OBJECTIFS DE L’ETUDE
Influence des conditions météorologiques sur la formation des regroupements
Les premières études sur le comportement de thermorégulation sociale des manchots empereurs ont supposé que la formation des « tortues » était liée à la dégradation des conditions météorologiques, notamment lors de vents forts (Prévost, 1961 ; Prévost, 1963 ; Birr, 1968). Jarman (1973) note que la proportion de manchots en « tortue » semble corrélée positivement à la température extérieure et à la vitesse du vent. Prévost (1961) note également que les « tortues » sont plus nombreuses quand les conditions météorologiques sont les plus défavorables. La dissociation des « tortues » serait due à des bagarres au sein des groupes selon l’hypothèse avancée par Mougin (1966). Cependant, hormis ces hypothèses fondées sur des observations ponctuelles, aucun travail n’a réellement détaillé le déterminisme de la formation des « tortues » en relation avec les conditions environnementales. Cette question est toutefois intéressante car elle permettrait d’évaluer les effets potentiels de changements climatiques sur les populations de manchots empereurs. En effet, si les conditions météorologiques influencent la formation et la densité des « tortues », elles pourraient avoir un impact sur l’économie d’énergie réalisée au cours des « tortues » et ainsi affecter la survie des manchots empereurs pendant et après leur jeûne de reproduction. Il a en effet été montré que des manchots mâles captifs, ne pouvant effectuer de « tortues », ne peuvent résister aux quatre mois de jeûne nécessaires aux mâles pour mener à terme leur incubation (Ancel et al., 1997). De plus, Barbraud et Weimerskirch (2001) ont montré que le déclin de la population de manchots empereurs en Terre Adélie dans les années 1975-1980 était associé à une période de réchauffement des températures externes, ainsi qu’à une réduction de la banquise.
Nos objectifs ont ainsi été de :
1. déterminer dans quelles mesures les conditions météorologiques influencent les mouvements des « tortues » et leurs densités ;
2. étudier les effets du vent et des températures extérieures sur la fréquence, la durée, la densité des épisodes de « tortue » et le temps passé en « tortue » par jour, afin de déterminer s’il existe un seuil de vitesse de vent et/ou de température extérieure induisant la formation des groupes.
Evolution des températures internes d’individus pratiquant la thermorégulation sociale
Les manchots empereurs mâles sont exposés pendant leur incubation à des températures moyennes de -17°C, constamment inférieures à leur zone de thermoneutralité (de -10°C à +20°C ; Le Maho et al., 1976 ; Pinshow et al., 1976). Ils font ainsi face à des dépenses énergétiques élevées pour maintenir leur température interne autour de 37,5-38,5°C (Boyd et Sladen, 1971 ; Le Maho et al., 1976 ; Pinshow et al., 1976) tout en assurant l’incubation de leur œuf. Il a été montré que le métabolisme de manchots en « tortue » (1,5W.kg-1, perte de masse corporelle : 137g.jour-1) était inférieur de 16% à celui d’oiseaux retenus captifs en petits groupes, ne pouvant pas former de « tortues » (1,8W.kg-1, perte de masse corporelle : 171g.jour -1 ; Ancel et al., 1997). De plus, le métabolisme d’oiseaux en « tortue » était inférieur de 25% à celui d’oiseaux isolés en laboratoire, exposés à des températures comprises dans leur zone de thermoneutralité (2,0W.kg-1, perte de masse corporelle : 237g.jour-1 ; Le Maho et al., 1976 ; Pinshow et al., 1976 ; Ancel et al., 1997). (Figure 9). Ainsi, par ce comportement, les mâles maintiennent leur taux de métabolisme basal inférieur à celui d’oiseaux isolés dans leur zone de neutralité thermique, alors qu’ils sont exposés à des températures ambiantes pendant l’hiver bien inférieures à -10°C (Le Maho, 1977 ; Le Maho et al ., 1976 ; Dewasmes et al., 1980). Sans ce comportement de « tortue », la dépense énergétique pour jeûner 100 à 120 jours et marcher jusqu’à la mer excéderait les réserves énergétiques des manchots (Pinshow et al., 1976), et ceux-ci seraient incapables de compléter leur cycle de reproduction (Figure 9).
Figure 9 : Métabolisme de base par unité de masse corporelle (W.kg-1) en fonction de la température extérieure (°C)
a : pour un manchot isolé en conditions naturelles ;
b : pour un manchot isolé dans une chambre métabolique avec des températures ambiantes contrôlées ;
c : pour un manchot pouvant former des petits groupes d’une dizaine d’individus ;
d : pour un manchot libre de se regrouper en « tortues ».
Comment ainsi expliquer cette réduction si importante du métabolisme d’oiseaux en « tortue » ? Une stratégie efficace pour économiser de l’énergie est la diminution de la température interne au cours de la torpeur ou de l’hibernation (Geiser, 2004). Les manchots empereurs en « tortue » utilisent-ils également l’hypothermie afin de diminuer leurs dépenses énergétiques ? Prévost (1961) et Prévost et Sapin-Jaloustre (1964) ont en effet mis en évidence des différences de température rectale entre des animaux installés à la colonie et des oiseaux arrivant de mer. Au cours de l’hiver, les températures internes moyennes des oiseaux libres étaient de 36,8°C, soit 1,7°C inférieures à celle des arrivants (38,5°C). Ainsi, la température rectale des oiseaux en « tortue » semble inférieure à celles d’oiseaux « en activité », i.e. arrivant, correspondant aux valeurs de normothermie classiquement relevées chez les manchots empereurs, de 37,5 à 38,5°C (Goldsmith et Sladen, 1961 ; Prévost, 1961 ; Prévost et Sapin-Jaloustre, 1964 ; Mougin, 1966 ; Boyd et Sladen, 1971 ; Bougaeff, 1972 ; Jarman, 1973 ; Le Maho et al., 1976 ; Pinshow et al., 1976 ; Le Maho, 1977 ; Dewasmes et al., 1980 ; Groscolas, 1986 ; Ponganis et al., 2001). De plus, en comparant des oiseaux captifs isolés et libres de faire des « tortues », au cours des mois de juin et juillet, Prévost (1961) note que la température cloacale d’oiseaux isolés sur la colonie (37,9°C) était de 1°C supérieure à celle d’oiseaux maintenus captifs en petits groupes (36,9°C), elle-même supérieure de 1,2°C à celle d’oiseaux libres de former des « tortues » (35,7°C). Cette hypothèse d’hypométabolisme dû à une diminution de la température interne des manchots est ainsi mise en avant par Ancel et al. (1997), qui suppose que cet hypométabolisme serait lié à une augmentation du sommeil. D’ailleurs, Prévost (1961) avançait déjà « qu’il est très vraisemblable de penser que les oiseaux sommeillent dans les tortues » et « qu’ils se trouvent momentanément dans un état voisin de l’hibernation ». Par ailleurs, cet auteur avait pu constater que les températures internes des mâles en reproduction semblent varier au cours de leur cycle hivernal, passant de 35°C en moyenne en pariade à 36,8°C en incubation, et à 37,5°C au cours de l’élevage du poussin (Prévost, 1961). Dès 1964, Prévost et Sapin-Jaloustre décrivaient déjà la dualité du bénéfice des « tortues », permettant d’une part à chaque individu de n’exposer qu’une partie réduite de son corps aux conditions défavorables de l’environnement, et d’autre part d’abaisser sa température interne, dans un état « proche de l’hibernation ».
Cependant, comme cela a été démontré pour d’autres espèces, une diminution importante et soutenue de la température interne des mâles en incubation serait incompatible avec une incubation réussie (Verhencamp, 1982 ; Csada et Brigham, 1994). Ainsi, l’économie d’énergie réalisée par les manchots empereurs pourrait être expliquée par leur seul comportement de thermorégulation sociale, qui réduirait leurs surfaces corporelles exposées au froid (Vickery et Millar, 1984 ; Canals et al,. 1997, 1998) et leur permettrait de bénéficier de températures ambiantes plus clémentes au sein du groupe. A l’inverse, on peut penser qu’être exposés à des températures très élevées en « tortue » à plus de 23°C ou même 30°C pourrait entraîner un stress thermique chez les manchots dont la température critique supérieure est de 20°C.