chantés par les aèdes et les poètes de tous les temps. La présente étude se propose d’examiner ce double aspect de l’enfer, mythologique et philosophique (ontologique), à travers la récriture mise en œuvre dans le roman par l’auteur. L’histoire racontée relate la mort accidentelle d’un petit garçon, Pippo et le désarroi qui accable sa famille après sa perte. Censés faire le deuil de leur enfant, Matteo et Giuliana, réagiront à cette mort chacun à sa façon. Dans la difficulté d’admettre l’inacceptable, la mère de Pippo demande à son mari de venger la mort de son enfant. Devant l’impuissance de son mari de répondre à sa requête, elle se retourne vers l’église. Pour réparer l’innommable elle va exiger l’impossible : elle demandera à Dieu le retour de son fils mort injustement. Trahie par son mari, abandonnée par Dieu, Giuliana plonge dans la folie. Elle décide de vivre désormais dans le déni complet de cette perte. Elle reprend son nom d’avant le mariage, puis quitte Naples pour son pays natal, décidée de tout oublier. Quant à Matteo, accablé par la culpabilité, anéanti par la souffrance, abandonné par Giuliana, il prend aussi la fuite, fuite incessante, nuit après nuit, dans les rues de Naples au volant de son taxi. Il fuit la vie dans une errance nocturne et sans retour qui finit par l’amener aux Enfers à la recherche de son enfant. C’est Filippo, l’enfant revenu des Enfers et devenu adulte, qui nous raconte la suite, parce que Matteo, lui, ne revient pas. C’est Filippo, jeune homme, des années plus tard qui se vengera de sa propre mort, de sa vie décousue, au nom du père, de son père. L’histoire de cette descente aux Enfers, descente au sens propre et figuré à la fois, est portée par plusieurs voix : Filippo et un narrateur extradiégétique. Elle est ainsi l’objet d’une narration polyphonique.
La récriture du mythe des Enfers et la place de l’enfer en général dans le roman de Laurent Gaudé est le sujet du présent travail organisé en quatre parties. Une première partie, essentiellement descriptive, est centrée sur la construction du roman avec l’étude des aspects narratifs et la présentation des éléments structurant le récit comme les personnages et l’espace. Dans la seconde partie, la présentation des grandes œuvres littéraires, œuvres miroirs qui façonnent et fixent les représentations collectives de l’enfer, cherche à placer le roman dans une perspective thématique précise. Elle est complétée par un appareil conceptuel autour de l’intertextualité ayant comme objectif d’indiquer les relations tissées entre le roman et une littérature antérieure d’une part et ensuite, les mécanismes mis en œuvre dans la « récriture », concept étudié et défini par Anne-Claire Gignoux. L’objet de la troisième partie concerne l’étude de la variation avec d’abord une visée externe au roman et ensuite une approche interne. La variation externe est mise à jour à travers le repérage d’éléments invariants, jalonnant la descente aux Enfers et ceci dans le reflet des textes miroir. Le glissement des Enfers vers la surface puis à l’intérieur de chacun des personnages est l’objet de la dernière partie qui s’efforce de mettre en lumière une poétique de l’enfer émergeant au terme de la récriture.
En empruntant le motif de la descente aux Enfers, Laurent Gaudé établit un lien explicite avec une bibliothèque, définie comme un ensemble d’œuvres antérieures, ayant comme objet le mythe littéraire de la catabase. La descente aux Enfers effectuée par les deux personnages de son roman (Matteo, le père du jeune garçon et Don Mazerotti, le curé) puise sa force, forge sa structure dans et par les textes du passé et les fait affleurer, discrètement, tout au long de la lecture par allusions, références implicites ou à l’aide de la tonalité tragique. L’appel au mythe des Enfers tisse ainsi un réseau des relations intertextuelles, hypertextuelles entre cette bibliothèque et le roman.
La porte des Enfers est un roman qui met en scène une histoire racontée à deux moments distincts de son évolution : L’accident qui cause la mort du petit garçon, la détresse de ses parents et la descente aux Enfers entreprise par son père, sont les événements qui marquent le début de l’histoire narrée. Leur durée est de cinq mois, d’août à décembre 1980. Vingt-deux ans plus tard, le fils revenu des Enfers, Filippo, livre, pas à pas, le récit de sa vengeance et de la rencontre avec sa mère. Cependant la narration inverse l’ordre temporel et le récit commence par la fin de l’histoire.
Un bref examen de la table des matières nous renseigne sur une progression désordonnée et ce, grâce à la mention temporelle qui revêt ainsi un rôle capital. Le premier chapitre s’ouvre sur les événements le plus récents en l’an 2002. Le roman se termine aussi à la même date (chapitres 21 à 24). Les épisodes narrés relatifs aux événements antérieurs, déroulés en 1980, sont pris en charge par des chapitres intercalés au récit de Filippo, sous la forme de récits enchâssés, et leur enchaînement respecte une progression temporelle. Les deux parties de l’histoire comptent un nombre inégal de chapitres, cependant le volume de ceux-ci reste équivalent. Ainsi sur les 24 chapitres seulement 11 sont consacrés aux événements d’août 2002. Le récit enchâssé paraît donc plus important en nombre de chapitres.
Les deux parties de l’histoire s’offrent à la lecture en alternance jusqu’au chapitre 21 où elles se joignent enfin et où seule demeure la voix de Filippo. Le passé se trouve alors encadré par le présent.
La porte des Enfers est aussi un récit à voix multiples. Les événements sont évoqués dans le récit par deux sources différentes selon la période concernée par la narration. Deux types de narration distincts sont mis en place. L’histoire nous est livrée successivement par un narrateur intérieur au récit dont la voix coïncide avec celle du personnage principal et ensuite par un second narrateur extérieur au récit cette fois, qui relate le passé tel un observateur invisible, objectif et omniprésent. La première source, un narrateur homodiégétique , investit le personnage de Filippo. Le temps de la narration et le temps de l’histoire coïncident : c’est ce que Gérard Genette nomme une narration simultanée . Le narrateur nous raconte à la première personne et au présent tout ce que le personnage est en train de vivre et ce dans les détails de ses gestes et pensées. Il nous livre le récit, en mode direct, en un instantané presque cinématographique, de cette longue journée, date anniversaire de sa deuxième naissance et de la mort de son père, moment de vengeance attendu, préparé depuis de longue date. Les événements racontés se déroulent en l’an 2002 et sont d’une durée de presque 24 heures. Le lecteur suit le personnage en direct, pas à pas durant les 11 chapitres. Il y est question d’une vengeance, de l’histoire d’un père et de son fils, d’un retour des Enfers et d’un profond mal-être issu des réminiscences d’un séjour passé dans l’Au-Delà. C’est ainsi que le récit commence. Un peu confus, un peu énigmatique.
« Je me suis longtemps appelé Filippo Scalfaro. Aujourd’hui, je reprends mon nom et le dis en entier : Filippo Scalfaro De Nittis. Depuis ce matin, au lever du jour, je suis plus vieux que mon père. Je me tiens debout dans la cuisine, face à la fenêtre. J’attends que le café finisse de passer. » p. 9
À cette narration simultanée, inscrite dans l’ordre du discours, vient s’intercaler une autre, ultérieure à l’histoire narrée, puisqu’ elle relate les événements déroulés en 1980. Ce deuxième récit, reparti sur plusieurs chapitres intercalés au premier, est en rapport direct avec un moment précis de l’histoire de Pippo et ses souvenirs des Enfers. Il entretient avec le premier un rapport dialogique et ce jusqu’à l’épuisement de celui-ci : il a alors une fonction explicative. À ce titre il complète l’histoire et donne un sens au comportement du personnage. Il est pris en charge par un narrateur hétérodiégétique, externe à l’histoire racontée et suffisamment effacé au profit de celle-ci et des autres personnages.
L’alternance des voix est marquée par des changements d’ordre énonciatif. Le lecteur est confronté tantôt à «l’ordre du discours » tantôt à celui du récit : au présent qui nous confronte à un « maintenant » mené par le « je » de la première narration, succèdent les temps du passé -passé simple et imparfait- qui relatent les événements à la troisième personne du singulier : « il » ou « elle », désignant essentiellement le personnage de Matteo et celui de Giuliana, sans toutefois négliger les personnages secondaires du roman. Un changement de temps – présent de l’indicatif/temps du passé- marque de manière très explicite une rupture entre une époque passé et le présent de la narration 22 ans plus tard.
« Matteo De Nittis pressa encore le pas. Le petit Pippo avait du mal à suivre mais n’osez rien dire. Son père lui tenait la main et tirait dessus chaque fois que l’enfant ralentissait. … Giuliana était arrivée à l’hôtel plutôt qu’à l’ordinaire. Elle avait laissé à son mari le soin d’amener le petit à l’école. » p. 21
Le roman est donc construit sur une alternance des voix narratives, accompagnée d’un changement de marques d’énonciation, grâce à laquelle l’histoire se met en place progressivement selon des points de vue différents.
Introduction |