Innovations urbaines et street art
L’activité de graffeur nécessite une éloquente virtuosité. La dextérité du geste et la rapidité d’exécution sont vitales pour cette réalisation « auto-autorisée »33 qui est toujours sous le joug de la loi. Les graffitis sont qualifiés par le code pénal de « dommages aux biens » et il est possible de poursuivre leurs auteurs. Afin d’agir vite les motifs doivent rester simples et seul un entraînement répétitif en atelier permet l’exécution dans des conditions parfois précaires et dangereuses.
Aussi chaque graffeur dispose-t-il d’une collection limitée qui lui assure en contrepartie une identification pour ses pairs, tant cette activité cherche le lien, la mise en rapport. Le graff est souvent assimilé à une signature, mais le pseudo choisi est court et comporte souvent plusieurs consonnes qui claquent. L’esthétique fait appel à l’imagerie de la bande dessinée ou les héros sont appelés à faire jouer leur force dans un monde plutôt manichéen et ou les onomatopées envahissent les cases. Aussi les aplats de couleur sont-t-ils cernés de bordures bien délimitées. En effet, on attend une perfection artisanale proche du rendu de l’imprimerie, voire du monde industriel. Ce caractère constitue une autre performance que l’on doit compléter d’une troisième, celle du travail, sur des surfaces parfois interminables comme des palissades de chantier où des rames de train, où le graffeur doit provoquer des récurrences tout en conservant une grande homogénéité. L’outil préférentiel est l’aérosol muni d’un embout de bombe à raser ou de tout autre bricolage visant à créer certains effets. Les couleurs sont donc opaques et il faut une virtuosité certaine pour maîtriser les temps de séchage entre deux passes et généralement éviter les coulures.
Dans le faubourg du nord-Gambetta, le graff surgit sur les espaces en devenir ou aux franges des fresques murales, il est difficile de contenir une activité toujours considérée comme destructrice alors que le muralisme est encouragé. Cependant, les tags et graffs sont régulièrement nettoyés par les services municipaux, tout particulièrement à la requête d’un propriétaire. De toute évidence, la pratique de la fresque murale est d’une autre mesure. Ce genre est dominant sur le quartier du nord-Gambetta et une indéniable qualité graphique dénote de l’expérience et de la maîtrise des muralistes. Même si la frontière n’est pas hermétique entre les genres, la différence essentielle réside dans son acceptation voire sa commande et donc des conditions de sa réalisation. Aussi le recours aux aérosols est moins systématique, on utilise des brosses et l’acrylique d’autant que les surfaces à traitées sont parfois conséquentes. Souvent, la plasticité des œuvres fait référence à l’imprimerie. A ce stade de la marchandisation de l’art, ce qui tranche, ce qui est net et sans bavure est une condition. Les peintres de fresques n’ont rien à envier aux professionnels de la peinture en bâtiment quand à leur connaissance des pigments et de leurs déposition sur des surfaces exposées aux dégradations. De nouveau, la performance du travail à grande échelle est stupéfiante et participe sûrement de son aura.
« Portrait de l’artiste en travailleur »
« C’est au printemps 72 que s’est mise à déferler sur New York une vague de graffitis qui, partie des murs et des palissades des ghettos, a fini par s’emparer des métros et des bus, des camions et des ascenseurs, des couloirs et des monuments, les couvrant tout entiers de graphismes rudimentaires ou sophistiqués, dont le contenu n’est ni politique, ni pornographique : ce ne sont que des noms, des surnoms tirés des comics underground. […] jusqu’à cinquante, selon que le nom, l’appellation totémique est reprise par de nouveaux graffitistes. […] Le mouvement est terminé aujourd’hui, au moins dans cette violence extraordinaire. Il ne pouvait être qu’éphémère, et d’ailleurs il a beaucoup évolué en un an d’histoire. Les graffitis se sont faits plus savants, avec des graphismes baroques incroyables, avec des ramifications de style et d’école liées aux différentes bandes qui opéraient. Ce sont toujours des jeunes Noirs ou Portoricains qui sont à l’origine du mouvement ».
Il est clair que l’art revendiqué comme populaire, dont le graff, s’est construit contre un art contemporain réputé hermétique adressé aux élites. En lieu et place des musées s’oppose la rue. Pourtant, Marcel Duchamp a fait pénétrer de force le trivial, le commun dans les musées. Bien sûr avec l’urinoir, objet singulier qui consacre l’hypocrisie bourgeoise d’une posture et d’une tenue qualifiant le summum de l’élégance et le besoin impérieux de se soulager néanmoins, mais surtout il a détroussé la muse avec la mariée mise à nue par les célibataires, où débarrassée de ses oripeaux la vérité éclate : le prestige d’une représentation fidèle à la réalité est défloré par des prétendants sans scrupules. Les nouveaux démiurges en goguette sont iconoclastes, irrévérencieux et diablement corrosifs. Le rendez-vous manqué avec le commun est justement de lui refuser l’admiration de la chose bien faite, comme quoi les choses restent à leur place : l’artiste et son génie devant susciter le ravissement.