Par sa position géographique au centre de la côte orientale de la Méditerranée, le Liban fut de tout temps un espace polyglotte, un espace de rencontre entre l’Orient et l’Occident. Le français et l’anglais, sont les deux langues occidentales qui ont toujours figuré au Liban aux côtés de la langue arabe exerçant des fonctions différentes et complémentaires.
Il est important de souligner que contrairement à la plupart des pays francophones, l’implantation du français au Liban remonte bien avant le Mandat Français, (1920-1943). En fait, au début du XVI siècle, sous l’Empire des Ottomans, le roi de France François 1er, instaura des relations particulières avec la Porte Sublime, ce qui attribua à la France, des privilèges consulaires considérables, notamment en matière de protection des chrétiens en Orient en général (Hafez 2006).
Depuis cette période, et jusqu’à la guerre de 1914, les Missions françaises, (les Pères jésuites, les Pères Capucins, les Lazaristes….) fondèrent des écoles dans les grandes villes côtières et dans le Mont Liban, et réalisèrent des œuvres à caractère humanitaire. (Salhab 1997). Sous le Mandat Français, la constitution de 1924, rend obligatoire l’enseignement du français dans toutes les écoles et attribue un statut officiel au français conjointement avec la langue arabe. Ce n’est qu’en 1943, à l’indépendance du Liban, que la langue arabe littéraire fut considérée comme seule langue officielle du Liban. Le statut à réserver à la langue française a suscité beaucoup de conflits idéologiques et intercommunautaires. Les chrétiens voulaient que la langue française garde son statut officiel auprès de la langue arabe, car à leurs yeux, leur survie dans cette région du monde arabe, était indissociable de leurs liens culturels avec l’occident. Les musulmans, de leur côté ne concevaient pas que le Liban, puisse avoir un statut linguistique différent de celui des autres pays arabes, en ne s’opposant pas toutefois à l’enseignement et à la pratique des langues occidentales. La différence entre les deux communautés était une différence dans l’attitude linguistique. Les chrétiens considéraient la langue française comme une langue de formation et de culture, alors que pour les musulmans, le français demeurait une langue étrangère. (Abou, 1962).
Jouissant de la liberté d’enseignement décrétée par l’article 10 de la constitution libanaise, les communautés musulmanes fondèrent leurs propres écoles et enseignèrent le français en tant que langue étrangère. Ainsi enseignée, la langue française, ne risquait pas d’affecter la pensée et la culture islamiques véhiculées par la langue arabe. Les écoles musulmanes optèrent indifféremment donc pour l’enseignement de l’anglais ou du français langue étrangère, considérant celles ci comme un moyen de communication ouvert vers l’occident et comme un instrument neutre d’acquisition des connaissances scientifiques. Ce bref aperçu historique nous permet de noter que le rapport entre les libanais et la langue française, n’a jamais été neutre, il a été toujours chargé de connotations passionnelles, conflictuelles, politiques et religieuses.
La langue nationale du Liban indépendant est l’arabe. L’article 11 de la constitution stipule que « l’arabe est la seule langue nationale officielle ». (Constitution libanaise 1943). Cela veut dire que l’arabe littéraire classique est devenu juridiquement la seule langue officielle du pays. Toutefois, on retrouve au Liban, une situation de diglossie, voire de triglossie entre l’arabe littéraire, l’arabe moderne et l’arabe dialectal libanais. Aussitôt l’indépendance acquise en 1943, le Liban bilingue est donc devenu unilingue arabe. Ce qui n’a pas empêché le français d’être omniprésent surtout dans le domaine juridique et dans certains quartiers bourgeois de la capitale. Toutefois, l’emploi du français dans les régions et les banlieues reste très sporadique. Par contre, l’Anglais, grâce à l’Université Américaine de Beyrouth, gagne continuellement du terrain aux dépens du français, surtout avec l’émigration des jeunes vers les pays du Golf pour le travail. L’anglais est très largement utilisé au Liban, surtout dans le secteur bancaire, les compagnies d’assurances, le secteur commercial et le secteur touristique.
En ce qui concerne le statut des langues dans les écoles, la constitution libanaise, stipule que « L’enseignement des deux langues : l’arabe et le français sont obligatoires dans toutes les écoles nationales ». En effet l’enseignement est libre au Liban, « tant qu’il ne sera pas porté atteinte au droit des communautés d’avoir leurs écoles, sous réserve des prescriptions générales sur l’instruction publique édictées par l’Etat ». (Constitution Libanaise, Article10, 1943). C’est donc surtout sur le plan psychologique et sociologique que le bilinguisme libanais revêt toute sa particularité. Il serait intéressant de noter qu’au Liban, et contrairement aux autres pays bilingues tel que le Canada, la Suisse ou la Belgique par exemple, il n y a pas de frontières linguistiques qui correspondent à des frontières géographiques, en d’autres termes, il n y a pas de séparation géographique des deux langues. Comme nous l’avons déjà mentionné ci dessus, l’arabe est la langue officielle du pays, la langue de tous les citoyens sur tout le territoire libanais. Les langues occidentales (le français et l’anglais) sont enseignées dans toutes les écoles libanaises, et sont les langues véhiculaires des enseignements disciplinaires. Cette situation particulière au Liban, était à la base de l’intérêt que nous avons porté à l’étude des représentations identitaires liées à l’emploi des deux langues.
Fondé sur de telles bases, le système éducatif libanais qui se veut pluriel et libéral, est le miroir d’une société multicommunautaire, divisée en dix-huit communautés. « Chaque communauté a conservé son autonomie institutionnelle et juridique et maintenu en quelque sorte toute une juxtaposition de confessions hétérogènes, et de pouvoirs contradictoires, équilibrés par la présence d’un état arbitre qui empêche la balance de trop se pencher d’un côté ou de l’autre » (Saliba 1989).
Toutefois, si dans ce foyer culturel et linguistique aussi complexe, la langue française a réussi à s’imposer quand même jusqu’à nos jours, elle serait à mon sens difficile à maintenir face à toutes ces contradictions surtout qu’au cours des dernières années (les années de la guerre civile au Liban), de nouveaux facteurs se sont introduits dans le monde éducatif libanais qui ont provoqué des changements profonds affectant les attitudes et les représentations liées à l’emploi du bilinguisme en général et du français en particulier.
Notre recherche s’inscrit dans le cadre général des recherches sur les représentations liées à l’emploi du bilinguisme, et plus particulièrement celles des libanais liées à l’emploi du français langue seconde.
Dans ce contexte, j’aimerais préciser que je m’intéresse à cette question depuis très longtemps, depuis que j’ai entamé ma vie professionnelle en 1982. Durant les vingt cinq dernières années, tout en enseignant innocemment la langue française et la didactique de cette langue dans les écoles et les universités dans différentes régions du Liban, je ne pouvais pas m’empêcher d’observer de très près les erreurs que les étudiants commettaient et surtout l’attitude qu’ils adoptaient et le rapport qu’ils entretenaient avec la langue française.
Ce rapport des libanais avec la langue me semblait très paradoxal, et par le fait même difficilement catégorisable ou définissable. En effet, la guerre civile du Liban a changé les données, et a ajouté « de l’histoire » à « l’histoire ». La situation conflictuelle actuelle, surtout après la guerre de 2006 a encore compliqué ce rapport avec la langue française, toutefois, et malgré tout, les options linguistiques fondamentales sont restés les mêmes. En effet, l’on observe que pour les chrétiens libanais en général, et plus particulièrement, pour les chrétiens de la région Est de Beyrouth, le français continue à fonctionner comme une langue maternelle. La langue arabe, langue officielle du pays, semble poser problème. On dirait qu’elle marque pour cette catégorie de gens une identité et une appartenance culturelles qu’ils dénient et qui se traduit sous forme de quête d’une autre langue. Le français semble être pour eux à la fois objet de désir et de souffrance si l’on peut dire. Ceci n’est pas le cas pour une autre catégorie de libanais, musulmans en général, habitant pour la majorité, dans la partie ouest de Beyrouth et dans les régions du Nord et du Sud du Liban et où les jeunes surtout, marquent de plus en plus leur appréhension vis à vis de la langue française. Il suffit d’observer les taux d’échecs en français dans les écoles de ces régions et l’attitude indifférente et réprobatrice qu’affichent les jeunes élèves vis à vis de l’enseignement et de l’apprentissage du français.
En bref, deux raisons essentielles, m’ont conduite à cette recherche :
➤ La complexité du terrain libanais, son originalité, sa particularité, sa spécificité de par la présence de plusieurs religions, de plusieurs microsociétés et micro communautés, où se côtoient des individus à des appartenances diverses et qui sont en situations interactives dans un contexte conflictuel, mais aussi dans un contexte de libéralisme et de pluralisme.
➤ La situation de la langue française en soi : le fait qu’elle soit réduite dans la plupart des cas à une langue scolaire où l’enseignement des textes littéraires et de la grammaire est prioritaire, malgré la réforme pédagogique des programmes , inspirée de l’approche communicative, mise en place à partir de 1997.
L’étude des attitudes et des représentations liées à l’emploi du bilinguisme arabe/français au Liban est donc particulièrement intéressante car d’une part on ne saurait plus ignorer la situation conflictuelle sous-jacente du terrain libanais, dans l’enseignement et dans le remaniement des programmes de la langue française, et d’autre part à cause du statut de la langue française, qui est assimilé à celui d’une langue seconde, sans pour avoir vraiment dans les faits les implications qu’elle suscite (marginalisation, limitation de sa fonction pragmatique…….). Dans cette thèse nous avons deux objectifs principaux qui ne sont pas d’ailleurs indépendants l’un de l’autre :
➤ Déceler les attitudes et les représentations liées à l’emploi du bilinguisme, en d’autres termes déceler les valeurs francophones ou arabophones auxquelles les libanais adhèrent, dépendamment de la religion, de la stratification sociale ou de l’appartenance politique auxquelles ils appartiennent, Etudier l’impact de la langue de scolarisation (le français) sur la formation des représentations et des pratiques linguistiques. En d’autres termes, étudier l’effet de l’enseignement et des programmes du français, enseignée en tant que langue seconde sur la construction des représentations identitaires du libanais et voir dans quelles mesures les programmes tiennent –ils compte des besoins de la société libanaise et des attentes des libanais.
INTRODUCTION |