Internet au regard de la sociologie politique
L’héritage de Le Bon et les théories du comportement collectif ?
Commencer ce tour d’horizon par la référence à la Psychologie des foules de Le Bon s’impose tant cette théorie est aujourd’hui mobilisée de manière implicite pour caractériser les formes de mobilisation sur Internet12. Il arrive en effet assez fréquemment que l’on associe aux internautes des attributs généralement associés aux foules. La référence aux « rumeurs » et à la question du régime de vérité des informations diffusées sur Internet apparaît de manière assez constante chez ceux qui tentent de montrer les limites de ce réseau de télécommunication et en particulier chez Dominique Wolton13. Dans la Psychologie des foules de Le Bon, l’individu est dépouillé de son identité et de son autonomie et subit la sujétion du meneur. Ses traits caractéristiques sont le caractère suggestible, le faible contrôle de ses émotions, de ses affects et de ses instincts, ce qui rend les foules imprévisibles et dangereuses. Comme l’explique Erik Neveu : « À travers des jeux d’association à la consommation d’alcool, à des métaphores féminines, la foule est ainsi systématiquement identifiée à un potentiel de déferlement des instincts sexuels et de violence14 ». On retrouve aujourd’hui des accents assez forts de cette théorie dans le discours sur les blogs par exemple : lors des « événements » qui se sont déroulés dans les banlieues françaises à l’hiver 2005, nous avons pu constater que la presse et les milieux politiques utilisaient cette théorie pour décrédibiliser les blogs – et en particulier les Skyblogs15 – émanant de jeunes des banlieues. On a ainsi parlé de « rumeurs circulant sur Internet et par SMS16 appelant à des émeutes dans Paris ». En fait d’appels à l’émeute, nous n’avons vu sur ces Skyblogs, vite censurés, que des appels à manifestation à Paris. Érik Neveu renvoie à juste titre aux travaux de l’historienne américaine Suzanna Barrows qui montrait en quoi cette analyse a été influencée par un climat idéologique et historique extrêmement précis. Pour elle en effet, cette littérature répond à la « panique morale » qui saisit les élites sociales au lendemain de la Commune de Paris : Le discours sur les foules, dit-elle, fait système avec la dénonciation des ‘fléaux sociaux’ liés aux ‘classes dangereuses’ associées au crime, à l’alcoolisme, à la fréquentation des mauvais lieux. Il n’y a qu’un pas du crime à la cybercriminalité vers lequel sont constamment rabattus, nous le verrons, les réseaux de mobilisation sur Internet. Il n’y a qu’un pas aussi entre les « mauvais lieux » et le filtrage parental en amont (c’est-à-dire par les Fournisseurs d’Accès à Internet17). Si l’on suit les travaux de Suzanna Barrows en faisant un effort de systématisation, nous pourrions avancer l’idée que les discours évoquant les attributs (sexuels, comportementaux, moraux) de la « foule » doivent être perçus comme le symptôme même d’une inquiétude, d’une « panique morale » qui saisit les classes dirigeantes dès lors qu’apparaissent des phénomènes qu’elle ne peut pas contrôler. L’inflation de discours sur la pédophilie, la pornographie, le nazisme ou la cybercriminalité18 qui – personne ne songe à le contester – existent sur Internet, n’est-il pas, par son outrance même ce symptôme qui trahit une peur face à des formes d’expression et de mobilisation éloignées des structures traditionnelles ?
La problématique de la mobilisation des ressources
La théorie de la mobilisation des ressources présente un double avantage : celui de dépasser -tout en se revendiquant de leur héritage- l’analyse des mouvements sociaux, à travers l’approche psychologique, héritée de Le Bon, et l’approche étroitement économique, celle de théorie de l’action rationnelle représentée en particulier par Olson et qui culmine avec James Buchman et Gary Becker. La principale rupture qu’apportent les théories de la mobilisation des ressources est de s’intéresser à la dynamique des mouvements. En d’autres termes, « il ne s’agit plus de se demander pourquoi les groupes se mobilisent, mais comment se déclenche, se développe, réussit ou échoue la mobilisation27 ». S’il y a toujours, dans toute société, des raisons objectives de se mobiliser, le problème est donc de savoir par quel processus se construit un rapport de force et du sens qui puissent accéder à un statut collectif de mobilisation. Une des caractéristiques de la théorie de la mobilisation des ressources, qui est celle qui pose problème dans le domaine des mobilisations à la fois sur et par Internet, tient au rôle central qui est accordé à l’organisation. « La mobilisation, affirme Oberschall, fait référence au processus de formation des foules, des groupes, des associations et des organisations pour la satisfaction des objectifs communs. Souvent des unités sociales durables sont ainsi formées, avec des dirigeants, des loyalismes, des identités et des buts communs28 ». L’organisation est alors associée, presque d’un point de vue métaphorique qui prolonge la perspective olsonienne, à une « entreprise » de mobilisation qui organise des moyens et des acteurs pour les « investir » rationnellement en visant à faire aboutir des revendications. Les travaux de McCarthy et de Zald utilisent de manière assez forte de nombreux concepts économiques comme ceux de « préférence », de « marché », ou de « structure d’offre et de demande »29. Il y a donc un marché de la protestation sur lequel agissent des entrepreneurs de mobilisation qui sont en capacité d’orienter les opinions et les croyances d’un ensemble de populations. On passe donc des « organisations du mouvement social » (social movements organisations) qui, par analogie représentent un marché, ou pour être plus précis une « structure d’offre diffuse » à une véritable « industrie du mouvement social » (social movements industry) qui regroupe ces organisations au sein de « branches » et les orientent vers une cause. On trouve enfin le « secteur du mouvement social » (social movement sector) qui lui-même réunit ces industries (les SMI) et dont Erik Neveu dit qu’il détermine le poids dans la richesse nationale comme dans l’industrie chimique ou automobile30. Même si ce modèle est relativement adouci par les travaux de Doug McAdam sur le mouvement des droits civiques aux États-Unis qui déclinent le modèle des SMO en opérant des distinctions entre différents acteurs des mouvements sociaux (les « entrepreneurs » et les « militants moraux »), il nous apparaît que cette théorie de la mobilisation des ressources qui prend comme axe central la notion d’organisation, est particulièrement délicate ou inadaptée au cas qui nous occupe31 . La notion de ressources est toutefois particulièrement intéressante. Nous verrons en effet que ce sont bien des « ressources » et en particulier des ressources techniques, politiques et artistiques, associées souvent à un « capital culturel » qui sont la plupart du temps mobilisées. Mais c’est rarement dans le cadre d’organisations ou même d’actions collectives. Si l’on se réfère à la typologie d’Oberschall pour expliciter ces mouvements sociaux, on pourrait définir notre modèle comme un mouvement qui se situerait entre un modèle communautaire et un modèle associatif, c’est-à-dire doté d’un niveau assez faible d’organisation avec des liens très segmentés aux groupes supérieurs et aux pouvoirs.
L’apport de la théorie des « Nouveaux Mouvements Sociaux »
Il y a indéniablement une grande continuité entre les mouvements sociaux auxquels nous assistons aujourd’hui et ceux qui ont été étudiés par l’école des Nouveaux Mouvements Sociaux dans les années soixante et soixante-dix en particulier par des sociologues comme Alain Touraine ou Alberto Melucci. Les différentes thématiques qu’avait identifiées Melucci dans son inventaire apparaissent nettement dans ces mouvements : féminisme et problématique du genre, écologie, consumérisme, contre-culture, immigration, critique des médias, etc. On y voit d’ailleurs réapparaître de nombreuses personnalités telles José Bové ou la sorcière-féministe américaine Starhawk par exemple, de nombreuses organisations comme Food No Bombs ou Reclaim The Street, ou des thématiques et formes d’action qui se sont illustrées durant ces années. Ces éléments de continuité ne peuvent que contredire ce constat « cruel » qu’en fait Érik Neveu dans son ouvrage de synthèse en se demandant : « Qu’est le mouvement devenu ? Où sont passés en France les mouvements féministes, régionalistes ? Les mobilisations institutionnelles sur les prisons ou l’hôpital psychiatrique ?35 ». Si l’on peut considérer en effet avec ce sociologue que « le poids des années de crise, le chômage ont aussi contribué à redonner force aux revendications matérialistes » dans les organisations syndicales et politiques traditionnelles, il est indéniable que le réseau Internet a permis de réactiver ces problématiques de manière considérable d’une part en leur donnant une scène d’expression, d’autre part en contribuant à les « internationaliser » à partir de leur émergence et de leur vivacité durable aux États-Unis. Il est intéressant de rapprocher ce constat des travaux de Verta Taylor. Elle s’avère en effet particulièrement critique vis-à-vis de la théorie des « nouveau mouvements sociaux » et explique qu’il existe des phénomènes de mise en veille de certains mouvements sociaux lorsque leur environnement politique reste sourd à leurs revendications (structures 35 NEVEU, Érik. Sociologie des mouvements sociaux … op. cit., p. 72 Olivier Blondeau – « Les orphelins de la politique et leurs curieuses machines ». Thèse IEP de Paris – Année 2006 25 dormantes). La thèse que défend avec beaucoup de virulence Verta Taylor est qu’il n’existe pas « d’immaculée conception » en matière de mouvements sociaux. Des éléments probants permettent de mettre en évidence des formes de continuité entre des mouvements qui n’appartiennent pas à des époques ou à des phases de mobilisation identiques. Ce qui vaut pour elle entre les mouvements féministes des années quarante et cinquante et ceux des années soixante, vaut sans doute aussi pour la continuité entre les mouvements sociaux des années soixante et ceux qui apparaissent aujourd’hui à la faveur de la diffusion d’Internet. Verta Taylor s’en prend à la théorie des nouveaux mouvements sociaux en montrant que la dimension de la « nouveauté » n’est pas aussi centrale que certains théoriciens de cette école l’affirment. De nombreux mouvements, en phase de stagnation ou de repli usent de stratégies de mise en veille. Les structures dormantes sont réactivées lorsque les conditions politiques changent et qu’un nouveau cycle de protestation présentant une structure d’opportunité plus favorable apparaît. En ce sens, elle laisserait entendre qu’en fait de « nouveaux mouvements sociaux », il ne s’agit là que du réveil de certaines mobilisations plus anciennes qui réapparaîtraient à la faveur de conditions plus favorables. « Le processus de mise en veille fonctionne au travers d’organisations capables de soutenir les défis de l’action collective dans des conditions défavorables à la mobilisation de masse. Les propriétés des organisations dormantes permettent à la structure de s’assurer la continuation de l’engagement des personnes potentiellement protestataires36 ». On peut se demander si Internet ne jouerait pas aujourd’hui pour beaucoup d’organisations ou pour beaucoup de « causes » ce rôle de « structure dormante » telle que le définit Verta Taylor en leur permettant d’une part de garder une tribune d’expression, un lieu de recrutement, mais aussi d’autre part en créant les conditions de s’arrimer à d’autres luttes qui seraient proches ou connexes. Internet serait alors non seulement une structure dormante, mais aussi un espace d’innovation et d’expérimentation politique dans lequel pourraient se chercher de nouvelles convergences et de nouvelles formes d’action ? À cet égard, il conviendra de bien comprendre que nous ne chercherons pas, au cours de ce travail à trouver du « nouveau ». La nouveauté n’est pas, de notre point de vue, l’intérêt majeur de l’apparition d’Internet. Il s’agira au contraire de mettre en regard des problématiques, des thématiques, des pratiques qui ont été éprouvées lors de périodes antérieures et des innovations (techniques et/ou expressives) qui apparaissent à la faveur d’Internet.