Infraction tentée et infraction manquée

Deux formes de criminalité : deux manières d’appréhender les infractions incomplètes

Avant d’entamer notre analyse de la tentative punissable, il semble important de s’attarder un moment sur les deux manières d’appréhender les infractions incomplètes afin de mieux comprendre les positions prises par les législateurs belge et anglais. La différence se concentre sur la question de savoir à quoi sert la punition8. Dans le modèle de la criminalité manifeste ou objective, l’accent principal est mis sur la dangerosité ou l’illicéité de la conduite de l’auteur9. La notion d’intention ne possède qu’une position subsidiaire dans l’analyse de la responsabilité. Cela correspond à la théorie pénale fondée sur les actes, qui dicte que les simples pensées ne devraient pas être punies étant donné qu’elles ont lieu dans la sphère privée des citoyens10. La théorie de la criminalité manifeste place donc la liberté au centre du débat et insiste sur le fait que les citoyens d’un Etat libéral ne doivent pas être punis à moins qu’ils ne commettent un acte répréhensible qui constitue un risque déraisonnable de nuire à autrui.

Selon cette thèse, pour qu’il y ait responsabilité pénale, il devrait y avoir un acte objectivement criminel, une mise en danger concrète de l’intérêt juridique protégé11. Ce qui donne en effet libre ouverture à la répression est la gravité matérielle du fait accompli12. Appliqué à la notion d’infractions incomplètes, telles que la tentative punissable, ce schéma n’impose une responsabilité que lorsque l’acteur se rapproche d’un préjudice tangible. Au niveau de la répression, les partisans de la théorie objectiviste mettent en avant l’importance du principe de proportionnalité. Selon eux, il semble logique que la tentative soit frappée d’une peine inférieure à celle du crime consommé, étant donné que la mise en péril du droit d’autrui dans le cadre de la tentative ne saura jamais atteindre en gravité objective le mal qui aurait pu être effectivement subi si l’infraction avait été consommée13. Le modèle de criminalité subjective met quant à lui l’accent sur l’intention de l’auteur de nuire à un intérêt légalement protégé14. Pour ses partisans, le droit pénal devrait protéger des intérêts juridiques spécifiques et les personnes qui ont l’intention d’y nuire devraient être considérées comme dangereuses et le cas échéant être sanctionnées15. Ils estiment que si, en général, le droit pénal exige une certaine forme de conduite afin d’entrainer la responsabilité de l’auteur, c’est dans le but d’assurer la fermeté de sa mauvaise intention. Ainsi, dans le cas de la criminalité subjective, la conduite ne remplit qu’une fonction de preuve, alors qu’elle constitue dans le schéma de la criminalité manifeste une exigence de fond. Cette distinction est particulièrement importante dans le domaine des infractions incomplètes où la conduite extérieure apparaît parfois objectivement inoffensive16.

Etant donné que l’accent du modèle de criminalité subjective repose principalement sur la personne plutôt que sur son comportement (potentiellement) nuisible, il en résulte une portée plus large de la responsabilité pénale. C’est la culpabilité de l’acteur qui est décisive17. Le corollaire de cette approche est que les subjectivistes affirment généralement que la punition appliquée aux tentatives doit être aussi sévère que celle appliquée aux infractions consommées18. On constate dès lors qu’ils font fis du principe de proportionnalité qui implique que la peine prononcée soit décidée en fonction de la gravité de l’infraction, notamment.

Les partisans des théories mixtes estiment pour leur part que les modèles de criminalité objective et subjective ne doivent pas nécessairement s’exclurent mutuellement. Ces théories chevauchent la dichotomie objective/subjective en invoquant non seulement les intentions criminelles ou les penchants de l’auteur, mais aussi, dans certaines variantes, l’impact (objectif) que la conduite a sur la société dans son ensemble, sans exiger aucun danger concret19. Comme nous le verrons en détail ci-après, en Angleterre, la prééminence semble être mise sur l’approche subjectiviste. En Belgique par contre, notre Code pénal semble plutôt adopter une position objectiviste. Néanmoins, la proposition de réforme de la Commission tend à faire basculer notre système légal vers une position relativement centrée sur la dangerosité de l’auteur et donc une position subjectiviste. Il est en effet intéressant de noter que nous sommes actuellement dans une culture de contrôle où la recherche de la sécurité influence de plus en plus l’application du droit pénal et où la criminalité est essentiellement perçue comme un risque20. On incrimine dès lors de plus en plus de comportement qui se produisent bien avant la réalisation d’un quelconque dommage tangible 21 . Des exemples de ce changement sont notamment la généralisation de l’incrimination de la tentative impossible en droit anglais depuis 1981 ou la proposition allant dans le sens de la criminalisation de la conduite préparatoire déposée par la Commission de Réforme en Angleterre en 2009. Ces deux éléments feront l’objet de plus amples développements dans la suite de ce travail22.

ETAT ACTUEL DU DROIT BELGE

1) Infraction tentée et infraction manquée Selon l’article 51 du Code pénal, « [i]l y a tentative punissable lorsque la résolution de commettre un crime ou un délit a été manifestée par des actes extérieurs qui forment un commencement d’exécution de ce crime ou de ce délit, et qui n’ont été suspendus ou n’ont manqué leur effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur ». Ainsi, l’exécution d’une infraction peut être interrompue – on se trouve alors dans le cas d’une infraction tentée ou tentative suspendue, ou sans résultat en raison de circonstances indépendantes de la volonté de l’agent alors qu’il a fait absolument tout ce qui était nécessaire pour consommer l’infraction qu’il voulait commettre – on parle alors d’infraction manquée ou tentative achevée23. Au niveau de ses éléments constitutifs, la tentative punissable suppose la réunion de trois conditions : (1) la résolution de commettre un crime ou un délit ; (2) des actes extérieurs qui forment un commencement d’exécution et (3) l’absence de désistement volontaire24. Nous allons analyser chacun de ces éléments.

a) Mens rea : la résolution de commettre un crime ou un délit Pour pouvoir parler de tentative punissable, il faut savoir prouver une intention : la recherche d’un résultat, la résolution précise de commettre une infraction déterminée25. L’article 51 mentionné ci-dessus précise en effet qu’il s’agit du commencement d’exécution de ce crime ou de ce délit. Ainsi, la résolution n’est pas incriminée en elle-même : elle doit concerner une infraction en particulier. Il n’y a pas en soi de tentative punissable : il n’y a que des tentatives de vol, de meurtre, etc.26. Par conséquent, ne suffiraient à fonder la responsabilité de l’agent ni l’acceptation de la réalisation éventuelle de l’infraction ni l’intention vague de se livrer à une activité délictueuse déterminée27. Il s’ensuit que les infractions non-intentionnelles, qui sont par définition le résultat notamment d’un défaut de précaution, d’imprudence ou de négligence, sont incompatibles avec la notion de tentative punissable28. On ne conçoit pas d’avantage la tentative d’un délit d’omission29. La preuve de cette intention, distincte du commencement d’exécution, n’est pas toujours aisée. Elle résultera des faits eux-mêmes lorsque, par exemple, un individu est surpris au moment où il met la main dans le sac de sa voisine30. Par contre, dans les cas où la résolution criminelle n’apparaît pas prima facie, il faudra voir les circonstances de fait ou les aveux de l’inculpé le cas échéant31. Il semble cependant que cette position du législateur peut parfois s’avérer problématique dans la pratique car il n’est pas toujours facile de déduire d’un comportement particulier, l’infraction que l’auteur avait l’intention de commettre. Mentionnons par exemple un arrêt du Tribunal correctionnel de Verviers, dans lequel il a été jugé que, lorsque la preuve de l’intention de voler n’est pas établie, le fait de frapper une vitrine et d’y provoquer un éclat ne constitue pas une tentative de vol32. Comment peut-on déduire de son comportement qu’il n’avait pas l’intention de voler mais bien, par exemple, de ne commettre « que » une dégradation de la propriété d’autrui ? Néanmoins, cette exigence garantit que la notion de tentative punissable reste étroitement liée à l’exécution de l’infraction sous-jacente et empêche l’expansion de la répression de la tentative à la phrase préparatoire33.

b) Actus reus : des actes extérieurs qui forment un commencement d’exécution Au niveau de l’acte matériel, l’article 51 du Code pénal exige des « actes extérieurs qui forment un commencement d’exécution » (nous soulignons). Cette condition exclut d’emblée la tentative punissable en matière d’omission et nous oblige à faire deux distinctions : d’une part, entre les actes préparatoires et les actes d’exécution et d’autre part, entre l’exécution de l’infraction et l’infraction elle-même34. Concernant la première distinction, la différence entre actes préparatoires et actes d’exécution se situe dans le fait que, pour les premiers, l’agent prépare la commission de l’infraction en se procurant les moyens mais ne manifeste pas avec certitude son intention de la commettre alors que les seconds constituent la concrétisation, la mise en oeuvre, de la résolution criminelle35. Cette différence peut être très minime et la frontière entre les deux est souvent difficile à tracer. Le législateur de 1867 a dès lors décidé d’en laisser le soin aux tribunaux, dans chaque cas d’espèce. Certains critères ont dès lors été suggérés afin d’orienter le juge, mais la doctrine est d’avis qu’ils ne rendent pas nécessairement compte de toutes les situations36. Ainsi par exemple le critère de la proximité a été proposé selon lequel « l’acte ne peut être trop éloigné dans le temps ou dans l’espace de la commission éventuelle de l’infraction » car cela pourrait laisser place à un abandon du projet criminel37. En effet, comme nous le verrons en détail ci-après, le système légal belge accorde une importance particulière au désistement volontaire de l’auteur. Un autre critère était celui du lien suffisamment direct et étroit entre la consommation éventuelle de l’infraction et les actes incriminés. Enfin le critère de l’univocité a également été proposé selon lequel un acte équivoque, qui peut encore faire l’objet de différentes interprétations, n’est pas considéré comme un acte d’exécution38.

Table des matières

INTRODUCTION
I. Deux formes de criminalité : deux manières d’appréhender les infractions
incomplètes
II. Eléments constitutifs de la tentative
A. ETAT ACTUEL DU DROIT BELGE
1) Infraction tentée et infraction manquée
2) L’infraction impossible
B. COMPARAISON AVEC LE SYSTEME ANGLAIS
1) Infraction tentée et infraction manquée
2) L’infraction impossible
C. REFORME ENVISAGEE
III. Peines applicables à la tentative punissable
A. PEINES APPLICABLES EN DROIT BELGE
B. COMPARAISON AVEC LE DROIT ANGLAIS
C. REFORME ENVISAGEE : CIRCULARITE DES POLITIQUES CRIMINELLES
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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