Déconsidération sociétale
L’enseignant désireux d’aborder une oeuvre littéraire francophone, et plus particulièrement québécoise, doit tenir compte de plusieurs obstacles qui pourraient dérouter les étudiants. En effet, les diverses littératures francophones, « bien qu’elles partagent une même langue ont en réalité des histoires et des systèmes de production différents.13 » Ces littératures ont donc, selon la théorie bourdieusienne, des champs littéraires distincts. Aussi incombe-t-il à l’enseignant de ne pas laisser de côté cet aspect indispensable à la compréhension d’une oeuvre francophone et a fortiori d’une oeuvre littéraire québécoise. En effet, analyser un texte implique d’examiner au préalable la société dans laquelle il s’enracine : environnements politique, social, idéologique et culturel ; contextes auctorial et éditorial ; réceptions critique et lectoriale, etc. Il est par conséquent impératif que l’enseignant, désireux d’aborder avec une classe une oeuvre poétique telle que celle d’Émile Nelligan, tienne compte de cet arrière-plan contextuel. Travailler sur une oeuvre littéraire québécoise ne va pas de soi, tant la méconnaissance à l’endroit de l’histoire du Québec et de celle de sa littérature est grande en Europe. En effet, la Belle Province est souvent considérée comme une contrée exotique et marginale. De plus, les clichés la concernant sont nombreux : les Québécois parleraient un français déviant, habiteraient un territoire hostile, porteraient des ceintures fléchées et des tuques, se déplaceraient soit en traîneaux tirés par des chiens soit en motoneiges, sacreraient sans cesse etc.14 Aussi, certains lecteurs s’attendent-ils à retrouver dans cette littérature une confirmation de ces lieux-communs. En somme, les écrivains québécois, tout comme leurs homologues francophones, ne seraient que des gâte-papier par rapport aux auteurs français, usant d’une langue patoisante et, par conséquent, incompréhensible aux non-initiés.
Déconsidération éditoriale
L’enseignant qui souhaite travailler sur une oeuvre québécoise se heurte à un problème de manque de moyens didactiques. En effet, la place accordée aux auteurs québécois dans les anthologies littéraires couramment utilisées au gymnase est presque nulle. Leurs homologues francophones n’y sont d’ailleurs guère plus représentés. Cette quasi-absence, aussi injuste et injustifiée soit-elle, s’explique en grande partie par l’origine de ces anthologies. Elles sont en effet conçues par des auteurs français qui, soit par méconnaissance des écrivains francophones, soit par limitation du nombre d’entrées, délaissent les auteurs non hexagonaux qu’ils considèrent comme étrangers à l’histoire française. Le politique et le littéraire semblent clairement influer sur le choix des auteurs ayant le droit de figurer dans les manuels destinés aux lycéens. Quant à L’Anthologie littéraire de Michel Laurin (éditée au Québec) qui a été conseillée aux futurs enseignants de la HEP du canton de Vaud au début de leur formation pédagogique, elle contient certes plusieurs morceaux choisis de textes francophones, dont un poème d’Émile Nelligan, mais force est de constater qu’ils sont presque tous québécois15. Conçue pour être utilisée dans les cégeps16, cette anthologie répond donc aux exigences des études collégiales québécoises. À savoir, l’étude d’auteurs français, celle de quelques auteurs québécois et de quelques traductions. Il faut se rendre à l’évidence, dans la francophonie la littérature hexagonale constitue un corpus rassembleur, un dénominateur commun, auquel s’y adjoignent quelques oeuvres du cru. Il est sans nul doute dommage que les littératures francophones, au niveau préuniversitaire, ne soient étudiées que dans leur pays d’origine. Cela renforce en effet l’idée d’un centre français et d’une périphérie francophone. Pour pallier l’absence de supports, il faudrait bien évidemment des anthologies à vocation scolaire rassemblant des auteurs de toute la francophonie afin d’ouvrir un dialogue interfrancophone.
Littérature secondaire
Une autre difficulté à laquelle est confronté l’enseignant désireux d’introduire une oeuvre francophone dans son enseignement est celle du nombre peu élevé de ressources consultables. Pour s’en convaincre, il suffit de faire une recherche dans le catalogue du réseau des bibliothèques de Suisse occidentale (RERO) et de comparer la quantité de documents disponibles sur laquelle peut s’appuyer un enseignant travaillant sur une oeuvre française à celle sur laquelle il peut compter pour l’étude d’une oeuvre francophone autre que romande. Le constat est sans appel, les bibliothèques de Suisse occidentale regorgent d’ouvrages critiques d’oeuvres françaises, ont une abondance de littérature secondaire concernant la production locale. En revanche, peu de ressources documentaires sont disponibles sur des oeuvres francophones ne s’inscrivant pas dans l’espace culturel romand. Cette situation reflète à nouveau cette dichotomie entre le centre et la périphérie, entre une prétendue universalité de la littérature française et une marginalité des textes francophones, encloisonnés dans leur aire de production respective. Pour ce qui est de l’oeuvre poétique nelliganienne, le catalogue RERO contient fort heureusement une masse documentaire suffisante pour permettre à l’enseignant de préparer ses séquences. De plus, plusieurs documents critiques sont disponibles en ligne, et en libreaccès. Cela dit, la majorité de ces références critiques consacrées Émile Nelligan traitent surtout de la vie de l’auteur et de la place qu’occupe son oeuvre au sein de la littérature québécoise.
Avantage de l’œuvre
Enseigner une oeuvre littéraire aussi peu connue en Suisse romande et provenant de l’autre côté de l’Atlantique pourrait relever de la gageure si la poésie nelliganienne n’était pas si proche de celle d’auteurs français fort prisés par une majorité d’enseignants. Cette oeuvre semble par ailleurs facilement accessible aux étudiants qui ne risquent pas d’être confrontés à des références culturelles éloignées des leurs (il serait bien entendu tout aussi intéressant d’enseigner un ouvrage issu d’une culture complètement différente). De plus, cela permettra à l’enseignant de digresser quelquefois sur des oeuvres françaises connues des étudiants, afin de favoriser un dialogue intertextuel. Au vu de ce qui vient d’être susmentionné, l’oeuvre poétique nelliganienne pourrait tout à fait être étudiée selon une approche herméneutique, en ne considérant les poèmes de Nelligan que pour ce qu’ils sont intrinsèquement sans que l’enseignant ne fasse la moindre allusion au contexte de leur écriture et de leur parution17. Mais telle n’est pas l’approche retenue dans ce mémoire, lequel a pour objectif de faire une introduction à l’oeuvre nelliganienne qui pourrait être qualifiée de modeste, mais dont l’esprit se révèle peut-être tout aussi utile que le détail. Et cela en trois périodes, autant dire que les séquences concernant l’étude des poèmes sortent du cadre temporel à disposition. Par conséquent, ces trois périodes sont presque exclusivement centrées sur une approche contextuelle de l’oeuvre : biographie sommaire de Nelligan, introduction à l’histoire de la littérature québécoise, découverte d’un poème, et place de l’oeuvre nelliganienne au sein de la société québécoise. Par cette introduction, l’enseignant aspire non seulement à intéresser les étudiants à la littérature québécoise, mais également à leur faire prendre conscience du fait que la littérature en langue française ne se limite pas exclusivement aux auteurs hexagonaux.
Première partie de la séquence (une période)
Deux images servant d’accroche seront projetées : un cliché d’Émile Nelligan à dix-neuf ans18 et une photo prise alors qu’il était interné dans un asile d’aliénés19. L’intention de l’enseignant est de stimuler la réflexion des étudiants, afin qu’un dialogue concernant les étapes importantes de la vie de Nelligan s’installe. L’objectif n’est évidemment pas qu’ils retiennent par coeur une série de dates, ce qui se révélerait d’ailleurs contre-productif, mais qu’ils s’intéressent au destin de ce poète. En vue de cela, l’enseignant notera au tableau quatre datesclés de la vie de Nelligan : naissance, internement, parution d’un recueil de cent sept poèmes ordonnés par Louis Dantin, décès. La deuxième partie de cette séquence est consacrée à une introduction à l’histoire de la littérature québécoise. Pour ce faire, il est obvie que l’enseignant ne peut évacuer de son cours l’histoire proprement dite, puisqu’elle exerce inévitablement une influence sur toute production littéraire. Cependant, il ne s’agit pas de dispenser une leçon d’histoire circonstanciée sur la Nouvelle-France, et cela depuis l’arrivée de Cartier jusqu’à la mort du poète. Il est d’ailleurs préférable de laisser ce sujet aux collègues historiens, même s’il n’est guère traité au gymnase20.
L’enseignant de français s’appuiera sur « l’histoire du Québec21 » pour clarifier son propos quant à la périodisation de l’histoire de la littérature québécoise présentée ci-après, et ce, en donnant des repères historiques clairs et concis. Pour ce qui est de la poésie d’Émile Nelligan, il convient de préciser qu’elle ne comporte pas de références directes à l’histoire de la Belle Province22. Ainsi, le poète rompt-il avec les thèmes de prédilection de ses prédécesseurs qui cherchaient à glorifier dans leurs écrits l’histoire de l’Amérique française. Ce faisant, Nelligan inaugure un champ littéraire nouveau au Québec, influencé par des auteurs français. C’est d’ailleurs la raison principale qui permet d’affirmer que les poèmes nelliganiens sont aisément accessibles aux étudiants du gymnase. Afin d’introduire l’histoire de la littérature québécoise, l’enseignant projettera les questions ci-dessous et demandera aux étudiants d’y répondre par petits groupes. L’objectif est les faire travailler ensemble pour qu’ils puissent mettre en commun leurs connaissances historiques. Les questions sont les suivantes :
1. Introduction |