INTRODUCTION A LA PENSEE LABORATOIRE

 INTRODUCTION A LA PENSEE LABORATOIRE

La théorie de l’enquête

Dewey est sans doute l’un des penseurs américains de son époque qui continuent d’exercer une influence durable sur la philosophie mais aussi sur l’étude du pragmatisme classique. Au nom de la pensée-laboratoire il a exploré presque tous les secteurs de la philosophie tels que la théorie et la pratique de l’éducation en passant par le droit et la science politique sans oublier le problème le plus récurrent en philosophie : celui de méthode. La raison instrumentale a poussé Dewey dans les royaumes du naturalisme et de l’expérimental. Et de ce point de vue l’on peut soutenir l’hypothèse selon laquelle l’apport de Dewey dans le secteur de la philosophie pragmatiste réside dans la compréhension de la nature fondamentale de la vie comme expérience et l’application de cette idée à la réforme de processus méthodologique de la pensée en générale. En effet toute l’initiative expérimentale de la pensée de Dewey réside dans la possibilité de se conformer à la méthode des sciences de la nature. Dewey décrit la méthode expérimentale de la manière suivante : 1. Observation munitieuse et détermination de la nature du problème 2. Formation d’hypothèses, à titre de guides, dont le rôle consiste à localiser un nouveau matériel et les opérations logiquement nécessaires. 3. Déductions et calculs qui servent à organiser les données disponibles, 4. Opérations pouvant aboutir à une solution globale qui serait une solution satisfaisante au problème impliqué par les hypothèses de départ. A l’analyse il faut retenir que l’attitude scientifique signifie avant tout une prise de distance vis-à-vis de la routine, des préjugés, de la tradition, et de l’intérêt personnel. Elle signifie aussi et surtout une volonté d’enquête, d’examen sérieux et de discrimination qui ne tire ses conclusions que sur la base de l’évidence. 8 L’attitude expérimentale consiste par ailleurs à garder à l’esprit que nous n’avons ce rapport à la nature que d’une manière purement approximative. Les hypothèses que nous élaborons ne doivent pas représenter des vérités immuables. Quand nous émettons une hypothèse, la seule chose dont nous soyons certains, c’est que toutes nos hypothèses sont susceptibles d’être rejetées à la lumière de leurs conséquences. C’est du reste, ce qui nous garantit la possibilité de progresser vers de nouveaux problèmes et de nous ouvrir à ceux-ci. Et Dewey lui-même conçoit l’attitude scientifique comme celle d’un esprit ouvert. De ce point de vue, nous sommes en droit d’affirmer la présence d’une théorie de la connaissance qui s’éclaire à la lumière du processus que Dewey nomme enquête. Le processus de l’enquête comprend quatre étapes que l’on admet l’évolutionnisme inhérent à la pensée de Dewey. 1. l’existence d’une situation problématique où les réponses habituelles de l’organisme ne sont plus en continuité avec son environnement, c’est-à-dire qu’elles n’assurent plus la continuité de l’activité consistant à rechercher l’accomplissement des désirs et des besoins. Dans Studies in Logical Théory, Dewey précise que la situation problématique n’est pas d’un ordre cognitif, mais relève plutot de l’ordre pratique et existentiel où l’on expérience de l’obscurité, de l’incertitude, des heurts, des désordres de toute espèce. 2. la seconde étape du processus concerne l’isolement des données et des contenus qui définissent des paramètres dans lesquels doit s’opérer la reconstruction de la situation initiale confuse en une situation claire et harmonieuse. 3. au niveau de la troisième étape, les éléments cognitifs de l’enquête entrent en jeu a titre de solutions hypothétiques à l’obstacle de départ de la situation problématique. 4. l’étape finale qui consiste à mesurer les conséquences pratiques de ces solutions. Donc si une reconstruction de la situation initiale favorable à la continuité de l’activité est ainsi réalisée ; la solution trouvée est lestée de son caractère d’hypothèse et devient, du coup, une partie des circonstances existentielles de la vie de l’homme. 9 Selon Dewey, l’erreur de l’épistémologie moderne réside dans le fait d’isoler cette phase spéculative du processus de l’enquête et d’hypostasier les éléments qui le constituent dans les a priori d’un esprit subjectif. Dewey accepte donc le faillibilisme qui caractérise le pragmatisme : l’idée selon laquelle toute proposition n’est vrai que provisoirement contingente eu égard à son aptitude à fournir une compréhension harmonieuse du monde comme fondement de l’activité humaine. C’est donc ici le lieu de remarquer que la théorie de l’enquête, telle que la conçoit Dewey, suppose de prendre en compte la notion de changement qui ne signifie rien d’autre que de nouvelles possibilités et de nouveaux objectifs à atteindre avec l’espoir de voir émerger un avenir plus désirable. Et c’est dans ce sens qu’il devient possible de concevoir la connaissance non plus en termes de contemplation mais en termes de pratique. Ainsi, comme le dit expressément le sous titre de l’ouvrage de Dewey : Logique : La Théorie de l’enquête, le processus de l’enquête représente la recherche au sens large et non strictement, bien qu’il s’agissent souvent de cela, la recherche scientifique. L’expérience est selon Dewey simple jouissance quand elle est continue. Que surviennent le trouble, le désordre, le doute, la discontinuité, elle devient « enquête » reconstruction de l’expérience, rétablissement d’une nouvelle continuité. « L’enquête est la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié. » 1 La théorie de l’enquête est donc la logique de la reconstruction de l’expérience qu’on pouvait déjà lire dans How We Think et dans The Quest for Certainty. Elle est la version instrumentaliste de l’expérience, dont Nature and Experience et Art as Expérience seraient le versant naturaliste. Cette nouvelle disposition de l’expérience décrit la matrice existentielle de l’enquête, a la fois biologique et culturelle, matrice de toute enquête, que ce soit celle du sens commun ou de la science : elle est l’art de résoudre des problèmes. Et la  conséquence de cette nouvelle perspective réside dans le fait que le royaume des idées de la philosophie traditionnelle acquiert une nouvelle fonction. La philosophie traditionnelle concevait le monde des idées comme un refuge pour l’esprit qui tendait à éloigner celui-ci des défaillances de la réalité. Si bien que l’idée d’une connaissance active et opératoire rejette l’autonomie du monde des idées qui ne serait finalement que le stock des significations accumulées, autrement dit, la collection de toutes les possibilités imaginables et susceptibles de stimuler l’effort de l’homme vers de nouvelles réalisations. De ce point de vu, une idée ne peut finalement être rien d’autre qu’une suggestion, un mode d’action théorique. Et malgré le caractère idéal de la suggestion, celle-ci s’entend eu égard à son aptitude à effectuer un certain travail, à marcher et à organiser les faits dans la réalité concrète. Autrement dit elle constitue une plate-forme d’observation des phénomènes naturelles L’environnement naturel se modifie ainsi dans le sens des besoins de l’homme. Il est idéalisé dans les faits et non pas dans l’imagination. L’idéal est réalisé à travers son ^propre usage en termes d’instrument ou de méthode d’inspection, d’expérimentation, de sélection et de combinaison d’opérations naturelles concrètes. La distinction du monde en deux parties dont l’une, idéale en nature et accessible uniquement par la raison, et une autre partie matérielle, changeante et empirique, accessible par les sens, contribue fondamentalement à dévaloriser le statut de l’expérience et à faire de la connaissance une pure contemplation de l’idée. De ce point de vue, le naturalisme de Dewey rejette les dualismes raison/nature, esprit/matière qui ne sont que des distinctions mentales et non réelles. La raison ne s’oppose pas à la nature, car elle est dans la nature. Par ailleurs, le développement actuel des sciences de la nature a produit un profond changement de point de vue. En effet, si la connaissance cesse d’être dialectique pour devenir purement instrumentale et expérimentale, elle devra alors se préoccuper davantage du changement et son épreuve va ainsi résider, dans le cas précis qui nous concerne, dans la possibilité d’apporter un certain changement dans la nature. 11 En conséquence, diverses implications vont nécessairement découler de cette nouvelle conception de la théorie de la connaissance, relativement à la philosophie. En effet, celle-ci devra maintenant assumer sa nature pratique. Les mondes idéal et rationnel perdent leur autonomie, ce qui, di reste, ne discrédite pas la philosophie pour la simple raison qu’elle se donne à voir comme une discipline utilitariste. Ce changement de perspectives renvoie plutôt à l’idée selon laquelle la première fonction de la philosophie consiste à rationaliser les possibilités de l’expérience et, plus précisément, celles de l’expérience humaine collective. Par conséquent, si la connaissance est réinvestie dans une perspective instrumentale et active, exactement comme dans la méthode expérimentale, il serait donc tout à fait légitime d’affirmer que le premier effet impliqué par un tel changement consiste à libérer la philosophie des puzzles épistémologiques qui représentent l’un des plus grands obstacles à la pensée. Et il suit de là que l’on peut désormais envisager la réconciliation des dualismes de la philosophie classique par le rétablissement des rapports complexes entre monde-esprit, sujet-objet, individusociété et assumer, du coup, l’idée de la connaissance comme appréhension de ce qui existe déjà. Par ailleurs, on peut se demander si le rejet des problèmes de techniques philosophiques ne permet pas de mettre l’accent sur une activité spécifiquement humaine ? En effet, ne faudrait-il pas concevoir le rôle de la philosophie en rapport avec la résolution des problèmes de société et de moralité qui interpellent l’humanité en mettant toute l’attention nécessaire sur la nature et l’origine de ces problèmes. La philosophie ne devrait-elle pas finalement mettre en lumière les meilleures perspectives sociales en projetant des idéaux qui n’exprimeraient plus un monde suprasensible ou des aspirations irréalisables, mais plutôt une méthode de compréhension et de rectification des difficultés sociales spécifiques ? Aussi, Dewey remarque-t-il l’inéluctabilité du changement qui se pose et s’impose désormais à la philosophie en écrivant dans Logic : The Théory of Inquiry : « Le fait de ne pas instituer une logique fondée inclusivement et exclusivement sur les opérations de l’enquête a des conséquences culturelles énormes. Il encourage l’obscurantisme, il facilite l’acceptation de croyances formées avant que les méthodes 12 de l’enquête n’aient atteint leur état présent, et il tend à reléguer les méthodes scientifiques (c’est-à-dire compétentes) de l’enquête dans un domaine technique spécialisé » 2 . Toutefois, il convient de préciser que ce profond changement n’a pas encore affecté la philosophie et que c’est seulement l’aspect technique de la civilisation humaine qui est pénétré par l’esprit scientifique. On remarque en effet l étendu du pouvoir de l’homme sur la nature doublée d’une parfaite maîtrise des sources de richesse et de prospérité. Les techniques susceptibles de garantir à l’homme de meilleures conditions de vie sont de plus en plus exploitées alors que demeure un pessimisme regrettable quant à la possibilité humaine de réaliser le bien-être social et moral .Aussi, la question que se pose Dewey est-elle de savoir s’il y a bien eu un progrès moral correspondant au développement économique qui a suivi la révolution des sciences physiques ? Il remarque en effet que même les sciences humaines n’ont pas effectué ce progrès. La nouvelle méthode est uniquement limitée à des considérations d’ordres technique et économique. Autre chose est de signaler aussi que le progrès technique a son tour est perturbé par un trouble moral et social souvent relatif à la question du travail et du capital, aux rapports de classes, sans oublier l’apparition de nouvelles maladies, malgré le développement de la médecine. Toutes ces remarques n’expriment en fin de compte que des problèmes encore plus graves interpellant une réflexion philosophique au sens où l’entend Dewey. Ces problèmes sont notamment ceux de la politique corrompue, de l’éducation devenue grossière et primitive et de la morale passive et inerte. Ce qui constitue une raison valable pour libérer la philosophie de la métaphysique et de l’épistémologie stériles et aveugles a plusieurs points de vue. La philosophie ne peut en aucune manière résoudre le problème de l’ « idéal » et du « réel », selon Dewey. Elle peut, à tout le moins, débarrasser l’humanité de son fardeau en lui évitant l’erreur et la bêtise de la philosophie classique. 2 Ibidem, P. 640 13 En conséquence, Dewey se fait l’avocat et le promoteur d’une philosophie sociale orientée vers la clarification et la résolution des problèmes de l’humanité. Deledalle n’a peut être pas tort d’écrire que « la pensee-laboratoire s’exerce et doit s’exercer partout où l’expérience pose des problèmes et pas simplement en laboratoire. La pensee-laboratoire ou enquête est l’instrument de la reconstruction continue de l’expérience dans tous les domaines et expérience elle-même. Elle engage tout l’homme et tout homme dans sa lutte pour maintenir la continuité de l’homme avec la nature et la société des hommes. Elle est philosophie de l’éducation aussi bien de l’adulte que de l’enfant, philosophie de l’éducation continue de l’homme et de la société, mais pas de n’importe quelle société. Parce qu’elle est pensee-laboratoire, ses idées sont soumises a la contre-épreuve publique des autres membres de la société. C’est pourquoi la société que la pensee-laboratoire a produite ne peut être qu’une société démocratique, et qu’est démocratique enfin la philosophie de l’expérience dont elle est l’expression »

Démocratie et éducation

La problématique éthique et sociale de la pensée de John Dewey n’est pas seulement liée à la théorie expérimentale de la connaissance dans ces fondements conceptuels et sa position naturaliste. Mais elle est aussi et surtout liée à celle-ci sous le rapport de l’accent mis sur la dimension sociale de l’enquête : d’une part, dans son processus et de l’autre, dans ses conséquences. En effet, il serait tout à fait raisonnable de dire que la théorie de l’enquête ne saurait bien être appréhendée, ni dans le sens des thèmes centraux de Dewey ; ni dans son originalité, que si l’on prend en compte l’application du motif central de ladite théorie aux objectifs et aux valeurs sociaux. De ce point de vue, nous pouvons avancer l’hypothèse selon laquelle les thèmes et les problèmes de la philosophie trouvent leur source dans l’expérience sociale collective de la vie en communauté. D’où le propos de Richard J. Bernstein : « La question clef est toujours celle de la vie politique et morale. Elle pose le problème de la « pratique » humaine, de la praxis au sens où Aristote en fait le trait distinctif de l’activité humaine. La question vraiment essentielle pour Dewey est celle de la nature morale de la vie en communauté. » 4 En effet, si John Dewey est considéré comme un pédagogue de premier rang, c’est précisément parce que la philosophie expérimentale se reflète dans sa théorie de l’éducation. L’intérêt que porte Dewey sur l’éducation se justifie amplement si l’on prend en compte la dimension sociale de sa pensée. Gérard Deledalle affirme à ce propos que « la philosophie est la « théorie générale de l’éducation » et l’éducation une « reconstruction ou réorganisation continue de l’expérience de manière à accroître sa  signification et son contenu social, ainsi que les capacités des individus comme garants et promoteurs de cette organisation ». » Un peu plus haut, nous avons parlé de la vie de l’esprit comme d’un processus d’éducation. Et cela implique évidemment d’utiliser le mot éducation dans un sens très large. Mais ce n’est pas un accident, du point de vue de l’empirisme radical de Dewey, si l’éducation est conçue d’une façon aussi large. La discipline de la salle de classe n’est, comme l’a fait remarqué Dewey dans un de ses premiers livres, qu’une première phase de la discipline fondamentale de la vie humaine. Il n’y a rien d’académique dans l’apprentissage et on ne peut pas assigner des limites au processus. De ce point de vue, Dewey décrit la pédagogie comme un processus de formation continue qui met l’accent initial sur le développement des jeunes enfants. Aussi le rôle de l’éducation doit-il consister à procurer a l’enfant les moyens nécessaires lui permettant de se constituer en tant que membre actif d’une communauté. Contrairement à d’autres pédagogies courantes, celle de Dewey insiste sur la nécessité de mettre l’accent sur les divers aspects de la personnalité de l’enfant qui requièrent une attention particulière. De ce point de vue, il distingue l’aspect purement intellectuel de la personnalité et les aspects physique et moral de l’expérience de l’enfant. Ce qui justifie l’idée selon laquelle le rôle de l’école ne doit pas simplement se borner à développer certaines compétences chez l’enfant. Elle doit aussi et surtout s’atteler à cultiver la sociabilité, le goût artistique, les méthodes intellectuelles les plus saines sans oublier l’audience qu’il doit accorder aux droits et aux attentes des autres membres de la société. Ces objectifs permettent selon Dewey, de juger de la qualité d’une bonne éducation, et manifestent par la même occasion, l’idée selon laquelle l’éducation doit préparer l’enfant à une véritable vie démocratique.  Donc, si le rôle de l’éducation consiste, précisément, à remplir cette fonction, elle requiert dans ce cas la création d’une communauté de vies actives à l’intérieur même de l’école. Mais elle requiert aussi et surtout une interaction vitale et des ressources matérielles disponibles, sans oublier l’environnement social. Car il faut garder à l’esprit le fait que l’école ne constitue, ni plus ni moins, que l’un des éléments multiples qui entrent en ligne de compte dans le processus de l’éducation. Et à plusieurs points de vue, elle n’est finalement qu’un facteur mineur mais, néanmoins, non négligeable. En conséquence, il faudra comprendre qu’il est nécessaire d’encourager l’enfant à étudier tout ce qui est susceptible d’attirer son intérêt, et cela d’une manière tout a fait naturelle. Ce qui, du reste, nous éloignerait des procédures méthodologiques propres aux pédagogies courantes qui tentent de susciter l’intérêt de l’enfant sur des sujets artificiels et liés a des expériences ludiques. Dewey dénonce l’inutilité et l’inconsistance de cette méthode en montrant tout l’intérêt du matériel pédagogique dont disposer « l’école-laboratoire ».Par exemple, une leçon d’histoire pourrait survenir de l’observation d’un monument historique, l’on pourrait traiter de la géographie lors d’une donnée au bord du lac ou du fleuve, la préparation d’un repas a la cantine scolaire pourrait permettre d’introduire un cours de physique et de chimie de même que l’on pourrait obtenir des informations sur les institutions sociales au cours d’une visite dans la communauté. Par ailleurs, les fondements de la philosophie de l’éducation chez Dewey, nous renvoient à l’idée selon laquelle l’être humain est doublement constitué par le corps et par l’esprit. Aussi faudra-t-il envisager ensemble l’un et l’autre dans tout processus qui vise à réaliser leur épanouissement. En prenant l’exemple du contexte moral et urbain de son époque, Dewey montre comment appliquer cette méthode à la réforme de la structure générale du système éducatif en vigueur. Avec l’accent mis sur la dimension corporelle et sur le développement mental, il recommande d’instituer a l’école ce qu’il appelle le travail d’atelier (shop work). Mais il faut remarquer que la notion de travail d’atelier n’est  pas seulement liée au fait qu’elle s’accorde avec le désir de l’enfant de faire les choses lui-même ou bien qu’elle développe une habileté et une vocation qui pourrait plus tard devenir des vertus avantageuses. Celles-ci sont bien évidemment d’une grande importance, mais la pratique de l’art social , la compétence et l’efficacité dans la résolution des problèmes qui surviennent dans ce contexte représentant une nécessité pour l’éducation dans la mesure où elles permettent à l’étudiant de cultiver une initiative personnelle. Il faudra peut-être ajouter que Dewey refuse que l’éducation culturelle soit exclusivement réservée aux milieux aristocratiques tandis que les ouvriers potentiels de la société ne bénéficient que d’une simple formation de métier. En effet, si l’ouvrier est capable de formuler des jugements de valeur, il est alors tout a fait légitime qu’il puisse disposer d’une éducation libérale au même titre qu’une formation mécanique. Et celle-ci ne doit pas signifier la simple reproduction de quelques perfectionnements archaïques. En somme, ce qui semble être la raison du succès de la pédagogie de John Dewey tient au fait qu’elle n’était une pédagogie de circonstance élaborée pour une époque donnée et une société donnée. Elle pose et résout les problèmes éternels de l’enfant dans la société nouvelle, la société dans laquelle il va grandir et se développer. L’école n’est pas un moyen d’adapter l’enfant à la société des adultes, quelle qu’elle soit, l’école est la société où l’enfant se prépare à la société qui sera la sienne demain, dans l’épanouissement de sa spontanéité et de son intelligence aujourd’hui. C’est pourquoi l’école fait autant de place aux activités manuelles qu’aux exercices de l’esprit. Pour Dewey, l’éducation doit permettre à l’enfant de continuer à s’éduquer après avoir quitté l’école. L’apprentissage, la connaissance et la culture ne sont pas des fins en soi, ce sont des signes de progrès et des moyens pour réaliser de nouveaux progrès. En résumé, l’éducation est expérience continue et reconstruction continue de l’expérience de l’enfant et de l’adulte, de l’école et de la société. En définitive, Dewey définit l’éducation comme besoin biologique et fonction sociale en la décrivant comme le processus par lequel les groupes sociaux maintiennent la continuité de leur existence : l’éducation est le renouvellement des significations de l’expérience par un processus de transmission en partie accidentelle et résultant des relations ordinaires des adultes et des jeunes et en partie délibéré et institué pour créer une continuité sociale. Ce processus implique contrôle et croissance a la fois l’individu qui n’est pas encore parvenu a maturité et du groupe dans lequel il vit. En conséquence, tout ceci conduit Dewey a examiner les objectifs de l’éducation qui convient au développement de la communauté démocratique et a décrire le contenu et la méthode de l’éducation. Toutefois, les limites de la réalisation effective de cette théorie sont essentiellement dues a la division de la société en classes et groupes plus ou moins rigidement séparés, ce qui, en d’autres termes, entrave la liberté pleine et entière des interactions et des échanges sociaux. Ces ruptures de continuité sociale ont trouvé leur formulation intellectuelle dans divers dualismes ou antithèses comme ceux qui opposent le travail au loisir, l’activité pratique à l’activité intellectuelle, l’homme à la nature, l’individu au groupe, la culture à la profession. Comme le note Deledalle, il faut retenir qu’ « il n’y pas de valeurs éducatives idéales qui seraient imposées d’autorité de l’extérieur. Ce sont la continuité et la transaction de l’expérience qui, en union agissante, fournissent la mesure de leur portée éducative et de la valeur de l’expérience. » Et c’est pourquoi cette expérience est démocratique. »6 Ainsi, dans la pensée de Dewey, les termes « démocratie » et « éducation » sont pratiquement synonymes, et tous deux servent à désigner ce que signifie vivre selon les principes de l’empirisme radical. En effet, pour cesser de penser la démocratie comme quelque chose d’extérieur, il nous faut absolument comprendre, en théorie et en pratique, qu’elle est pour chacun   une manière de vivre personnelle, qu’elle signifie avoir et manifester constamment certaines attitudes qui forment le caractère individuel et qui déterminent les désirs et les fins dans toutes les relations à l’existence. Au lieu de penser que nos dispositions et attitudes sont adaptées à certaines institutions, nous devons apprendre à concevoir ces institutions comme des expressions, des projections, des prolongements d’attitudes individuelles généralement dominantes. Ainsi Dewey s’était tellement préoccupé de la « vie publique et de ses problèmes » que l’on se plaignit parfois qu’il ne crût pas du tout aux existences individuelles et privées. Pourtant, la philosophie sociale de Dewey était fondée sur sa morale de la réalisation de soi, et ce qu’il appela le « nouvel individualisme » est le croyance dans la nécessité de l’action collective et de l’expérience publique pour apporter à l’individu une « liberté effective » et une compréhension pratique de ce qu’impliquent ses besoins et ses intérêts particuliers. Il est devenu le principal promoteur et le saint patron du socialisme démocratique en Amérique. La récente croyance américaine au progrès s’est fondée non sur l’histoire, mais sur la croyance dans nos ressources humaines et naturelles.

LES RESOURCES NATURELLES DANS L’APPRENTISSAGE DE LA PENSEE

Dans le chapitre précédent, nous avons examiné le besoin de transformer, à travers l’apprentissage, les capacités naturelles de la déduction par les habitudes d’examen et d’enquête critiques. La véritable importance de la pensée sur la vie implique nécessairement son contrôle par l’éducation à cause de sa tendance naturelle à s’égarer, et aussi parce que les influences sociales tendent à former des habitudes de pensée qui mènent à des croyances inadéquates et erronées. Cependant, l’apprentissage doit se fonder sur les tendances naturelles, – ce qui veut dire qu’il doit trouver son point de départ à partir d’elles. Un être qui ne pourrait penser sans apprentissage ne pourrait jamais être formée à penser, il se peut qu’on ait à apprendre à penser bien, mais à ne pas penser. Bref, l’apprentissage doit recourir à l’existence antérieure et indépendante de pouvoirs naturels ; il s’occupe de leur direction adéquate et non pas de leur création. L’enseignement et l’apprentissage sont deux processus corrélatifs et correspondants, comme la vente et l’achat. Quelqu’un pourrait aussi Seules les Pouvoirs innés Peuvent être soumis à l’apprentissag e  bien dire qu’il a vendu alors que personne n’a acheté comme il pourrait dire qu’il a enseigné alors que personne n’a appris. Et dans la transaction pédagogique, l’initiative est plutôt relative à celui qui apprend, plus qu’elle ne l’est à l’acheteur dans le commerce. Si un individu peut apprendre à penser seulement dans l’intérêt d’apprendre à employer plus économiquement et plus efficacement les pouvoirs qu’il possède déjà, il est aussi vrai que l’on peut apprendre aux autres à penser uniquement dans l’intérêt de susciter et de stimuler des pouvoirs déjà actifs en eux. Un tel appel efficace est impossible à moins que l’enseignent ait un aperçu des habitudes et des tendances existant, des ressources naturelles avec lesquelles il doit s’allier. Tout inventaire des articles de ce capital naturel est quelque peu arbitraire parce qu’il doit passer sous silence beaucoup des détails complexes. Mais une argumentation concernant les facteurs qui sont essentiels à la pensée nous exposera en aperçu les principaux éléments constitutifs. La penser implique (comme nous l’avons vu) la suggestion d’une conclusion susceptible d’être acceptée, mais aussi une recherche et une enquête permettant d’évaluer la suggestion avant de l’accepter finalement. Cela implique (a) un certain fonds ou un stock d’expériences et de réalités à partir desquels proviennent les suggestions ; (b) la promptitude, la flexibilité et la pertinence des suggestions ; et (c) la discipline, la conséquence, la convenance dans ce qui est suggéré. Plus précisément, une personne pourrait être embarrassée dans chacune de ces trois considérations : sa pensée peut être hors propos, restreinte ou grossière, parce qu’elle n’a pas assez de matière palpable réelle sur laquelle fonder ses conclusions ; ou parce que les faits réels et les matières premières, même s’ils sont étendus et considérables, ne réussissent pas à évoquer les suggestions d’une manière facile et féconde ; ou enfin, parce que, même quand ces deux conditions sont remplies, les idées suggérées sont incohérentes et grotesques plus tôt que pertinentes et logiques. § 1. La curiosité Par conséquent l’apprenti doit prendre l’initiative Trois ressources naturelles importantes 25 La curiosité est sans doute le facteur le plus vital et le plus significatif qui fournit la matière fondamentale d’où émane la suggestion. Les plus sages des Grecs disaient que l’étonnement est la mère de toute science. Un esprit inerte attend, pour ainsi dire que des expériences l’y forcent de manière impérieuse. Un dicton polysémique de Wordsworth Par l’œil nous ne choisissons pas mais voyons Et nos oreilles, nous ne pouvons qu’elles n’entendent pas Ni notre peau de sentir où que nous soyons Et ce, que nous le veuillons ou pas Soutient bien le degré de curiosité naturelle de l’homme. L’esprit curieux est en alerte constante, explorant et cherchant une matière à penser, de la même manière qu’un corps vigoureux et sain qui se trouve sur le qui vive pour la nourriture. L’impatience pour l’expérience, pour des contacts nouveaux et variés trouve sa source au même endroit que l’étonnement. Une telle curiosité constitue la seule garantie sûre en vue de l’acquisition des facteurs fondamentaux sur lesquels doit se baser la déduction. (a) Dans ses premières manifestations, la curiosité constitue un débordement vital, une expression d’énergie organique abondante. Un malaise physiologique pousse un enfant à s’immiscer « dans toute chose, » – à toucher à ceci et cela, à fureter, à fouiller çà et là. Les observateurs d’animaux ont noté ce qu’un auteur appelle « leur tendance invétérée à la folie. « Les rats courent çà et là, sentent, creusent ou rongent sans une véritable référence à la chose en question. De la même manière Jack (un chien) aboie et saute, le petit chat divague ramasse, la loutre se faufile çà et là tel un éclair terrestre, l’éléphant tripote sans cesse sa trompe, le singe traîne ça et là les objets. »9 La remarque la plus fortuite sur les activités d’un jeune enfant révèle un étalage incessant d’activités d’exploration et d’expérimentation. Les objets sont sucés, palpés, cognés ; tirés et poussés, maniés et jetés ; bref, soumis à l’expérimentation jusqu’à ce  qu’ils ne révèlent plus de nouvelles qualités. De telles activités sont à peine intellectuelles, mais sans elles, l’activité intellectuelle serait faible et intermittente faute d’objets à expérimenter.

Table des matières

 INTRODUCTION
 PARTIE I : LA PROBLEMATIQUE DE LA PENSEELABORATOIRE
LA THEORIE DE L’ENQUETE
DEMOCRATIE ET EDUCATION
 PARTIE II : TRADUCTION DU CHAPITRE III DE
HOW WE THINK DE JOHN DEWEY
 CONCLUSION
 BIBLIOGRAPHIE
 DOCUMENT ANNEXE

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