Innovation orpheline

Innovation orpheline

Pour étudier le phénomène d’innovation orpheline, nous avons sélectionné et analysé un cas empirique d’innovation orpheline sur un matériau existant : le cas de la sécurité des deux-roues. Cette situation est emblématique de la situation d’innovation orpheline : une dynamique industrielle où une forte demande sociale d’innovation ne trouve pas de réponse dans un ensemble de propositions innovantes. Après une description de ce cas, nous proposerons dans un premier temps une terminologie de l’innovation orpheline par analogie à la notion de maladie orpheline, puis une caractérisation de ce phénomène nouveau. 1. Analyse d’une situation critique : le cas de la sécurité des deux-roues Cette étude de cas a été conduite par deux étudiants de l’Ecole des Mines dans une démarche exploratoire (Eisenhardt, 1989; Yin, 2003), entre novembre 2008 et juin 20098. Les deux étudiants ont conduit une analyse de la dynamique industrielle du secteur de la sécurité des deux-roues au sein du pôle de compétitivité Mov’eo et ont été encadrés par les chercheurs du CGS, le laboratoire où a été dirigée la thèse. L’étude a été menée avant le début de la thèse, et nous avons repris les éléments collectés par les étudiants dans une étude a posteriori de la dynamique industrielle. Ce secteur de la sécurité routière pour les deux-roues a été choisi car il a semblé rassembler le niveau d’analyse et la finesse d’informations nécessaires à conduire une première étude qualitative débouchant sur la mise en évidence d’une nouvelle phénoménologie, l’innovation orpheline. Première cause de mortalité chez les jeunes en France, la question de l’insécurité routière est devenue depuis une dizaine d’années un des fers de lance de la politique française. En 2002, la sécurité routière devient un enjeu de santé publique majeur sous l’impulsion du chef de l’Etat. « Je voudrais marquer ce quinquennat par trois grands chantiers qui ne sont pas de pierre. C’est d’abord la lutte contre l’insécurité routière… » (Allocution du Président de la République, Jacques Chirac, 14 juillet 2002). Les mesures furent dans l’ensemble efficaces pour réduire sensiblement le nombre d’automobilistes tués. Un tel constat ne peut être dressé dans le cas des deux-roues, puisque la courbe d’accidentologie ne s’est pas infléchie en 20 ans. On peut ainsi, à partir des données d’accidentologie 8 L’ensemble des recherches sur ce cas de la sécurité des deux-roues a été menée par Julien Guesnier et Marthe Souquiere au sein du pôle de compétitivité Mov’eo et est consignée dans le rapport (Guesnier & Souquiere, 2009). phénoménologie : l’innovation orpheline Chapitre III – Un cas d’étude d’une nouvelle phénoménologie, l’innovation orpheline 50 fournies par l’Observatoire National Interministériel de la Sécurité Routière (OSNIR)9, comparer les pourcentages de victimes par rapport au parc de véhicules sur les deux catégories que sont le deuxroues et le véhicule léger. Les courbes de la figure 3 montrent l’évolution du nombre de victimes des accidents de la route entre 1970 et 2010, rapporté au nombre de véhicules immatriculés et en circulation. Figure 3 – Evolution de l’accidentologie des deux-roues et des véhicules légers (source OSNIR). Les courbes étudient le ratio (nombre de véhicules accidentés graves) / (nombre de véhicules immatriculés), et montrent que le pourcentage d’accidents diminue pour les véhicules légers, alors qu’il reste pratiquement constant pour les deux-roues. La figure 3 montre que si un certain nombre de mesures ont permis de réduire massivement le nombre de tués dans l’automobile, l’accidentologie des deux-roues reste constante. Il y a de fait aujourd’hui de fortes attentes face à un phénomène qui représente une des premières causes de mortalité chez les jeunes de moins de 25 ans. Et ce n’est pas une posture nouvelle, comme en témoignent des rapports ministériels français et européens des années 1980, dont la lecture est aujourd’hui encore d’une frappante actualité. Ainsi le rapport intitulé « Cycle and light powered two- 9 http://www.securite-routiere.gouv.fr Partie 1 : Une situation de crise des dynamiques industrielles, le cas de l’innovation orpheline 51 wheeler accidents » et écrit par le group de travail « Working Group on Two-Wheeler Accidents » en 1985 au sein du comité européen de sécurité routière stipule que : « Parliament, researchers and authorities became aware of the growing importance of traffic safety problems for the users of two-wheelers. (…) Only very few studies have been performed especially for cyclists and moped riders (and then mainly related to helmets and head tolerance » (Rapport du Working Group on TwoWheeler Accidents, 1985)10 Pourtant, l’état de stagnation de la sécurité des conducteurs de deux-roues n’est pas dû à un manque de propositions d’innovation. Au cours des deux dernières décennies, diverses améliorations ont été apportées au matériel roulant comme aux accessoires (Guyot, 2008) : optimisation très pointue des casques, installation d’ABS (Système Anti-Blocage), mise en place d’arceaux sur les scooters afin de fournir un espace de survie au conducteur tel qu’il existe dans la voiture11, ajout d’un airbag sur le véhicule ou dans un sac à dos porté par le conducteur13. D’autres acteurs que les équipementiers ou les constructeurs de deux-roues ont été force de proposition pour diminuer le nombre de victimes. En effet, les infrastructures évoluent également (les glissières sur les autoroutes qui causaient de graves blessures aux motards qui glissaient dessous après être tombés ont été retirées), tout comme les dispositifs de modification des comportements de conduite (les radars flashant par l’arrière permettent aujourd’hui de sanctionner les deux-roues). Ce n’est donc pas faute d’idées qu’il n’y a eu que peu d’améliorations importantes de la sécurité des deux-roues depuis les rapports alarmants de 1985, car les solutions techniques proposées n’ont pas manqué. En revanche, elles ne semblent pas répondre à la problématique comme l’ont fait les innovations en matière de sécurité automobile.

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Terminologie de l’innovation orpheline par analogie à la notion de maladie orpheline

L’étude du cas de la sécurité des deux-roues met en évidence une phénoménologie nouvelle. En nous inspirant de la proposition de « groupe orphelin » développée par Michel Callon (Callon & Rabeharisoa, 2003), nous faisons la proposition de baptiser cette situation nouvelle comme une innovation orpheline (Agogué, Le Masson, & Robinson, 2012). Une innovation orpheline s’entend comme une innovation très attendue par la société, mais qu’aucun acteur ou consortium d’acteurs n’est capable de générer, alors que les conditions évoquées par la littérature pour favoriser son émergence sont réunies : une diversité d’acteurs présents, des possibilités de financement, des rencontres régulières des acteurs, des incitations à innover, et une demande identifiée du marché. Nous proposons ici de discuter de la terminologie de ces situations d’innovation orpheline. Qualifier d’« innovation orpheline » ces phénomènes n’est pas sans lien avec la notion de « maladie orpheline ». Le terme « orphan drug » est apparu au début des années 1980 aux États-Unis en rapport avec le traitement des maladies rares (moins de 200.000 cas aux Etats-Unis). A cette époque émerge la volonté américaine d’encourager la recherche sur des « médicaments orphelins » : « The Congress finds that there are many diseases and conditions (…)which affect such small numbers of individuals. (…) Adequate drugs for many of such diseases and conditions have not been developed (…) ; there is reason to believe that some promising orphan drugs will not be developed unless changes are made in the applicable Federal laws to reduce the costs of developing such drugs and to provide financial incentives to develop such drugs; (…) it is in the public interest to Partie 1 : Une situation de crise des dynamiques industrielles, le cas de l’innovation orpheline 53 provide such changes and incentives for the development of orphan drugs. » (Orphan Drug Act excerpts, Public Law 97-414, as amended)14 Par extrapolation, une maladie est dite orpheline lorsqu’il n’existe pas de médicament, pas de traitement autre que ceux des symptômes. Contrairement à une tendance répandue à assimiler maladie orpheline et maladie rare, l’étude de l’émergence du terme d’orphan drug montre comment une maladie orpheline se distingue d’une maladie rare, maladie dont la prévalence est faible, c’est-àdire qu’elle touche moins d’une personne sur 2 000 en France. Souvent confondus, ces deux termes ne décrivent pourtant pas la même réalité, même si la plupart des maladies orphelines sont des maladies rares. Il existe cependant des maladies fréquentes que l’on peut considérer comme orphelines, car encore peu connues, longues à diagnostiquer et sans traitement (d’où le médicament orphelin), comme certaines maladies infectieuses tropicales dans les pays en voie de développement. Le Sida peut également être considéré comme ayant été dans les années 80 une maladie orpheline, et plusieurs de ses traitements ont d’ailleurs bénéficié du statut de « orphan drug » aux États-Unis, malgré une prévalence supérieure à celle préconisée pour l’application de l’Orphan Drug Act. Cet attribut « orphelin » permet ainsi de caractériser avec pertinence les situations industrielles décrites dans les lignes qui précèdent : une innovation orpheline est, de même qu’un médicament orphelin, attendue. Elle répond à des besoins sociétaux forts et n’est pourtant pas produite malgré une prise en charge par l’ensemble des acteurs mobilisés. 

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