Influence des atomes d’azote sur les propriétés d’encapsulation du xénon
La reconnaissance moléculaire
Concepts et principes
La reconnaissance moléculaire est définie comme l’interaction spécifique entre deux molécules ou plus, présentant une complémentarité moléculaire à travers des liaisons noncovalentes. La molécule présentant un site d’interaction de forme concave est généralement appelée molécule-hôte. Les molécules s’insérant dans la cavité de la molécule-hôte sont appelées molécules-invitées. La constante d’association, ainsi que la spécificité, permettent de juger la qualité de la reconnaissance moléculaire. Un premier critère permettant d’assurer la complémentarité entre un hôte et un invité est le critère stérique. Ce critère se reflète particulièrement sur les constantes d’associations entre un hôte rigide et un invité. L’exemple de la complexation de différents ions de métaux alcalins par des cryptands permet de le visualiser. L’équipe de Jean-Marie Lehn a en effet synthétisé une famille de cryptands de tailles variées illustrés au Tableau 1. Les constantes d’association de ces cryptands avec des ions de métaux alcalins sont précisées dans le Tableau 1. On constate une excellente corrélation entre la taille du cryptand et la taille de l’ion métallique le mieux complexé. Ce critère de taille entre hôte et invité a été étudié par Rebek, qui a établi que le rapport optimal de volume entre l’invité et la cavité de l’hôte est en solution de 0,55 ± 0,09.[33] Rebek a nommé ce rapport coefficient de remplissage (packing coefficient). Il a pour cela réalisé une étude de complexation entre une dizaine d’hôtes et une vingtaine d’invités, dont il a estimé le volume par simulation numérique. Le coefficient de remplissage d’une cavité atteint les mêmes valeurs que le remplissage de l’espace des molécules d’un liquide, variant entre 0,51 et 0,63 pour les solvants étudiés par Rebek. Le coefficient de remplissage peut atteindre jusqu’à 0,70 dans le cas d’interactions avec de nombreuses liaisons énergétiques, comme les liaisons hydrogène.Tableau 1 : Logarithme des constantes d’association (log Ka) entre des cryptands et des cations métalliques alcalins dans l’eau à 298 K. [34] Un effet important en chimie hôte-invité est la multiplicité des sites d’interaction. Cette multiplicité, appelée effet « chélate » en chimie de coordination, s’applique également aux liaisons intermoléculaires. Les énergies d’interaction s’additionnent et par conséquent, les constantes de liaison se multiplient. Par exemple, l’équipe de Hunter a synthétisé le cyclophane présenté à la Figure 8 qui complexe la p-benzoquinone dans le chloroforme. La p-benzoquinone interagit par des liaisons hydrogène avec les amides du macrocycle et par des interactions π-π entre les cycles benzéniques, ce qui permet une forte constante d’association de Ka = 1,8.103 M-1 . La multiplicité des sites d’interactions permet aussi une meilleure sélectivité. Dans le cas du cyclophane de Hunter, l’encapsulation de la p-benzoquinone est très sélective, notamment vis-à-vis des quinones substituées.[35] Pour des systèmes hôte-invité avec plusieurs sites d’interaction, la rigidité de l’hôte est primordiale pour assurer une bonne sélectivité. Ce paramètre est nommé pré-organisation. En effet, les interactions entre un hôte flexible et un invité vont figer la conformation de l’hôte. La limitation de liberté conformationnelle est associée à une perte entropique qui diminue la constante d’association. La rigidité et la préorganisation sont donc des paramètres cruciaux pour la conception de récepteurs supramoléculaires. Cram a en particulier étudié l’effet de la préorganisation sur la complexation de cations métalliques. Pour mettre en valeur son effet sur la constante d’association élevée du sphérand pour les cations alcalins, il a synthétisé l’équivalent linéaire du sphérand (Figure 9), nommé podand.[36] Effectivement, celui-ci possède une constante d’association plus de 1013 fois plus faible pour l’ion sodium et 1017 fois plus faible pour l’ion lithium que le sphérand.[6] Figure 8 : Interactions multiples entre un cyclophane synthétisé par l’équipe de Hunter et la pbenzoquinone.[35] Figure 9 : Structures et constantes d’association avec les ions métalliques alcalins du sphérand et du podand correspondant.[36] L’encapsulation de molécules peut posséder un caractère irréversible, même avec chauffage. Cram, le premier, a conçu un hôte emprisonnant de façon permanente une molécule invitée, représentée à la Figure 10. Il a nommé carcérands les composés ayant cette propriété et carcéplexes les complexes correspondants.[37] Pour synthétiser de tels complexes, la reconnaissance moléculaire doit avoir lieu avant ou pendant l’étape finale de formation du carcérand, afin d’y piéger une molécule-hôte. Par analogie, des molécules-hôte dans lesquelles des hôtes peuvent entrer et sortir avec une barrière d’activation mesurable sont nommés hémicarcérands. Introduction et étude bibliographique .
La reconnaissance moléculaire dans le vivant
Figure 11 : Réseau de liaisons hydrogène permettant la complexation de la biotine par la streptavidine. La reconnaissance moléculaire est très largement utilisée dans le fonctionnement des organismes vivants. Les molécules-hôtes sont principalement les protéines, dont la structure est le fruit de milliards d’années d’évolution pour encapsuler et reconnaître au mieux un substrat déterminé. La reconnaissance intervient notamment pour catalyser la synthèse de petites molécules, les protéines sont alors nommées enzymes et le site de reconnaissance site actif. Emil Fischer a le premier décrit ce système par le modèle clef-serrure, qui permet d’expliquer la complémentarité et la sélectivité des enzymes. Elle intervient également dans le système immunitaire ou encore dans la détection pour la régulation hormonale. La plupart des interactions intermoléculaires sont utilisées, les protéines possédant des acides aminés donneurs ou accepteurs de liaisons hydrogène (cystéine, thréonine, sérine…), des acides aminés chargés positivement (arginine, histidine, lysine) ou négativement (aspartate, glutamate), des acides aminés aromatiques (tyrosine, phénylalanine), ainsi que des acides aminés hydrophobes (leucine, valine, alanine) aidant à la reconnaissance de composés apolaires par effet solvophobe. L’évolution des protéines, sélectionnées par leur efficacité, a rendu la reconnaissance moléculaire extrêmement performante et sélective. Par exemple, la liaison entre la streptavidine et la biotine est connue pour présenter une constante d’association particulièrement élevée (Ka = 1015 mol.L-1 ).[ Le réseau de liaison hydrogène permettant l’encapsulation est présenté à la Figure 11. L’autre famille de molécules-hôtes est composée par l’ARN. Au sein du ribosome, la reconnaissance de l’ARN messager est effectuée par l’ARN ribosomique. Les catalyseurs constitués d’ARN sont appelés ribozymes. Ceux-ci catalysent des réactions sur d’autres molécules d’ARN, la reconnaissance s’effectuant par appariement des paires de bases. I.3.c) Les récepteurs synthétiques Les chimistes supramoléculaires ont développé de nombreux récepteurs permettant la reconnaissance de composés variés : atomes, molécules plus ou moins polaires, anions, cations, etc. Le bénéfice impliqué par la préorganisation de ces récepteurs a conduit les chimistes à s’intéresser à la synthèse de composés macrocycliques, possédant une forme de couronne ou de cage autour d’une cavité. Ces composés sont nommés cavitands. La préparation de telles molécules peut s’avérer fastidieuse et des familles de récepteurs dont la synthèse permet l’obtention directe d’oligomères cycliques à partir du monomère ont émergé (Figure 12). Les cyclodextrines sont extraites d’organismes vivants et peuvent ensuite être fonctionnalisées. Les calixarènes, résorcinarènes, cucurbituriles et certains cryptophanes sont quant-à-eux artificiels et obtenus par synthèse directe à partir des monomères correspondants. D’autres cryptophanes et les hémicryptophanes nécessitent par contre des synthèses plus complexes, seul le groupement cyclotribenzylène étant obtenu par oligomérisation. Figure 12 : Quelques familles de récepteurs supramoléculaires Les développements de la chimie supramoléculaire ont permis la synthèse de récepteurs possédant des propriétés d’encapsulation particulièrement sélectives, avec des constantes Introduction et étude bibliographique – d’associations parfois proches de celles de leurs homologues naturels. C’est par exemple le cas des lectines synthétiques d’Anthony Davis. Son groupe a développé des macrocycles permettant l’encapsulation de saccharides.[40,41] Devant le succès des récepteurs « temple », qui engagent des interactions CH-π à l’aide de parois aromatiques et des liaisons hydrogène à l’aide de piliers polaires, le groupe de Davis a synthétisé le récepteur présenté Figure 13. Il permet d’encapsuler le β-D-glucose dans l’eau avec une constante d’association (Ka = 1,8.104 mol.L1 ), supérieure à celle de ses homologues naturels, les lectines, et avec une forte sélectivité visà-vis d’autres saccharides. À titre d’exemple, la concanavaline A possède une affinité pour le glucose de Ka = 500 mol.L-1 . [42] La reconnaissance dans l’eau représente un intérêt considérable, car elle permet d’envisager des applications in vivo en tant qu’insuline artificielle, mais elle constitue un véritable défi, car le glucose établit de nombreuses liaisons hydrogène très stabilisantes avec les molécules d’eau. Afin de rendre ce récepteur soluble dans l’eau malgré ses sites apolaires, l’équipe de Davis lui a greffé des dendrimères solubilisants (Figure 13). Cet exemple de Davis montre que des récepteurs synthétiques peuvent atteindre la performance de leurs homologues naturels. Figure 13 : Lectine synthétique conçue par Davis et sa cible, le β-D-glucose.[42] En rouge sont représentés les groupements permettant des liaisons hydrogène et en bleu ceux permettant des interactions CH-π. La synthèse de récepteurs a récemment bénéficié de l’émergence de la chimie dynamique combinatoire. Cette technique consiste en la conversion d’une chimiothèque combinatoire par des réactions réversibles, impliquant des liaisons covalentes ou noncovalentes.[43] Cette technique a notamment permis des synthèses de nouvelles familles de macrocycles ou de capsules. Les deux principaux intérêts sont la synthèse par auto-assemblage de récepteurs, ainsi que l’utilisation d’un template, qui en interagissant avec les éléments de la chimiothèque va changer le produit thermodynamique et ainsi diriger la synthèse.[43] Le principe de la chimie dynamique combinatoire est illustré à la Figure 14. Chapitre I – Introduction et étude bibliographique 20 Figure 14 : Représentation schématique de la formation d’une chimiothèque dynamique combinatoire et de l’utilisation d’un template. Afin de trouver un récepteur pour encapsuler la spermine, polyamine impliquée dans la stabilisation et la protection de l’ADN, Otto et son équipe ont laissé réagir une chimiothèque dynamique combinatoire en présence de spermine. Celle-ci a agi comme template, conduisant à la formation d’un macrocycle nommé dyn[4]arène, présentant une forte affinité envers la spermine.[44] Celui-ci est obtenu avec un excellent rendement alors qu’en l’absence de templates, des cycles de différentes tailles sont observés. La réaction des mêmes réactifs en présence de différents templates peut conduire à la formation d’un autre macrocycle, comme l’a montré l’équipe de Leclaire. Son groupe a répété la réaction d’Otto en introduisant d’autres templates : en présence d’une triamine (Figure 15) ils ont isolé le dyn[3]arène avec un rendement de 63%. Les auteurs supposent que la triamine n’est dans ce cas pas encapsulée mais que deux molécules de triamine complexent trois molécules du monomère soufré par liaison hydrogène, favorisant la formation d’un macrocycle constitué de trois noyaux aromatiques.[45] Figure 15 : Synthèses du dyn[4]arène et du dyn[3]arène en utilisant des templates différents. [44,45] I.3.d) Applications de la reconnaissance moléculaire Les développements successifs liés à la reconnaissance moléculaire conduisent à de nombreuses applications, assurant un intérêt croissant pour cette discipline. La chimie hôteinvité a été rapidement utilisée à des fins analytiques, les récepteurs étant conçus comme détecteurs, dont les paramètres spectroscopiques sont modifiés en présence d’un analyte. Ces Introduction et étude bibliographique – Chapitre I 21 paramètres peuvent être l’absorption ou encore la fluorescence. L’équipe d’Anslyn a ainsi synthétisé une sonde à citrate présentée Figure 16. [46] Cette sonde encapsule d’une part le citrate et d’autre part, plus faiblement, un indicateur coloré, la 5-carboxyfluorescéine. Le spectre d’émission de l’indicateur est différent lorsqu’il est libre ou encapsulé ; en présence de citrate, il est chassé de la cavité. Cette sonde a permis de réaliser le titrage du citrate dans diverses boissons. Plus récemment, le greffage de récepteurs supramoléculaires sur des surfaces de nanoparticules a permis d’autre types de détection, par exemple par techniques électrochimiques.[47] Figure 16 : Récepteur supramoléculaire utilisé pour la détection du citrate.[46] a) Complexation de l’indicateur en l’absence de citrate. b) Complexation du citrate. c) Courbe d’évolution de la fluorescence à 498 nm d’une solution contenant la sonde et l’indicateur dans un mélange eau/méthanol (1:3 v/v) en fonction de la concentration en citrate (triangles), succinate (carrés) et acétate (rond). Courbe issue de la référence[46] . Les récepteurs supramoléculaires peuvent également être utilisés pour le piégeage de composés indésirables. Les récepteurs permettent par exemple le transfert de phase de polluants pour les extraire d’une solution aqueuse. La pollution aux métaux lourds ainsi que la pollution par des engrais ou pesticides ont été ciblées. Les récepteurs supramoléculaires ont aussi trouvé des applications dans la purification de déchets nucléaires. Malone et ses collaborateurs ont ainsi développé des calixarènes fonctionnalisés par des oxydes de diphénylphosphine, capables d’extraire des cations thorium, plutonium et américium d’une solution aqueuse et illustrés à la Figure 17. [48] Dans le domaine des pesticides, l’équipe de Martinez a par exemple identifié l’encapsulation du chlordécone, un insecticide à l’origine d’un scandale sanitaire dans les Antilles, par un hémicryptophane dans le chloroforme, avec une constante d’association prometteuse, Ka = 2,1.104 mol.L-1 Figure 17 : Calixarènes capables d’extraire des ions métalliques d’actinides d’une solution aqueuse Une troisième application des récepteurs supramoléculaires est le transport des molécules invitées. Celui-ci peut permettre la protection d’une molécule dans l’organisme ou encore le franchissement de barrières. Les cyclodextrines sont utilisées dans le domaine médical pour rendre solubles des principes actifs et leur permettre d’atteindre le système sanguin.[50] Le franchissement des membranes cellulaires a également été étudié par plusieurs groupes dont celui de Davis. Son équipe a ainsi développé des transporteurs d’anions, leur permettant de traverser les bicouches lipidiques des membranes cellulaires. Les deux récepteurs bis-urées présentés à la Figure 18 encapsulent les ions chlorures, ne présentent pas de toxicité et sont suffisamment lipophiles pour permettre le transport de ces ions à travers la membrane cellulaire.[51,52] Ils constituent donc un projet prometteur pour le traitement de la mucoviscidose, qui implique une déficience des canaux transporteurs d’anions.[53] Le récepteur basé sur une armature stéroïdique nommée cholapode, synthétisé en 2011, présente d’excellentes propriétés de transport mais nécessite une longue synthèse.[51] En 2018, le récepteur à base d’anthracène a permis d’obtenir des propriétés similaires avec une synthèse décrite en seulement 2 étapes.[52] Figure 18 : Bis-urées développées par Davis pour le transport de chlorure à travers les membranes cellulaires et mode d’action.[51,52] Enfin, une dernière application possible est l’utilisation de récepteurs supramoléculaires comme enzymes artificielles pour la catalyse. Certains groupes, comme ceux de Fujita ou3 Rebek, ont développé des molécules-hôtes pouvant accueillir plusieurs invités. L’encapsulation et l’orientation de deux invités au sein d’une cavité est cependant particulièrement difficile à orchestrer. La catalyse supramoléculaire trouve ainsi plus d’applications dans la catalyse des réactions de cyclisation. Le groupe de Tiefenbacher s’est intéressé aux cyclisations au sein de capsules hexamériques de résorcinarènes. En effet, des travaux décrits par McGillivray et Atwood en 1997 ont montré que les résorcinarènes pouvaient s’auto-assembler en présence d’eau pour conduire à la formation d’hexamères grâce à l’établissement de liaisons hydrogène. [54] L’équipe de Tiefenbacher a observé la catalyse de réactions de cyclisation impliquant des intermédiaires cationiques : hydroalkoxylation, cyclodéshydratation.[55,56] La cyclisation de nombreux terpènes a ainsi pu être catalysée[57], ce qui a permis de nouvelles synthèses totales de certains dérivés terpéniques racémiques comme l’isolongifolène ou le δsélinène (Figure 19).
LISTE DES ABRÉVIATIONS |