Relations entre énoncé et énonciation : la forme vs la fonction du langage
Le langage, dans son aspect formel, peut être considéré comme intégrant différents composants : la phonologie, le lexique et la syntaxe. Selon Bassano (2003), c’est l’interaction continue entre ces trois composants qui sert de structure au développement du langage de l’enfant, ce dernier étant lui-même en interaction avec son milieu, linguistique notamment.
Ainsi, pour comprendre un énoncé (fruit de l’interaction entre ces différents composants), il faut également prendre en compte le contexte d’énonciation, relevant de la situation de communication. En effet, selon Laval, la maîtrise des aspects formels du langage ne fournit qu’une vision partielle du développement des capacités langagières des enfants : « …elle renseigne sur la seule acquisition du système linguistique, sans rendre compte de la capacité des enfants à utiliser d’autres indices qui relèvent de la situation de communication (contexte, ton de la voix, expression faciale du locuteur, inférences, etc.). La maîtrise complète d’une langue en usage implique donc la maîtrise de la relation entre énoncé et situation de communication. Cette relation, étudiée par le courant de la pragmatique, fait partie des compétences nécessaires à la communication au même titre que la maîtrise des aspects formels du langage… » .
La notion de structure a longtemps été privilégiée face à celle de la fonction : privilégiant l’étude de l’énoncé face à celle de l’énonciation. L’émergence d’une réflexion sur l’utilisation sociale du langage, sur son étude « écologique » en conversation, offre alors une nouvelle conceptualisation du langage, qui nous intéresse tout particulièrement ici.
Le développement des habiletés pragmatiques : l’attention au cœur des précurseurs à la communication
Dans l’optique d’essayer de comprendre les liens entre langage et pragmatique du langage et la co-construction de ces deux dimensions, nous avons fait le choix de nous intéresser ici tout particulièrement aux modèles théoriques portant sur l’évolution chez l’enfant, avec l’âge, du rapport entre signification des énoncés et contextes.
Ces théories nous permettront de dégager les grandes étapes du développement des habiletés pragmatiques chez l’enfant. Or, ce développement ne va pas de soi, il se fait en plusieurs étapes et s’appuie sur des compétences innées et des précurseurs à la communication, en place dès le stade préverbal. La connaissance de ces précurseurs est indispensable car nous verrons qu’en leur centre se trouve l’attention et l’intention communicative dont nous pouvons faire l’hypothèse qu’elles pourraient être altérées très précocement chez des enfants présentant un TDA/H.
Maturation neurologique et développement attentionnel
Il semble que les principaux processus du système attentionnel se mettent en place au cours de la première année de vie. Toutefois, les diverses capacités attentionnelles vont se développer au cours de l’enfance. Conformément à la théorie de Broadbent (1958), les mécanismes de filtrage deviendraient plus efficaces au cours du développement, les enfants devenant de plus en plus rapides et moins distraits par les éléments non pertinents.
Le développement attentionnel est donc un processus complexe qui met plusieurs années avant d’être optimal, mais les capacités attentionnelles, comme nous l’avons vu en première partie, sont indispensables dès le plus jeune âge et vont de pair avec le développement du langage. Ce développement est dépendant de la maturation cérébrale et plus précisément de la synaptogénèse (formation des synapses) et du processus de myélinisation. C’est la raison pour laquelle les capacités attentionnelles vont se développer tout au long de l’enfance et de l’adolescence et que certaines arriveront plus rapidement que d’autres à maturité. Ceci explique aussi pourquoi les temps de traitement de réaction dans les tâches attentionnelles vont se réduire en fonction de l’âge.
Tricaud résume de la façon suivante le développement des capacités attentionnelles : au cours des 12 premières mois : le bébé possède essentiellement des capacités d’attention exogène (automatique et de brève durée). Il peut alors fixer son attention sur des stimuli (un visage par exemple) mais n’est pas encore capable de maintenir volontairement et durablement son attention sur une cible. Les bébés font preuve d’attention sélective avant 4 mois grâce à des processus de désengagement et de déplacement (ce qui leur permettrait de réguler leurs émotions). Entre 9 et 12 mois, apparaît l’attention conjointe : l’enfant devient capable de prêter attention à un objet désigné par le regard ou le geste de l’autre. Au cours de la seconde année, l’attention endogène se développe. L’enfant peut se mobiliser volontairement sur une cible, il devient ainsi capable de contrôle volontaire et peut maintenir durablement dans le temps son attention.
Les critères diagnostiques du TDA/H
Nous avons reproduit en annexes les critères diagnostiques du DSM-5 et de la CIM-10. Nous ne reviendrons ici que sur ceux du DSM-5, pour rappeler les points suivants : le TDA/H est reconnu comme un trouble neurodéveloppemental. Cela n’était pas le cas avant le DSM-5 : il était auparavant classé parmi les comportements perturbateurs au même titre que les troubles oppositionnels et les troubles des conduites. Il est désormais possible de coupler le diagnostic de trouble du spectre autistique (TSA) avec celui de TDA/H (le DSM-4 ne le permettait pas), des études scientifiques ayant prouvé la comorbidité possible de ces deux troubles. Ces deux syndromes ont d’ailleurs des caractéristiques génétiques en commun sur lesquelles nous reviendrons.
Le DSM-5 définit ainsi le TDA/H selon deux dimensions : l’inattention et l’hyperactivité-impulsivité. Sont listés neuf symptômes pour l’inattention et neuf symptômes pour l’hyperactivité-impulsivité. Le DSM-5 intègre pour chaque symptôme certains exemples.
Les symptômes doivent entraîner une altération du fonctionnement social, scolaire ou professionnel. La gêne fonctionnelle doit être présente dans deux environnements différents.
Une littérature plus récente concernant les liens entre TDA/H et déficits en
matière de pragmatique du langage
C’est plus récemment que les auteurs se sont intéressés aux déficits en matière d’habiletés pragmatiques chez les enfants TDA/H, notamment parce qu’elles s’apparentent aux difficultés d’autorégulation et d’organisation du comportement au cœur du TDA/H, comme attendre son tour pour parler, exprimer un besoin clairement ou maintenir un propos. Sur les 21 études recensées en 2017 par Korrel et al., quatre concernent tout particulièrement l’étude des déficits en matière de pragmatique du langage et confirment l’existence de déficits en matière de pragmatique du langage chez les enfants TDA/H.
Dans une première étude référencée par Korrel et al., Cadesky (2000), les auteurs rappellent l’existence des difficultés sociales rencontrées par les TDA/H et mettent en lien ces difficultés sociales avec une difficulté plus importante chez les TDA/H à se souvenir et interpréter les indices sociaux non-verbaux (i.e. les «social clues», qui intègrent notamment la reconnaissance des émotions).
L’étude de Staikova et al. (2013) rappelle que les déficits en matière d’habiletés sociales chez les enfants TDAH sont aujourd’hui bien documentés. Ces derniers sont moins bien notés en termes de «préférence sociale» et ont moins d’amitiés réciproques. Ils sont ainsi plus souvent rejetés par leurs pairs, dès le premier jour de rencontre et même dans les premières 20 mn de l’interaction. Le rejet par leurs pairs limite les opportunités pour l’enfant d’exercer ses habiletés sociales et exacerbe ainsi ses problèmes sociaux. Mais selon Staikova et al, ces difficultés sociales ne doivent pas être seulement imputées aux manifestations d’impulsivité et d’inattention de ces enfants. En effet, selon cet auteur : « les habiletés pragmatiques sont altérées chez beaucoup d’enfants TDA/H et participent au moins partiellement aux forts taux de déficits au niveau des interactions sociales ».
Staikova et al. citent plusieurs études ayant fait le lien entre déficit en matière de pragmatique du langage et TDA/H :
la communication nécessitant la capacité à initier, répondre et maintenir de l’attention, il n’est pas surprenant que plusieurs symptômes du TDA/H soient associés à des déficits en matière de pragmatique .
l’inattention et l’impulsivité/hyperactivité peuvent interférer avec les aspects verbaux et non verbaux de la communication tels que rester dans le sujet, maintenir une proximité physique adaptée. les déficits en matière de pragmatique chez les enfants TDA/H ont plusieurs fois été rapportés par les parents et enseignants.
les enfants TDA/H présentent non seulement des déficits en matière de pragmatique et des difficultés sociales mais ces déficits sont finalement assez peu éloignés de ceux retrouvés chez les TSA .
Geurts, également cité par Korrel et al. dans sa méta-analyse, a réalisé de nombreux travaux mettant en avant les difficultés pragmatiques rencontrées par les enfants TDA/H. Les études menées ont permis de montrer que les difficultés en matière de pragmatique, bien que moins «profondes»
que celles des autistes sont réelles et que les individus TDA/H, de même que les autistes, présenteraient plus de difficultés en matière de pragmatique qu’en matière de langage formel (structural language) .
Table des matières
Introduction
I. CONTEXTE THEORIQUE
I.1. La pragmatique du langage
I.1.1 Principes et influences théoriques majeurs
I.1.1.1 Relations entre énoncé et énonciation : la forme vs la fonction du langage
I.1.1.2 Un domaine d’étude récent, objet de controverses
I.1.1.3. Deux concepts clefs : acte et contexte
a.Le concept d’acte
b.Le concept de contexte
I.1.1.4 Le développement des habiletés pragmatiques : l’attention au cœur des précurseurs à la
communication
a.Des compétences innées
b.Le développement des précurseurs des compétences pragmatiques : moteur du développement
du langage
I.2.1. Les déficits en matière de pragmatique du langage
I.2.1.1. Déficits pragmatiques primaires ou secondaires
I.2.1.2. Symptomatologie des troubles de la pragmatique
I.2. Le trouble déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité
I.2.1. Le développement de l’attention
I.2.1.1. Approches psycho-sociaux-linguistiques de l’attention
a. Définition de l’attention et hypothèse sur sa genèse sociale
b. Attention et langage : une co-construction précoce s’inscrivant dans un processus social
I.2.1.2. Approches neuro-psychologiques de l’attention : les modèles
a. Le modèle de Van Zomeren et Brouwer
b. Le modèle de Posner et Peterson
c.Liens entre attention et fonctions exécutives
I.2.1.3. Maturation neurologique et développement attentionnel
I.2.2. Le TDA/H : un trouble complexe avec une étiologie multiple
I.2.2.1. Définition du TDA/H
I.2.2.2. Les critères diagnostiques du TDA/H
I.2.2.3. Facteurs de risque et notion d’épigénétique
a.Les facteurs génétiques
b.Les facteurs environnementaux
I.2.2.1. Modèles théoriques neuropsychologiques explicatifs
I.3. Liens entre TDA/H et déficits en matière de pragmatique du langage
I.3.1 Intérêt récent pour l’étude de ce lien
1.3.1.1 Une littérature abondante concernant les liens entre TDA/H et troubles du langage oral
a. Etat de la littérature
b. Implications au plan neurodéveloppemental
I.3.1.2. Une littérature plus récente concernant les liens entre TDA/H et déficits en matière de
pragmatique du langage
I.3.2. TDA/H, TSA et TCS : des difficultés pragmatiques en commun
I.3.2.1. TDA/H et TSA
a. Une comorbidité désormais reconnue
b. Recouvrement phénotypique et génétique entre TSA et TDA/H
I.3.2.2. TDA/H et Trouble de la communication sociale (TCS)
a. Le TCS : un trouble nouvellement intégré au DSM-5 aux contours flous
b. Questionnements sur la comorbidité possible avec le TDA/H
I.3.3. En pratique : les difficultés pour évaluer ces déficits
I.3.3.1. La pragmatique : le parent pauvre de l’évaluation du langage
I.3.3.2. Les outils existants
I.4. Problématique, objectifs et hypothèses
II. PARTIE EXPERIMENTALE
II.1. Méthode
II.1.1. La population
II.1.2. Le matériel
II.1.2.1. Epreuves langagières
II.1.2.2. Epreuves d’évaluation de la pragmatique du langage
a.Les subtests « Pragmatique » d’EVALEO 6-15
b.La Children’s Communication Checklist
c.La variable retenue dans CléA
II.1.3. la procédure de recueil
II.1.4. Les analyses statistiques
II.2. Résultats
II.2.1. Concernant la premiere hypothèse : présence de déficits en pragmatique du langage chez les sujets TDAH
II.2.1.1. Les statistiques descriptives
II.2.1.2. Vérification de l’hypothèse 1
a. Comparaison des scores mesurés par rapport aux seuils associés
b. L’histogramme des effectifs
c. Analyse des corrélations entre les trois variables pragmatiques
II.2.2. Concernant la seconde hypothèse : les liens entre habiletés pragmatiques et habiletés
langagières
II.2.2.1. Les statistiques descriptives
a. Caractérisation des déficits langagiers par composante et modalité
b. Etude de la présence d’un effet d’âge
II.2.2.2.Vérifications de l’hypothèse 2 : corrélations entres les quatre variables : score pragmatique,
lexical, morphosyntaxique et phonologique
a. Première analyse : la matrice de corrélations
b. Deuxième analyse : l’analyse de régression multiple
III. DISCUSSION
III.1. Recontextualisation
III.2. Discussion de la méthode
III.2.1. La population
III.2.2. Le matériel d’évaluation des habiletés pragmatiques
III.2.2.1. Réserves concernant la Children’s Communication Checklist
III.2.2.2. Intérêts et réserves concernant EVALEO 6-15 et CléA
III.3. Discussion des résultats : liens entre attention, pragmatique et langage
III.3.1. TDA/H et pragmatique du langage
III.3.2. Pragmatique du langage et performances langagières
III.3.2.1. La mise en avant de fragilités phonologiques et lexicales
III.3.2.2. Des déficits langagiers présents sur les trois modalités
III.3.2.3. L’absence d’effet d’âge
III.3.2.4. La part explicative des difficultés pragmatiques, liée au langage
III.4. Limites et perspectives
III.5. Intérêt de cette étude pour la pratique orthophonique
Conclusion
Bibliographie
Annexes