Institutions, politiques publiques et classes moyennes

Institutions, politiques publiques et classes moyennes

Politiques publiques et classes moyennes en Turquie Ce que l’on peut ranger sous le qualificatif général de « politiques publiques » visant les classes moyennes en Turquie relève de plusieurs types de politique qui, au fil du temps, ont pris des formes et des accents variables : politiques éducatives, politiques du logement, politiques touristiques (tourisme national), politiques de mobilité et politiques de la santé.

Politiques éducatives

En Turquie, l’éducation est l’un des indicateurs les plus fondamentaux pour délimiter les classes moyennes. La population adulte de Turquie est à 5 % analphabète, à 37 % diplômée de l’école primaire, à 14 % diplômée du collège et à 28 % diplômée du lycée. Malgré l’inauguration de dizaines d’universités ces dernières années, les diplômés d’université ne représentent que 13 % de 55 Institutions, politiques publiques et classes moyennes la population totale du pays et seuls 0,8 et 0,2 % des adultes sont titulaires d’un master ou d’un doctorat en 2013. Autrement dit, la détention d’un diplôme universitaire constitue une distinction de grande importance et fonde un statut social. L’éducation est un des postes de dépenses les plus différenciés entre les groupes sociaux. Les dernières études du TÜİK le montrent très clairement21 : si pour le quintile le plus défavorisé les dépenses pour l’éducation ne représentent pas 5 % du total des dépenses, cette part dépasse les 15 % pour le quintile le plus favorisé. L’impératif éducatif – reposant sur la croyance encore très ancrée qu’un diplôme de l’enseignement supérieur est la meilleure garantie contre le chômage et pour l’ascension sociale – oriente les stratégies démographiques (question de la taille idéale de la famille) et résidentielles des familles, quelles que soient les affiliations idéologiques. C’est un impératif qui traverse toutes les oppositions partisanes (Pérouse, 2015). La part du budget de l’Etat turc consacré à l’éducation a largement augmenté entre 2002 et 2016, passant de 7,6 % à 13,3 %. Mais les efforts consentis, compte tenu des besoins et des urgences, restent peu compatibles avec un discours « éducationniste » permanent, dans la mesure où l’immense majorité du budget consacré à l’éducation est consacré aux salaires du personnel et aux frais d’entretiens des bâtiments scolaires (İnal, 2015). La politique éducative turque se focalise pour l’essentiel sur l’incitation à investir et l’aide au développement du secteur éducatif privé. Cause nationale, l’éducation est un chantier auquel les grands groupes qui dominent l’économie sont sommés de participer de multiples manières. Ces derniers relaient « l’impératif éducationniste » en finançant la construction de nouvelles classes22, voire de nouveaux établissements entiers, et en accordant des bourses aux élèves méritants. Tout établissement scolaire, ou presque, a son mécène dont il porte d’ailleurs souvent le nom. Parallèlement, l’Etat a multiplié les initiatives pour que le secteur privé prenne en charge directement une partie de l’offre scolaire, de l’école primaire à l’université. Une politique d’encouragement (teşvik) de l’investissement privé dans le secteur de l’éducation a ainsi été instituée à cette fin. L’éducation est le domaine auquel les classes moyennes sont les plus sensibles, mais également celui qu’elles influencent le plus. À partir des années 1980, les transformations dans le domaine de l’éducation ont été portées par l’émergence de nouvelles classes moyennes liées aux réformes libérales de l’époque ; en même temps, ces politiques sont devenues déterminantes pour les pratiques des nouvelles classes moyennes. Les valeurs de cette nouvelle classe moyenne supportent la création des éléments constitutifs d’une véritable compétition éducative au sein du système de formation (voir Rutz et Balkan, 2009). La classe moyenne oriente toutes sortes de pratiques quotidiennes en fonction des contraintes liées à l’éducation des enfants et mobilise également le capital culturel et social de la famille pour « une meilleure éducation ». Alors que la nouvelle classe moyenne s’oriente vers les écoles privées, l’ancienne classe moyenne, qui ne peut 21 Voir A. Aktaş, « Le riche attache de l’importance à l’éducation et l’éducation apporte la richesse… », Dünya, 2/08/2016, p. 4. 22 Entre 2003 et la fin de 2015, un peu plus de 44 000 « bienfaiteurs » ont financé la construction et l’aménagement de près de 250 000 classes dans les établissements publics turcs (selon les chiffres officiels du ministère de l’éducation). 56 pas envoyer ses enfants dans ces écoles privées très coûteuses, s’oriente d’abord majoritairement vers les lycées publics prestigieux (Anadolu liseleri). Mais dans la période récente, l’Etat turc subventionne l’accès des élèves aux écoles privées, de sorte que le nombre d’élèves étudiant dans ces écoles s’accroît très fortement (+ 40 % entre 2014 et 2015 !). De l’avis même du ministre de l’Éducation, le soutien de l’Etat permet à plus de parents d’envoyer leurs enfants dans des écoles privées et « [cette subvention] est très utile pour les gens qui ont des revenus moyens » 23. Ainsi, la part des élèves inscrits dans l’enseignement privé s’élève en 2015-2016 à 4,3 % à l’école primaire, 5,3 % au collège et à 8 % dans les lycées. Le fort accroissement de l’accès à l’enseignement privé est certainement une conséquence de la politique libérale de l’éducation de l’AKP qui vise les nouvelles classes moyennes conservatrices. Un modèle d’accès aux services fondamentaux plus ouvert aux classes populaires s’est mis en place, notamment grâce au soutien économique provenant de l’Etat, ainsi qu’à la volonté de l’AKP de lutter contre la pression idéologique des classes supérieures dans le domaine de l’éducation (Karagöl, 2014). Suite aux politiques « marchandes » menées dans le domaine de l’éducation ces dix dernières années, l’essor des établissements privés en Turquie est donc frappant. Ainsi, sous l’AKP, la Turquie a connu une augmentation de 92 % du nombre d’écoles primaires privées et une augmentation de 250 % du nombre de lycées privés (Ministère de l’éducation nationale, MEB, 2008 et MEB, 2015). Les habitudes de consommation des classes moyennes ont changé avec la croissance de leurs revenus et cela s’est accompagné d’une augmentation des dépenses pour l’éducation, avec la privatisation croissante des services éducatifs. Par ailleurs, on a pu observer au cours des dix dernières années une forte hausse du nombre de résidences universitaires liées à l’organisme des « Crédits et des Résidences des Etudes supérieures ». Sous l’AKP, la capacité de ces dernières a connu une augmentation de 247 %. Le montant des crédits et des bourses a également augmenté au cours de la même période (MEB, 2016). Il s’agit donc d’une des politiques des gouvernements AKP visant à faciliter l’accès à l’éducation des classes moyennes-basses aspirant à l’ascension sociale.

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