Interactions biotiques et biologie reproductive de la
Truffe noire, Tuber melanosporum (Vittad.)
L’association ectomycorhizienne et sa maîtrise par l’homme
Découverte de l’association mycorhizienne
Organismes hétérotrophes, les champignons se procurent de la matière organique par trois modes trophiques majeurs (mutualisme, parasitisme et saprophytisme) [Encadré 1]. Alors que de nombreuses espèces de champignons saprotrophes sont cultivées avec succès (Oei, 2003) depuis longtemps, telle l’oreille de Judas (Auricularia auricula) cultivée en Chine depuis 600 av. J.-C. (Hall & Zambonelli, 2012) ou encore le champignon de Paris (Agaricus bisporus) dont la culture remonte au XVIIe siècle [Encadré 1], d’autres espèces de champignons donnent plus de peine. Souhaitant initier la culture de certaines espèces de truffes, le ministre de l’agriculture du royaume de Prusse mandata, à la fin du XIXe siècle, le biologiste forestier A.B. Frank pour une étude sur ce sujet. Il fut alors le premier à comprendre la nature symbiotique de l’association chimérique entre racines et champignons, pourtant décrite longtemps auparavant, à laquelle il attribue le nom de mycorhize [du grec mukè, champignon, et rhizon, racine ; (Frank, 2004), traduction anglaise de l’article original de 1885]. Dans le cadre de cette symbiose, la plante fournit au champignon du carbone, qui en retour assure sa nutrition hydro-minérale [Encadré 1]. De plus, les deux partenaires se protègent réciproquement des agressions du sol. Ainsi, chez les espèces mycorhiziennes, la culture du champignon seule est difficile, voire parfois impossible, et se limite au stade végétatif si l’ensemble de l’association arbre-champignon n’est pas appréhendé.
Emergence et fonctionnement de l’association mycorhizienne
Le champignon colonise la surface et le cortex. A l’extérieur, les fins hyphes fongiques explorent efficacement le sol (Fig. 1). De cette symbiose dépendent 90% des végétaux (Brundrett, 2002 ; van der Heijden et al., 2015) et il existe différents types d’associations mycorhiziennes, se distinguant par leurs structures anatomiques, les taxons fongiques et les familles de plantes impliquées (Fig. 1). Des traces fossiles et des analyses phylogénétiques datent l’apparition des associations mycorhiziennes à l’Ordovicien où elles auraient joué un rôle majeur dans la colonisation des terres émergées par les végétaux (Remy et al., 1994 ; LeTacon & Selosse, 1994). En effet, les structures fossiles trouvées ressemblent très fortement aux structures des endomycorhizes arbusculaires (AM) que forment aujourd’hui les Gloméromycètes avec environ 80 % des plantes (Smith & Read, 2008) avec seulement 244 espèces connues. Plus récemment, il y a 100-200 Ma, l’association ectomycorhizienne a émergé (van der Heijden et al., 2015). Apparue indépendamment plusieurs fois au cours de l’évolution, et impliquant des espèces fongiques dérivées de champignons saprophytes Asco- et Basidiomycètes (Brundrett, 2002), cette symbiose est aujourd’hui formée par un grand nombre d’espèces de champignons, de l’ordre de 20 000 espèces (Rinaldi et al., 2008; Tedersoo et al., 2012), dont seules 5 000 sont actuellement connues (Smith & Read, 2008). Cette association concerne pour l’essentiel des plantes ligneuses appartenant à un nombre limité de familles (Pinacées, Fagacées, Tiliacées, Cistacées, etc. ; Brundrett, 2002) mais qui dominent les forêts boréales, tempérées et méditerranéennes (Smith & Read, 2008). Les ectendomycorhizes de certaines Ericacées basales en régions tempérées sont aussi formées par des Asco- et des Basidiomycètes. Elles ne se distinguent des ectomycorhizes que par la pénétration des cellules du cortex intérieur, leur aspect extérieur étant similaire à ces dernières (formation d’un manteau ; Fig. 1), alors que les endomycorhizes des orchidées et des éricacées restent invisibles de l’extérieur (Fig. 1
Applications à la foresterie
Outre son rôle essentiel dans la nutrition des partenaires, l’association mycorhizienne confère une protection contre de nombreuses agressions biotiques et abiotiques (Smith & Read, 2008 ; Pozo et al., 2010) et permet la colonisation de milieux autrement peu viables pour certaines espèces de plantes, tels des sols très calcaires (Smith & Read, 2008) ou contaminés par des métaux lourds (Brunner & Frey, 2000). En foresterie, des arbres sont inoculés avec des souches sélectionnées (Selosse et al., 1998) afin d’améliorer le taux de réussite lors de la plantation, augmenter la croissance dans le jeune âge, et ainsi limiter les opérations coûteuses de dégagement des semis (Kropp & Langlois, 1990 ; Garbaye & Fortin, 2013), et plus récemment à des fins de phytorémédiation (Khan et al., 2000). L’implantation des pins hors de leur zone d’origine tempérée ne fut efficace qu’après un apport empirique de sol provenant de sa zone d’origine (Mikola, 1970 ; Pringle et al., 2009), alors que les méthodes d’inoculations ciblées n’avaient pas encore été mises au point. En pépinière forestière, les premiers essais de mycorhization contrôlée ont été réalisés aux alentours de 1920, en Australie, par inoculation de semis de Pinus radiata à l’aide de carpophores de Rhizopogon luteolus (Le Tacon, et al., 1997), puis à plus grande échelle à partir de 1982 (Marx et al., 1982).
…et aux champignons comestibles
Il existe parmi les champignons ECMs de nombreuses espèces comestibles à haute valeur ajoutée (Zambonelli & Bonito, 2012 ; Hall et al., 2003), tels que le Cèpe de Bordeaux (Boletus edulis), la chanterelle (Cantharellus cibarius), l’amanite des Césars (Amanita caesarea), le matsutake en Asie (Tricholoma matsutake), parmi les Basidiomycètes ainsi que des Ascomycètes, dont les morilles (Morchella spp.) et les truffes (Tuber spp.). L’équipe italienne de Palenzona a été la première, en 1969, à inoculer des plants par des truffes (T. melanosporum, T. aestivum et T. brumale), suivie par G. Chevalier et J. Grente (INRA) en 1972 ; les premiers plants inoculés ont été mis sur le marché par AGRITRUFFE en 1973, alors que de nombreux trufficulteurs développaient des pratiques empiriques similaires. En parallèle, des chercheurs de l’INRA ont étendu ce procédé à d’autres espèces, récompensés par de premières récoltes sur de jeunes parcelles comportant des arbres inoculés par du 21 bolet commun (Suillus granulatus) et ou du lactaire délicieux (Lactarius deliciosus ; Poitou et al., 1984). Aujourd’hui, certaines de ces espèces sont introduites avec succès hors de leur aire native de distribution, comme le lactaire délicieux en Nouvelle-Zélande (Wang et al., 2012) où il produit rapidement après plantation, jusqu’à 300 kg/ha (Guerin-Laguette et al., 2014). Néanmoins, la mise en place de plantations ne réussit pas toujours avec autant de succès, certaines espèces de champignons étant plus difficiles à inoculer efficacement (e.g. T. magnatum) et durablement, car la perte de l’inoculum après transplantation est fréquente : la maîtrise de cette étape est cruciale (Selosse et al., 1998). Le matsutake en est un exemple, car les plants inoculés perdent très rapidement leur partenaire mycorhizien après transplantation sur le terrain (Yamada et al., 2007; Yamada et al., 2005). Ainsi, la production de matsutake repose actuellement uniquement sur la gestion des shiros (microsites de production des matsutake) apparus spontanément dans la forêt, par de nombreuses techniques empiriques visant notamment à réguler les épaisseurs de litière, l’ouverture du milieu et l’irrigation (Wang et al., 2014). De manière plus générale, les gestionnaires commencent à élaborer des plans de gestion forestière prévoyant la production de champignons (Martínez-Peña et al., 2012), et tentant de concilier production ligneuse et fongique (Aldea et al., 2012). En Catalogne, notamment, jusqu’à 7 900 tonnes de champignons comestibles sont commercialisés par an (majoritairement issus de cueillette, hormis les truffes), et représentent un potentiel économique intéressant pour le développement des zones rurales (Bonet et al., 2014). Ainsi, la production de champignons ectomycorhiziens comestibles est basée sur deux approches principales : 1) la gestion des écosystèmes où leur production est spontanée, et 2) la mise en place de plantations avec des plants inoculés. Il en est ainsi de la Truffe, qui à l’heure actuelle, est produite dans ces deux types d’écosystèmes. Dans le premier, les successions secondaires de reconquête forestière impliquent le développement de truffières sauvages, dont certaines sont ensuite entretenues par l’homme (nous parlerons de truffières « spontanées »). Dans le second, d’anciens terrains agricoles sont mobilisés pour introduire l’hôte ligneux et le champignon (nous appellerons ces truffières « cultivées »). Cependant, dans les deux cas, la production reste souvent aléatoire, dépendante de nombreux facteurs biotiques (interactions entre organismes) et abiotiques (le sol, la météorologie, etc.) encore mal appréhendés, et les mécanismes sous-jacents des pratiques empiriques, souvent inconnus. 2 La Truffe et l’homme 2.1 Les grandes lignes du cycle de vie annuel de la Truffe La Truffe, Tuber melanosporum [Encadré 2], est un champignon qui fructifie dans les boisements ouverts, son mycélium se développant dans le sol et formant des ectomycorhizes avec plusieurs essences végétales (phase végétative ; Fig. 2). Ses hôtes les plus connus (notamment utilisés pour l’inoculation) sont des espèces de chênes (Quercus spp., Fagaceae) et de noisetiers 22 Figure 2. Schéma illustré du cycle de vie annuel de la Truffe. 23 (Corylus spp., Betulaceae ; Olivier et al., 2012), mais la présence de Truffe et/ou d’autres espèces de Tuber a aussi été relevée sur des hôtes moins connus tels que des cistes (Comandini et al., 2006), des hélianthèmes (Richard et al., non publié) ou encore des arbousiers (Lancellotti et al., 2014). La présence de mycélium de Truffe dans le sol est généralement marquée par une zone pauvre en végétation, appelée le brûlé (Fig. 3 ; Streiblová et al., 2012) dont le déterminisme reste encore inconnu (Introduction § 3.2. b, Chapitre II). Cette zone est plus ou moins marquée en fonction des sites, mais aussi de la saison : elle est surtout visible au printemps (Fig. 2). Sur certains sites les brûlés ne sont que très peu, voire pas du tout visibles, mais cette dénomination désigne tout de même la zone dans laquelle les truffes fructifient. Lorsque ces brûlés sont productifs, la formation des ascocarpes (fructification des Ascomycètes : organe abritant les spores méiotiques) de la Truffe est initiée au printemps, mais cette période dite « de naissance » pourrait se poursuivre jusqu’à fin juillet (Kulifaj, 1984). Durant plusieurs mois, l’ascocarpe se développe dans le sol, grossit et développe son arôme particulier (dû à des composés sulfurés tel que le diméthyl-sulfure et des alcools tels que le 2-méthyl1-propanol et le 1-octen-3-ol (Splivallo et al., 2011) ; il arrive à maturité sporale et aromatique à partir du mois de novembre et jusqu’aux premiers gels du sol (Fig. 2). «Par l’odeur alléchée…», la faune (sangliers, rongeurs, etc. ; Talou et al., 1990; Maser et al., 1978) et la macro- et microfaune du sol dispersent ensuite les spores ingérées, dont la paroi épaisse les protège de la digestion (Piattoni et al., 2014). La recherche des truffes repose sur les capacités olfactives de différents animaux. Communément, des chiens et autrefois des porcs étaient dressés à cet effet. La recherche à la mouche, du genre Suillia (S. gigantea et S. fuscicornis étant les plus communes), nécessite une plus grande patience. Ces mouches se posent au-dessus des fructifications afin de pondre dans celles-ci, les larves se développant dans l’ascocarpe mature (Coutin, 1989). Des coléoptères, dont le Liodes cinnamomea est le plus connu, repèrent les ascocarpes grâce à leur odeur et attaquent à différents stades de maturité (Hochberg et al., 2003), pouvant induire de véritables dégâts sur la production (Callot, 1999).
Exigences pédo-climatiques
La Truffe se développe dans des conditions d’éclairement au sol intermédiaires, généralement réunies dans les forêts à faible recouvrement ligneux, les lisières et les milieux pâturés. Même s’il existe de nombreuses exceptions (conditions spécifiques, telles que des sols acides où un apport de carbonate peut suffire), les sols propices à la Truffe sont généralement drainants et calcaires, à tendance alcaline (Jaillard et al., 2014), avec des teneurs en matières organiques réduites et une importante activité biologique (microfaune; Callot, 1999). Son aire géographique d’origine est restreinte aux pays du Nord du pourtour de la Méditerranée. Ce champignon était initialement endémique d’une zone à climat méditerranéen à tempéré, comprenant principalement l’Espagne, la France et l’Italie, mais aussi la Slovénie et la Croatie. Une analyse phylogéographique suggère que les populations de Truffe noire ont recolonisé la France depuis des refuges glaciaires du Nord de l’Italie et de l’Espagne, suivant la migration connue des chênes et suggérant que la Truffe a accompagné ses hôtes ligneux lors de la recolonisation post-glaciaire (Bertault et al., 1998 ; Murat et al., 2004).
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